Belle faisait semblant de dormir. Hrist le sentait. Elle restait immobile, face à la fenêtre fermée et lorsqu'un bruit se faisait entendre, elle s'enfonçait dans son lit comme si elle souhaitait disparaitre totalement de la surface de la terre. Elle ne bougeait même pas, d'ordinaire, son sommeil était agité, elle se retournait et ronflait doucement et cette nuit, il n'en était rien.
Hrist passa également une grande partie de sa nuit éveillée. Elle était trop occupée à essayer d'y comprendre quelque chose. Qui était le traître ? Lui fallait-il partir ou rester ? Tant que le doute planait, elle savait en son fort intérieur qu'elle ne bougerait pas d'un pouce mais que, ce faisant, elle restait également exposée à être découverte et n'arrivait pas à savoir quel scénario elle détestait le plus.
Le soleil se levait et on entendit un hurlement dans la maison. Belle se dressa tremblante, elle attendait le hurlement du loup mais ce fut celui d'une femme, dans l'enceinte de la maison. Un hurlement si strident qu'il avait fait peur à Hrist. Elles se levèrent et hésitèrent un instant avant de s'aventurer dehors. Quelques hommes déboulèrent dans le couloir d'un pas lourd et les miliciens alertés par le cri entrèrent à leur tour.
Le cri venait du bout du couloir. C'était la petite Adèle qui pleurait à genoux devant la porte. Dans la chambre, le corps de Jofre se balançait au bout d'une corde. Les hommes s'agglutinèrent devant l'entrée, à peine assez grande pour laisser deux personnes passer. Hrist pu se frayer un chemin lorsque certains travailleurs firent de la place pour laisser Adèle s'en aller, la pauvre fille tomba dans l'inconscience et fut portée avec douceur jusqu'à sa paillasse.
Jofre était de dos, il était inutile de se précipiter pour essayer de le soulever puisqu'on voyait déjà qu'il était mort, ses doigts étaient noircis à cause du sang qui s'y était accumulé. Un léger courant d'air fit qu'il se tourna au bout de la corde face à l'assemblée, comme pour les saluer. Le forgeron vomit une épaisse bile verdâtre et jaune qui éclaboussa les chevilles de la tueuse qui s'approcha.
( Je n'y comprends plus rien. Rien. )
Un milicien la bouscula et demanda que l'on cri haro pour faire venir le coroner. Un autre s'approcha et constata. " Inutile. Il s'est pendu dans la nuit, le triste bougre. C'est un suicide, pas un meurtre, ça se voit à l'angle de sa tête. Puisse les Dieux lui être miséricordieux. "
Ensembles, ils soulevèrent le corps et coupèrent la corde. Jofre fut étendu à même le sol. Il avait le visage gonflé et les lèvres noires, les yeux ensanglantés fixaient le vide avec déjà un léger voile opaque sur chacun d'eux. Un homme essaya de les lui fermer mais sans succès, la rigidité avait déjà gagné le corps. Sa mort datait déjà de quelques heures, il avait du mettre fin à ses jours peu après la nouvelle. La question était : Avait-il quelque chose à se reprocher ?
( C'est con, il va rater les champignons poêlés. )
Un autre hurlement fit tressaillir tout le monde, mais celui-ci venait du haut de la maison, des appartements de la maîtresse de la guilde. Lorsqu'elle monta les marches, Hrist vit le chambellan qui s'habillait à la hâte, visiblement arraché à son sommeil de bonne heure. La femme sortit de sa chambre, tenant son ventre. Sa jupe avait été trempée et elle avait les visage blême et paniqué.
Hrist fut soulagée. Elle s'attendait à un autre cadavre mais l'agitation et la peur avait déclenché l'accouchement de la jeune elfe bleue. Elle commença par se plaindre d'avoir passé une nuit atroce, pleine de petites contractions et au matin, elles avaient commencé par devenir de plus en plus régulières et fréquentes. Les hommes se dissipèrent bien vite, ne souhaitant pas le moins du monde assister à un accouchement. Seul l'étranger monta difficilement les marches de l'escalier et offrit son aide à Hrist et à Belle qui venait de la rejoindre.
" Bien... Détendez-vous. Il va falloir vous allonger confortablement. Belle, monte du linge propre et il faudra alimenter le feu régulièrement pour que l'eau dans la marmite soit bien chaude. Vous, Camelot. " Elle tourna son visage vers l'étranger. " Il lui faudra un repas consistant et du vin. Un vin doux, pas le tort-boyau que l'on sert aux travailleurs. Et faite venir une sage-femme, il doit bien y en avoir une en ville "
L'elfe bleue priait, elle murmurait des paroles incompréhensibles à voix basse tout en fermant les yeux et se joignant les mains. Norel dévala l'escalier avec les bras chargés de bûches qu'il jeta presque à même le sol à côté de la cheminé. Son agitation était palpable et il ne ferait qu'énerver la femme qui peinait déjà à son concentrer avant le véritable travail.
Hrist réfléchit essayant de rassembler ses idées face à la femme qui gémissait en face d'elle. Belle revint aussi vite que possible, les bras chargés de linge. Elle dit d'une petite voix timide : " Je n'ai encore jamais assisté à un accouchement. " Elle triturait ses doigts, se sentant visiblement incapable. Hrist savait qu'elle l'était tout autant mais elle avait déjà entendu de nombreuses sages femmes. Elle connaissait deux trois techniques en théorie mais pour le reste, elle n'avait pas encore mis ses connaissances en pratique.
" Il va nous falloir... Un fil, du fil pour ligaturer le cordon. Un fil rouge pour le premier enfant, un roseau pour lui aspirer ce qui lui bloque les narines et de quoi le nettoyer. "
La femme poussa un hurlement comme si elle était en proie à de nouvelles contractions.
Hrist comprit qu'elles n'avaient plus le temps. " Déshabillons la. Votre époux, le père de l'enfant ? Où est-il ? Il faut l'avertir. "
Elle gémissait et son visage se tordit de douleur, la sueur perla à son front et lorsqu'enfin, la souffrance se dissipa, elle pu enfin articuler : " Il est parti." Mais n'en dit pas plus. Elle était déjà à bout de souffle.
" Qu'importe, vous allez devoir pousser, vous comprenez, il faut pousser de toutes vos force jusqu'à ce que le bébé soit au monde."
L'elfe ruisselait de sueur et criait si fort que Hrist et Belle subirent bien vite de violent maux de tête. Belle s'arrangea pour que le feu soit assez fort pour faire bouillir l'eau. Un jeune apprenti vint frapper à la porte, apportant un bouillon fumant et un pichet de gré contenant du vin rouge.
Hrist posa doucement la main sur le ventre de la femme, elle en sentit toutes les contractions et les muscles qui travaillaient à expulser l'enfant. La peau était lisse et tendue et lorsqu'elle y glissa les doigts, elle pu sentir la tête de l'enfant. Rassurée par cette nouvelle, elle en fit part à Belle et la future maman qu'elle encouragea à pousser davantage.
Au bout de plusieurs longues minutes, il ne se passa toujours rien. La femme était à bout de force, déjà faible, Hrist commençait à craindre pour sa vie, elle comprit que bientôt, elle n'aura pas la force de pousser l'enfant et celui-ci, coincé dans le ventre de sa mère, risquait aussi de périr. " Lys...Je ne comprends pas, ne devrait-on pas déjà voir l'enfant ? "
Elle se sentit totalement impuissante. L'étranger n'était pas là, aucune sage-femme n'arrivait. La lueur des flammes reflétait sur le corps ruisselant et gonflé de sa maîtresse qui était à bout. Les minutes étaient comptées et elle arrivait à bout du maigre délai que la nature avait offert.
" Il faut l'ouvrir. Trouve moi un couteau propre, sans tâche et tranchant."
Belle s'écria : " L'ouvrir ??! " En lui attrapant le bras mais Hrist la repoussa doucement en lui indiquant la porte. " Vite, sinon on aura deux autres tombes à creuser. "
Hrist essaya de rassurer la femme en lui caressant la joue avec une serviette mouillée. Elle lui expliqua que ce qu'elle allait faire serait extrêmement douloureux mais qu'elle n'avait pas d'autre solution pour sauver l'enfant. L'elfe bleue semblait somnoler. Elle accepta son sort dans une léthargie qui fit frissonner Hrist. Si elle n'avait plus la force de pousser, il serait inutile de tenter de sauver qui que ce soit.
Belle revint avec un petit couteau, du fil et une aiguille recourbée. La lame n'était pas très grande mais elle était brillante et dépourvue d'imperfection. Il était même probable que ce couteau n'eut jamais été utilisé par quelqu'un. Hrist le prit entre ses doigts et dit à Belle qui la regardait avec un air de mouton anxieux : " Il va falloir appuyer sur son ventre une fois que j'aurais coupé, doucement mais avec fermeté. Tu comprends ? Je crois.. " Elle recommença, plus bas. " Je crois qu'elle n'aura pas la force de continuer. En dépit de mes plantes, elle n'a pas retrouvé assez de force pour pousser et continuer le travail, tu vas devoir l'aider. "
La bouche de la jeune femme ne dit rien, mais ses yeux demandaient si elles allaient s'en tirer. Hrist approcha la lame et coupa d'un geste précis, le plus précis possible. La mère hurla, des flots de sang éclaboussèrent les doigts de Hrist et maculèrent son lit. Belle apporta de nombreuses serviettes mais le flot trop important inonda également les suivantes. Hrist parvint à glisser son doigt sous l'aisselle du bébé et à le dégager doucement. Ce petit être ensanglanté à la couleur pâle glissa sur le linge, couvert du sang bouillant de sa mère. Il ne cria pas.
Hrist essaya de dégager son nez en aspirant et soufflant dedans et fit de même avec sa bouche. Mais il n'y eut aucune réaction. Elle aurait souhaité pouvoir le déplacer mais elle n'avait pas encore coupé le cordon ni suturé la plaie de la mère qui saignait toujours. " Belle ! Occupe toi de l'enfant, je dois suturer ça au plus vite. "
D'un doigté ferme, Hrist parvint à suturer la plaie mais elle pataugeait littéralement dans le sang. Lorsqu'elle jeta un regard au visage de la mère, celle-ci demanda pourquoi le bébé ne pleurait pas et répétait cette question sans cesse. Son visage était terriblement pâle et ses traits étaient si fatigués et faibles que ça la rendait méconnaissable.
Belle, après avoir massé le corps du petit garçon pour ranimer l'étincelle de vie en lui, parvint enfin à lui arracher un petit cri strident mais qui rendit à sa mère un sourire las. Après avoir pansé ses blessures, lavé le bébé et changé les draps, on rendit l'enfant à sa mère.
Hrist s'isola un court instant. " Il y a quelque chose que je ne comprends pas. J'ai coupé des membres, des hommes, des femmes des enfants, elfes ou humains et encore orques... Mais je n'ai jamais vu un saignement pareil. Comme si tout son corps s'était vidé en un instant. Elle a tout juste assez de force pour porter son enfant et lui non plus ne semble pas être en bonne santé. "
" Tu sais, certaines personnes ont des maladies qui les empêche de cicatriser rapidement, ça les fait saigner plus abondamment que les autres. "
" Je sais, mais en général, ils ne vivent pas vieux et n'ignorent pas ce fardeau, le moindre saignement de nez peut-être fatal. Elle me l'aurait avoué avant. " conclua-t-elle.
Hrist hésita un long moment et sembla comprendre, comme si ce qu'elle redoutait le plus venait de prendre forme dans son esprit
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