Tandis que nous conversons à voix basse, Maelan et moi, des bribes de l'échange entre les autres individus présents dans la pièce me parviennent plus ou moins clairement. Il apparaît donc que la personne que nous cherchons, Rick, est un marchant itinérant dans le bagne, qu'il était dans cette salle auparavant et qu'il stocke ses marchandises dans son sac. Je songe immédiatement aux étranges propriétés de ma propre bourse : bien qu'étant de petite taille, elle me permet de transporter avec moi des quantités de yus phénoménales (enfin, des quantités que je ne serais jamais capable de transporter puisqu'un yu fait à peu près la taille de ma tête). Je laisse Léandre, Tathar et le geôlier traiter avec le capitaine pour pister notre cible ; ils se débrouillent très bien sans moi. Et je me recentre sur la conversation que je tiens avec Maelan, qui devient de plus en plus intéressante.

Ce dernier m'affirme avec une assurance que je lui ai rarement vue que le maître de ces lieux ne peut être le Marionnettiste que nous avons connu. Il propose néanmoins deux hypothèses sur l'identité de notre ravisseur qui me plongent dans une réflexion intense. Un usurpateur ? Si notre ravisseur possède tant de pouvoir, pourquoi prendre la peine d'essayer de se faire passer pour un autre ? S'il y a bien une chose que je sais à propos des mégalomanes, c'est qu'ils veulent que leurs victimes sachent qui maudire et qui supplier. Mais son souvenir … ? J'avoue que c'est une idée que je n'aurais jamais eue par moi-même et j'ai un peu de mal à appréhender ce que suggère mon interlocuteur elfique. S'agit-il d'un spectre qui aurait pris possession des lieux, du maître des lieux ? S'agit-il de l'ancien Marionnettiste, bien avant son repentir ?

La meilleure chose à faire est demander des précisions, aussi chuchoté-je derechef :
« Son souvenir ? Que voulez-vous dire par là ? Un fantôme ? Lui-même, revenu à la vie ? »

Aussi bien Aurore que moi sommes à l'affût des paroles de l'elfe, car nous sentons au fond de nous-mêmes que quelque chose d'important est en train de se passer.

Pendu presque littéralement aux lèvres de Maëlan, je l'écoute m'expliciter son hypothèse à propos de l'identité du dirigeant de ce bagne. S'agirait-il du Marionnettiste, mais avant son repentir et sa fuite des Treize ? Peut-être est-dû à la rancoeur que j'ai gardée contre le Marionnettiste, mais je suis immédiatement séduit par l'idée. Cela me rassurerait presque de savoir que l'ordure qui m'a enfermé une fois de plus est la même que la dernière fois... et que je lui ai déjà réglé son compte. Si les deux personnes qui se font surnommer « le Marionnettiste » n'en sont qu'une seule, alors nous sommes réduits à trois hypothèses : soit le Marionnettiste a survécu d'une manière ou d'une autre à la destruction de la citadelle des profondeurs et s'est réfugié ici, soit le Marionnettiste était le dirigeant de ce bagne avant de fuir, et les habitants de cette prison sont maintenus dans l'ignorance, soit une forme du souvenir de l'ancien servant des Treize hante ces lieux pour tourmenter les prisonniers.

Je songe un instant à ma seconde supposition. Ce n'est pas la première fois, surtout depuis notre petite conversation avec Herbert, que je remarque des similitudes entre notre sort et le sort de nos geôliers. Ils ont peut-être de meilleures condition de vie (et encore, rappelez-vous la cellule de Naral !), mais ils sont cloîtrés dans les mêmes épais murs de pierre. Ils ne semblent pas plus que nous connaître le visage du « boss », et encore moins connaître tous les secrets du Bagne. Oui, plus le temps passe et plus je me fais la réflexion que cette prison renferme plus de victimes qu'on ne le croit.

Toujours dans un chuchotement, je réponds d'une voix vibrante d'intensité à Maëlan :

« Vous voulez dire que le Marionnettiste aurait dirigé cette prison, qu'il serait parti et que personne n'en aurait informé nos geôliers ? Qu'ils seraient maintenus dans la même ignorance que nous ? »

Je marque une pause songeuse avant de poursuivre :

« Vous voulez que je vous dise ? Je crois que ça pourrait bien être ça. Mais alors, nos geôliers seraient aussi prisonniers que nous le sommes... Savez-vous ce que faisait exactement le Marionnettiste lorsqu'il était encore au service des Treize ? »

Avisant du coin de l'oeil nos compagnons prêts à sortir de la cellule, je me tiens prêt à les suivre tout en gardant mon attention fixée sur Maëlan et ses judicieuses suppositions.

J'écoute attentivement la réponse de Maelan, toujours disposé à échanger d'importantes informations avec moi. Cela paraît bien étrange qu'il accepte ainsi de parler de son ancien maître et ami avec moi, alors que je l'ai condamné à une probable mort, et pourtant je m'en réjouis car je ne crois pas que la rancoeur soit un sentiment qui dicte la conduite de l'elfe. Surtout dans la situation où nous sommes, où la coopération entre les prisonniers est primordiale. J'adresse d'ailleurs une brève pensée à Ethel, que j'ai quittée pour suivre Herbert. J'espère qu'elle se porte bien et qu'elle n'a pas fait de mauvaise rencontre susceptible de lui infliger un coquard de plus.

Bien que les autres occupants de la pièce soient en train de dans l'autre pièce et que le Capitaine Balafre ne semble pas le moins du monde s'intéresser à notre conversation, je continue à chuchoter pour lui répondre :

« Justement, que regrettait-il tant ? Qu'a-t-il donc fait de si atroce pour que cela le hante au point de défier les Treize ? Mentir, voler, tuer, torturer ? Séquestrer des innocents dans un sombre bagne ? Essayez de vous souvenir, Maelan, ces informations pourraient nous sauver la vie. »

Je le fixe d'un regard brûlant pendant quelques secondes, retenant mon souffle. Puis je soupire, et ajoute :

« Venez, nous devons suivre les autres. »

Las, je bats des ailes pour me diriger vers la porte que viennent d'emprunter le geôlier et nos deux compagnons elfes.