Mes souvenirs m’assaillirent… Combien de fois m’étais-je retrouvée gravissant ces marches, attendant devant ces portes que père sorte d’une réunion du conseil ? Une nouvelle fois depuis le début de la journée, la nostalgie s’empara de moi. Je savais que mon retour à Balsinh serait dur, que je verrais l’ombre de mes parents à chaque coin de rue. Si je laissai libre cours à mes émotions alors que l’enjeu de cette entrevue était si important, je risquai de ne pas me maîtriser. Je ravalai mes larmes pour les laisser couler plus tard dans le havre de paix qu’était le manoir.
Une fois devant le garde en faction devant le bâtiment, je fis un mouvement descendant de la tête pour le saluer avant de me relever et parler en ces termes.
- « Je sollicite une entrevue avec le conseil des 15 afin de les entretenir d’un problème qui concerne plusieurs familles de cette ville. »
Le garde entra dans le bâtiment et ce fut le moment de l’attente.
(Qu’est-ce qui se passe ?)
(Le garde est parti consulter le secrétaire du conseil pour savoir s’ils sont disponibles pour me recevoir maintenant.)
(Et si ils sont indisponibles ?)
(Le garde me communiquera une heure pour les voir plus tard dans la journée.)
(Dans la journée ? Vraiment ?)
(Le conseil est là pour écouter toutes les demandes du peuple de Balsinh, il est à leur service. Résoudre leur problème constitue une grande part de leur travail. J’ai bon espoir d’être reçu rapidement, vu le statut de mon père dans le conseil.)
(Tu n’as pas donné ton nom à l’entrée, comment le garde peut savoir que tu es la fille de Zotar ?)
(Il a été mon supérieur pendant mes premières années à l’armée et après cela, lorsque je venais récupérer père à la sortie d’une séance, il était en poste là.)
Je vis alors le garde revenir devant moi en gardant la porte ouverte derrière lui. C’était bon signe.
- « Le conseil t’attends Aenaria. La salle du conseil se trouve à quelques pas sur la gauche. Je te présente toutes mes condoléances pour la perte de ta famille et de ton promis. Si un jour, tu as besoin de ma lame, sache que je serais prêt à t’aider, comme toute la ville je pense. »
- « Merci Naurum, ça compte beaucoup pour moi. »
Il me tendit une main amicale que je serais chaleureusement en retour. Puis j’entrai dans le bâtiment et me dirigeai directement vers la grande salle où le conseil siégeait habituellement. En arrivant devant la grande porte fermant la pièce, mon cœur fit un bond dans ma poitrine car j’allais en découvrir un peu plus sur mon père. Ce conseil que j’avais tellement imaginé allait enfin me laisser entrer.
J’avais les mains qui tremblaient légèrement, marque de mon anxiété. Je réalisai alors que je portai ma bague de fiançailles, rapidement je la passai de la main gauche à la main droite, afin de cacher notre engagement. Puis prenant une profonde inspiration, j’ouvris en grand la porte et m’introduisis dans la salle.
Elle était simplement décorée : des chandeliers sur des murs recouverts de bois clair, une grande table ovale en son centre autour de laquelle se trouvait quinze sièges alliant marqueterie et coussin et quatorze conseillers, le quinzième étant malheureusement décédé.
La personne qui dirigeait le conseil me fit alors signe d’entrer dans la salle, c’était l’ambassadeur et envoyé de la famille royale. Je pris une profonde inspiration avant de commencer par les salutations d’usage.
- « Ambassadeur… »
Cérémonieusement, je fis la révérence pour Elassin, l’envoyé de la famille royale.
- « … Mon capitaine… »
Je fis un salut tout militaire envers mon ancien capitaine et formateur à l’armée. Il occupait désormais le poste de capitaine de la milice, un poste qu’il méritait amplement car c’était un grand meneur d’hommes. Je me mis ensuite en position de repos, jambes écartées, mains derrière le dos.
- « …Honorables membres du conseil des quinze, je viens vers vous aujourd’hui porteuse d’une triste nouvelle concernant certaines des grandes familles de la ville. Avez-vous remarqué un changement dernièrement dans le comportement des familles Lomindor, Vindali et Hinorin ? »
Tous se regardèrent avant que la personne siégeant la réunion ne s’adresse à moi, à savoir l’ambassadeur, la personne faisant le lien entre les décisions que prenaient la ville et l’accord de la famille royale. Il vivait toujours entre deux cynores.
- « Je parle au nom de tous mes collaborateurs en te disant à quel point nous sommes désolés pour la terrible perte qu’est celle de tes parents et de Gameleb. Comme tu as pu le voir, ton père n’a pas encore été remplacé à ce conseil et son siège va encore rester vide le temps que nous fassions tous notre deuil, toi y compris. Nous sommes tous très attristés par la situation à laquelle tu dois faire face. »
- « Merci beaucoup conseiller, vos paroles sont un véritable réconfort. C’est certainement moi la plus attristée, en une seule soirée, j’ai perdu ma mère, mon père, l’elfe que je devais épouser, mon frère et mon honneur. »
- « N’en parlons plus Aenaria, inutile de ressasser le passé. »
C’était justement le passé qui m’amenait devant ce conseil aujourd’hui. Un silence pesant s’installa alors dans cette grande salle. Tout le monde réfléchissait à ce que je venais de dire et qui n’était à mes yeux que le stricte vérité. J’avais tout perdu et je devais tout gagner de nouveau.
- « En ce qui concerne, l’état de santé des Lomindor, des Vindali et des Hinorin, tu n’es pas la première à venir nous en parler. Leur état semble se dégrader un peu plus chaque jour, les voisins ont l’impression qu’ils s’enfoncent un peu plus dans les limbes de la folie, c’est ce que l’on t’a rapporté Saraï ? »
- « En tant que maître magicien, certaines personnes sont venus vers moi pour savoir si j’étais capable d’y remédier. Ils sont sous l’emprise d’un sortilège puissant mais je suis pour le moment incapable de trouver lequel. »
- « Il se pourrait bien, honorables membres du conseil, que je puisse vous aider en cela. »
- « Alors parle Aenaria. »
- « Au cours de ma quête à travers Yuimen pour retrouver les assassins de mes parents et de Gameleb, en l’occurrence mon traitre de frère, j’ai retrouvé la trace d’Ehemdim Lomindor à Kendra Kâr. »
- « Ah, sacré Ehemdim, une fine lame comme j’en ai rarement connu. N’était-il pas censé épouser la fille des Vindali, Tamìa ? »
- « Vous avez raison capitaine, en l’apprenant le jour de ses 90 ans, il a décidé de mettre les voiles, de partir loin du Naora, car il ne concevait pas de passer sa vie avec une vipère. Ce sont ses mots, non les miens même si je ne pense pas moins. »
- « Sans vouloir insulter les Vindali, cette fille crache plus de venin qu’elle ne lance de fleurs. Je peux comprendre son geste mais cela a jeté le déshonneur sur sa famille. »
- « Il en est plus que conscient ambassadeur, se dire qu’il ne pourra peut être plus jamais mettre les pieds à Balsinh voir sur le Naora à cause de Tamìa lui a brisé le cœur mais c’était la seule solution qu’il entrevoyait pour ne pas devenir dingue auprès d’elle. »
Tous les conseillers se regardèrent comme si ils avaient une petite discussion silencieuse. J’attendis respectueusement que leurs regards se reposent sur moi.
(Ne me dis qu’ils ont tous des faera !)
(Malgré leur comportement, non. Serais-tu en train de plaider la cause d’Ehemdim par la même occasion ?)
(Ca se voit tant que ça ?)
(Comme je suis au fait de la situation, pour moi c’est flagrant mais eux vont juste penser que tu retranscris les propos d’Ehemdim. C’est ce qu’il t’avait dit ?)
(A peu de choses près, oui.)
Les conseillers reprirent leur position initiale, les yeux braqués sur moi.
- « Qu’est-ce que le jeune Lomindor vient faire dans cette histoire ? »
- « Il est également victime de cette maladie. Un voile blanc devant les yeux, une certaine promptitude à crier sur les gens, la non-reconnaissance des amis, une perte des souvenirs communs, ce sont les mêmes symptômes que j’ai pu voir en ces murs. »
- « Comment cela est-ce possible ? »
- « Maître Saraï, quels sont selon vous les dénominateurs communs entre toutes ces personnes ? »
Une expression de stupéfaction s’afficha alors sur son visage, il avait compris où je voulais en venir.
- « Tamìa, Aenarion et toi. »
- « Exactement. Afin de vous faire pleinement comprendre tout ce qui me pousse à croire que Tamìa est la responsable de la situation actuelle, il me faut revenir en arrière sur les différentes aventures que j’ai pu vivre depuis la mort de mes parents. Je le ferais bien évidemment dans les grandes lignes, me concentrant sur le plus important. »
Elassin enveloppa du regard les personnes assises à cette table pour récupérer leur accord. Tous inclinèrent légèrement la tête dans ce sens, après tout le bien être de la population devait et doit être leur principale occupation.
- « Fais-donc, tu as toute notre attention. »
- « Merci ambassadeur. Suite à mon départ de Balsinh, la piste d’Aenarion m’a mené à Kendra Kâr où j’ai retrouvé Ehemdim sous l’effet d’une méchante maladie et dont une sindel brune avait profité, cette elfe était Tamìa déguisée. »
- « Cette prêtresse ne manque vraiment pas de ressource ! »
- « Sa fourberie est encore plus grande que cela maître Saraï. Elle savait très bien que jamais Ehemdim ne coucherait avec elle si il était en pleine possession de ses moyens. Elle a utilisé cette maladie qui donnait des hallucinations pour revendiquer son droit conjugal. Il me semble inutile de vous raconter ce qu’il s’est passé par la suite. »
- « Cette histoire est tout simplement incroyable mais continue, je t’en prie. »
- « Je pourrais vous fournir des témoins de la situation, si vous en ressentez le besoin. Quoi qu’il en soit, ma quête s’est vue légèrement changé lorsque j’ai du remplir une mission pour un groupe de Kendra Kâr. Je l’ai suivi parce qu’il allait mettre un terme au règne d’une personne très influente mais d’une influence néfaste. Connaissant mon frère qui avait fait une formation d’ambassadeur mais qui de toute évidence était plus versé vers les personnes mauvaises, j’ai pensé que ce serait un bon moyen de retrouver sa trace. À part me faire des amis, je n’ai rien trouvé de probant sur Aenarion. Je suis donc rentrée à Kendra Kâr où des amis de Zotar m’ont proposé leur aide. »
- « Des amis de Zotar ? C’est vrai qu’il allait souvent à Kendra Kâr pour régler certaines affaires là-bas. Peux-tu nous en dire plus à leur sujet ? »
- « Je suis désolée ambassadeur mais j’ai juré le secret les concernant. »
- « Une telle promesse ne saurait se trahir. »
- « Merci de votre compréhension. Pour continuer, un fâcheux événement m’a vue me retrouver à Omyre en territoire orque. Tamìa a été à l’origine de mon séjour prolongé dans le camp à l’extérieur de la ville. J’ai d’ailleurs entendu sa voix alors que je me remettais difficilement d’une grave pneumonie. »
Je fis une pause dans mon récit car j’avais vu les visages d’Elassin et d’Ashar changer du tout au tout, passant de l’écoute attentive à la surprise générale. Les deux sindeldis se regardèrent
- « Aenaria, tu parles bien du camp de la déportation d’Oaxaca ? »
- « Celui-là même capitaine. »
- « Nous avons reçu une missive nous prévenant qu’un gros coup avait été porté à ce camp par deux elfes permettant la libération des prisonniers, serais-tu l’un de ces deux elfes ? »
- « Dois-je craindre de répondre par l’affirmative à cette question ambassadeur ? »
- « Détruire ce lieu qui a vu bon nombre d’elfes et d’humains devenir des esclaves de cette perfide divinité, tu ne peux recevoir que nos félicitations, n’est-ce pas mes amis ? »
Je vis tous les membres du conseil acquiescer dans un même mouvement de la tête. Un sourire de victoire s’afficha sur le visage du capitaine de la milice. Baissant légèrement le menton dans une petite révérence, je les remerciai.
- « Vos compliments me vont droit au cœur et donc oui, je suis bien l’un des elfes à l’origine de la destruction de ce camp. Mon second dans cette évasion se nomme Faerlyn, un éarion de Dehant qui a connu mon père il y a des années de cela. »
- « Si tu croises de nouveau sa route, félicite-le de notre part. Mais je t’en prie continue. »
- « Pendant ma fuite, j’ai appris que Tamìa avait récidivé auprès d’Ehemdim mais que cette fois-ci il était tombé sous son emprise. De retour dans la cité blanche, je suis allée le voir directement pour prendre de ses nouvelles, et ce fut l’horreur. Il m’avoua que Tamìa se servait de lui comme esclave mais qu’elle était partie pour régler des affaires sur le Naora. Depuis quand avez-vous remarqué l’état de ces trois familles ? »
- « Les premiers rapports les concernant remontent à quatre jours. »
- « Cela concorde avec ce qu’il m’a appris. A ce moment-là, il n’était plus lui-même. J’ai réussi à lui faire récupérer la raison par je ne sais trop quel miracle en utilisant les souvenirs que nous avions en commun à l’armée. Il semblerait que cela permette de les faire revenir à eux mais pour un laps de temps relativement court. A la suite de quoi j’ai appris que Tamìa avait prévu de s’en prendre à toutes les personnes qui m’étaient chères. Donc les Lomindor, les Vindali, les Hinorin et pour terminer le personnel du manoir. Mais grâce à Sithi, ils n’ont rien. Je pense être rentrée suffisamment rapidement pour contrecarrer ses plans. »
- « Tu as bien dit des souvenirs Aenaria ? Cela ne veut dire qu’une chose : Tamìa a du jeter un sortilège de magie noire très puissante sur toutes ces personnes. Seule une magie blanche d’égale puissance permettrait de lever ce sort mais ce n’est pas dans mes cordes. J’ai cru ressentir la présence de magie en toi Aenaria, en serais-tu capable ? »
- « Mes pouvoirs en la matière sont encore relativement limités. Cependant, je pense avoir une solution : trouver Tamìa. Elle doit être à Balsinh quelque part, attendant de faire son prochain mauvais coup. »
- « Dans ce cas, le conseil te donne les pleins pouvoir pour la traquer et la traduire devant la justice de Balsinh, nous. Cependant, tu n’as aucunement le droit de la tuer et j’insiste bien sur ce point. Je pense que les membres du conseil sont d’accord avec moi. »
De nouveau, les treize membres acquiescèrent à la décision de l’ambassadeur. Sa sagesse faisait de lui un excellent diplomate mais également un très bon gestionnaire. Je comprenais parfaitement cette décision.
- « J’imagine aisément que vous souhaitez l’interroger une fois arrêtée étant donné que c’est la seule personne pouvant mettre un terme à ce sortilège. Je ferais tout mon possible pour satisfaire votre demande. »
- « Si tu as besoin d’aide Aenaria, n’hésite pas à faire appel à mes miliciens, nombre d’entre eux sont tes anciens camarades de promotion. »
- « J’en prends bonne note capitaine. Maintenant je vais vous laisser, vous avez probablement d’autres choses à discuter. »
- « La santé de la population de Balsinh est un vaste sujet de discussion, savoir que tu peux apporter une solution soulage nos cœurs. Vas Aenaria, nous te souhaitons bonne chance. »
- « Merci à vous, honorables membres du conseil. Je vous souhaite une bonne fin de journée. »
De nouveau, je fis la révérence avant de faire un demi-tour très militaire pour sortir de la salle du conseil. Arrivée à hauteur de la porte, je saluai mon ancien instructeur et retrouvai l’air chaud de la ville qui commençait à devenir suffoquant. Sans attendre je pris la direction des rues pour trouver un peu d’ombre.