« T’es mal barrée, gamine. »
La voix résonna juste à son oreille, claire, altérée d’un léger accent vulgaire. Drysis se figea, puis fit vivement volte-face et leva la tête. Une sorte de haute créature, couverte d’une fourrure sable, rayée de tries sombres, se tenait à côté d’elle. Il était vêtu d’une grossière cuirasse noire et d’une large culotte serrée sous les genoux. Il pouvait mesurer deux mètres, ainsi la sylvestre eût-elle dû reculer pour apercevoir son visage. Avant qu’elle eût fait un pas, pourtant, elle sentit dans son dos quatre points froids – les griffes.
« J’te conseille pas trop d’t’agiter, petite. Si tu bouges… »
L’avertissement était assez clair pour qu’il n’eût point besoin de finir sa phrase. Drysis, terrifiée, tenta de reprendre empire sur elle-même.
« Ton nom. »
La monstrueuse créature s’éloigna d’elle, voyant qu’elle obéissait, et relâcha la menace de ses griffes contre l’épaisse robe de l’enfant. Celle-ci put en fin dévisager son ennemi : sa tête étaient entièrement couverte de la même fourrure flamme, et ornée de deux petites oreilles rondes. Il n’avait ni nez ni bouche mais un museau plat qui le faisait ressembler à un peluche d’enfant ; trois longues moustaches saillaient de chaque côté. Ses yeux avaient la forme de grosses amandes et une couleur qui rappelait celle de l’opale.
(Un Woran…)
Il la toisait avec mépris.
« Eh, j’te cause. Qu’es-ce t’as à m’reluquer comme ça ? J’ai dit : ton nom. Tu comptais quand même pas t’faire la belle sans qu’on t’alpague ? T’es gonflée, toi. Mais là, c’est affiché que t’est pas à la noce. On s’tire pas d’icigo. On bosse pour les patrons ou on passe direct l’arme à gauche. Ton blaze ! »
« Euh… pardon ? »
« T’es bouchée, toi, hein ? »
« C’est que… »
« Pas d’comptine. Juste ton matricule. »
Il était primordial qu’elle taise son patronyme. Par sécurité, tout d’abord, bien qu’il n’y ait probablement plus personne sur Yuimen toute entière qui portât son nom ; mais surtout par honneur. Elle mourrait donc anonyme. Sa décision vacilla quelque peu lorsqu’elle sentit à nouveau le douloureux contact des griffes, dans son cou cette fois.
« Tu dis ton nom, la blonde, ou t’as plus d’caboche. »
A ce moment, Loki poussa un faible piaillement. Loki ne piaille jamais pour rien, il ne fait d’ailleurs jamais rien sans raison. Drysis songea qu’il était blessé et qu’elle devrait l’avoir déjà soigné, pourtant ce n’était pas ce qu’il lui demandait. Le digne augure ne se plaint jamais. Elle tourna légèrement la tête vers lui, consciente du réel péril que représentaient les griffes acérées du tigre plantées dans son cou. Elle vit, entre les serres de l’oiseau, un étrange éclat. Tandis que le Woran, bâillait bruyamment, elle tenta de se saisir de l’objet ; elle eût du mal à détendre les serres de son ami, complètement raidies par l’effort fourni pour ne le jamais lâcher. Elle y parvint pourtant, et jeta un coup d’œil au précieux objet. C’était un bijou circulaire, un morceau d’ambre polie cerclée d’une fine monture dorée. La sylvestre contempla cela, perplexe. Si Loki lui avait donné, cela devait avoir une utilité quelconque… comment l’utiliser ? Tandis qu’elle extrayait la broche des serres du corbeau, elle parlait distraitement. Dire n’importe quoi, pour gagner du temps.
« Mon nom ? Voyons, mon nom… Mais quel est le vôtre ? Oh, vous ne me le direz pas. Vous savez, je ne suis point si blonde que cela… C’est l’obscurité. La nuit, tous les… hum, oui. Mais vous êtes un Woran, n’est-ce pas ? Et un pur Woran, pas humain, juste Woran. Ce doit être bien. Non ? Lâche ça, Loki… Mais les moustaches, est-ce que cela ne vous gêne pas pour vous nourrir ? Non sûrement, vous devez avoir l’habitude. Allons, augure, donne-moi ça… Euh… Mais il fait toujours nuit, ici ? »
Le tigre émit un grondement sourd.
« Mon nom, oui, bien sûr. Je m’appelle… Que veux-tu que je fasse d’un broche, petit maître ? Je m’appelle… Line… Ambre. Line Ambre, voilà. »
Elle accompagna ces mots d’un grand sourire peu crédible. Le Woran resta silencieux un moment, ce qui fit frémir la petite menteuse. Lorsqu’il parla, sa voix n’avait plus rien de menaçant.
« Line Ambre ? Inconnue au bataillon. Affirmatif, Woran pur de chez pur. J’suis pas un bâtard, moi. T’as pas la trouille toi, c’est bonnard. Les aut-là, … »
« Pardon ? Les quoi ? »
« Les aut’, là, y chougnent, y bieurlent pendant des plombes. Oh ! t’as un piaf. On prend pas les corbaques, icigo. On prend par les vivants, Madone ! t’as de la veine. Mais ça va pas durer. »
« Dites, monsieur le Woran… »
« Malïn. Moi c’est Malïn. »
« Dites, monsieur Malïn, vous êtes ici pour me tuer, j’imagine. Alors qu’attendez-vous ? »
« S’appelle comment, ton corbuche ? »
« Mon cor… ah. Euh… Kilo. »
L’auguste et puissant corbeau émit un son réprobateur. Drysis sourit.
« Kilo ? … T’es une drôle de môme, toi. »
Le son d’une cloche résonna dans le Manoir. Drysis leva les yeux vers les flèches des tours, d’où semblait venir le son plein et rond, le sinistre glas. Loki frémit, elle se retourna. Le sourire désabusé du gentil Malïn avait laissé place à une expression de fureur . Ses dents luisaient au clair de Lune. Ses yeux brillaient d’un éclat terrible. Il leva une patte et en frappa Drysis au visage, elle fut projetée et roula à terre. Par chance, elle n’avait pas eu le temps de reculer, surprise de la brusque métamorphose du tigre, ainsi fut-elle heureusement heurtée par sa patte et non par ses griffes acérées. Etourdie, elle se releva lentement, encor avait-elle eut fort de la chance que sa cheville n’eût pas été touchée. Elle s’appuya à un rocher, elle ne voyait plus rien. Elle reprit ses esprits juste à temps pour voir le monstre fondre sur elle, et armer à nouveau son bras ; elle se baissa, le coup finit sur le froid rocher, qui explosa. La jeune fille couvrit sa tête de ses bras, les éclats de pierre semblait pleuvoir des cieux.
( Loki... C’est bien, tu n’es déjà plus là… )
« Vole, oiseau, va-t’en, va faire ton office ! Lok… »
Un morceau de roc heurta son dos, elle tomba à terre. Un nuage de poussière entravait la vue, et les bloc de caillasse qui l’entouraient la dissimulaient aux yeux du Woran furieux. Il hurla, dans un cri qui n’avait plus rien d’humain, un mugissement qui était celui d’un animal :
« Line Ambre ! »
(Il me reste encore quelques instants, puis la poussière retombera. Toute lutte est vaine, je suis trop faible… je suis déjà morte. Que reste-t-il ? Ah… le fluide ! Si j’avais le temps… Cachons-nous d’abord.)[/i]
Elle se glissa derrière le pauvre rocher décapité. A quelque distance d’elle, le monstre écumait de rage, frappant de ses poings les rochers, les branches mortes fossilisées, hors de lui. Il semblait s’éloigner, ainsi Drysis crut-elle avoir assez de temps pour faire ce qui aurait pu, non la sauver, mais du moins lui permettre de combattre. Elle plongea donc une main dans sa sacoche de toile qu’elle avait réussi à conserver et chercha l’étrange force, qu’elle n’avait pas encor bien comprise, qui l’eût aidée à effectuer une guérison plus rapide. Ne trouvant pas, elle baissa les yeux un instant sur son sac déchiré, y vit le fluide ; mais à l’instant où elle l’attrapait, elle entendit le grondement s’approcher à une vitesse anormale, et encor une fois elle leva les yeux juste à temps pour éviter, de très-peu, un coup peu précis du Woran. Il l’avait vue et ne la lâcherait plus du regard, il se tenait là, les bras ballants, comme un chien enragé prêt à mordre n’importe quel être ou objet sans distinction aucune. La semi-elfe se releva, prit pour appui une autre pierre pour tenter de soulager sa cheville blessé de quelque poids ; lâcha, dans son sac, le fluide et attrapa vivement le petit couteau à la longue lame effilée qui était cousu dans une discrète poche de sa longue robe. Elle tira d’un coup sec, arrachant les fils qui l’y retenait, tandis que le tigre semblait consumer sa rage ou être consumé par elle, il ne se pressait pas, il avait le temps. L’ordre qu’il avait de la tuer serait accompli, mais le seul paiement qu’on lui accordait étant le triomphe qu’il avait appris sentir, il ne se hâtait pas d’achever la chétive petite elfe. Celle-ci, levant les yeux vers lui, fut presque attristée du brusque changement qu’elle avait vu, entre un garçon aux manières et au langage douteux, mais point malfaisant, et cette machine tueuse conditionnée par le son d’une cloche. Puis, ce fut l’assaut. Le Woran était très-puissant, mais il était lourd et ses coups, s’ils eurent terrassé un être de n’importe quelle race, manquaient de vitesse. Il fondit sur elle ; la guérisseuse tira son couteau, réfléchit un instant, affolée…
(Un Woran… constitution féline… comme les Liykiors, mais pas tout à fait, la principale différence… la différence c’est…)
A l’instant où le prédateur bondissait sur sa proie, elle sauta également sur lui en prenant appui sur son unique cheville viable, le couteau à la main, et elle fut la plus rapide. Elle n’eut besoin que d’un coup du poignard pour trancher la carotide, puis d’un coup de poing dans l’œil droit et le Woran s’arrêta net, le sang jaillissant de son épaule. Il poussa un cri de douleur et tenta, avec ses mains, d’arrêter l’hémorragie. Drysis en profita pour passer derrière lui et se mit à marcher, marcher si vite qu’elle le pouvait en traînant sa jambe dont le mal était presque éclipsée par la terreur. Elle avait eu de la chance. Elle ne s’était pas trompée. Elle se hâta, les larmes aux yeux et hors d’elle, de gagner le coin d’un mur, ainsi Malïn ne la verrait-il pas lorsqu’il se retournerait.
(Marcher… jusqu’aux grilles, je ne sais même pas où elles sont exactement, tout se ressemble dans ce … maudit jardin… Tu n’y survivras pas, pauvre fille, soit réaliste. Tu vas mourir ici d’un coup de griffe de ce fou furieux, il n’y a pas d’issue… pas d’espoir… Jeri, à l’aide ! Llewelyn, dont j’ai emprunté une partie du nom tout à l’heure, où donc es-tu ? Pas ici, ce serait trop beau. Tu ne peux pas, tu ne peux plus maintenant. Mais tu ne veux pas… )
Le délire la gagnait. Sans espoir, elle continuait sa route, trébuchante, moins perdue dans l’immense néant qui l’entouraient que dans celui qui l’emplissait peu à peu. Marcher, acte devenu automatique, elle eût marché jusqu’à ce qu’elle tombât. Elle entendait encor le Woran loin derrière elle. Soudain, quelque chose attira son regard et lui fit revenir quelque peu à elle, sa vue était brouillée et incertaine, sa réflexion chaotique. Des bârres qui s’élevaient au loin, à égale distance les unes des autres, une alternance comme fanatique de barre et de vide, qui donna le vertige à Drysis qui ne comprit pas immédiatement.
(Les grilles…)
Elle redoubla sa marche forcée, et vint s’écrouler au pied des hauts grilles maudites qui s’élevaient haut devant la petite semi-elfe épuisée.
_________________ Drysis Kantoeller, semi-elfe, guérisseuse.
Tout sera-t-il vraiment toujours vain?
Dernière édition par Pylone le Mer 1 Juil 2009 21:16, édité 2 fois.
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