Il existe de nombreuses manières de marcher. Le geste est pourtant si simple, un des premiers que nous autres bipèdes maîtrisons. Une jambe, un pas, l'autre jambe, un pas. Et nous avançons. Pourtant, il y a autant de façons d'accomplir ces mouvements qu'il y a de grains de sable sur une plage. L'un avancera silencieusement, les épaules voutées, la démarche glissante. L'autre au contraire lancera le plus loin possible ses jambes devant lui, ses talons mordant le pavé avec empressement, tandis que son dos est crispé dans une improbable droiture. Un autre préférera traîner les pieds, un autre encore fera claquer ses chaussures contre le sol, inconsciemment bercé par la saccade qu'il joue. On dit de certains qu'ils ont une démarche de vaincu, ou qu'ils se déplacent comme un prédateur, ou qu'ils fuient comme une proie terrifiée, ou bien encore qu'ils bondissent comme un joyeux bouquetin. A bien des égards, la façon de marcher est révélatrice de la personnalité d'un individu.
C'est probablement pour cela que Shara coupe le souffle de chacun de ceux qu'elle croise. Non pas qu'elle provoque cette réaction volontairement! Elle est bien trop froide et détachée pour prêter attention à des choses aussi vaines que sa démarche. Si vous lui posiez la question, elle vous répondrait sèchement, irritée par votre ébahissement vis-à-vis de ses déambulations, qu'elle se contente de mettre un pied devant l'autre. Et pourtant... Comment ne pas être bouleversé par la force sûre et tranquille, la grâce dangereuse, et l'assurance inébranlable dont témoigne chacune des foulées de Shara? Ce ne sont que des amas d'os et de chair en mouvement, mais ils sont mus par une telle force d'âme que la simple contraction d'un muscle se métamorphose en une affirmation éblouissante d'une personnalité hors norme.
C'est peut-être aussi parce qu'elle produit cet effet à beaucoup des Soeurs que Shara se déplace le plus souvent dans l'ombre, ou la nuit, dans les couloirs de la Sororité; comme elle le fait ce crépuscule où débute cette histoire.
Le visage fermé, Shara déambule dans les couloirs de la Sororité avec la vitesse de celui qui sait où il veut aller. Malgré l’heure très matinale, la belle croise plusieurs Sœurs en route pour l’entraînement qui, comme l’exigent les règles du monastère, lui adressent un cérémonieux signe de tête en guise de salut. Irritée d’être même plusieurs fois dérangée dans sa solitude par d’absurdes obligations sociales, elle hoche la tête à son tour, tout en poignardant d’un regard de glace les Sœurs fautives. Feindre de ne pas les voir serait tellement plus simple. Ne pas les voir du tout, en fait, serait le plus simple. Il faudra qu’elle réfléchisse à ce propos. Mais en attendant d’être enfin libérée de la présence des autres, Shara décide de s’envelopper dans sa cape et de profiter des ombres gigantesques esquissées par l’astre du jour en réveil pour s’y glisser avec délices et disparaître.
Elle parcourt ainsi plus ou moins dissimulée divers corridors de pierre à travers la Sororité. Sa cellule, le cube de granite lui servant de refuge, se trouve assez loin de la place centrale, aussi doit-elle encore marcher un certain temps avant d’atteindre son objectif. Elle se fige en arrivant en bordure de la petite place, au centre de laquelle se dressent une fontaine et un attroupement. Avisant les personnes se trouvant sur la place, elle recule immédiatement s’abriter derrière une colonne. Collée contre la paroi fraîche de pierre, elle décale légèrement sa tête pour pouvoir espionner discrètement les événements se déroulant sur la place.
Au comble de la satisfaction, elle s’autorise un petit sourire en coin.
(« Ainsi donc, la bibliothécaire avait raison. »)
Il faut préciser ici que Shara est une grande fidèle de la bibliothèque du monastère. Elle a très tôt compris que savoir, c’est pouvoir, et très tôt décidé d’en apprendre le plus possible sur le monde extérieur. Elle a passé de longues journées, assise au pied des grandes bibliothèques, plongée dans des ouvrages traitant de tout et n’importe quoi, depuis l’histoire de Yuimen jusqu’aux légendes lutines. De fait, la bibliothécaire en est venue à l’apprécier, malgré son silence permanent et sa froideur naturelle. Au cours des ans, Mobae -c’est son nom- est venue engager la conversation de nombreuses fois avec Shara, qui bien souvent se contentait d’hocher la tête et d’essayer de se concentrer sur sa lecture. Cependant cette fois-ci, lorsque la vieille est venue trouver Shara pour lui raconter les derniers potins du monastère, une information en particulier a retenu l’attention de la belle. Une information… inhabituelle. Voici donc la raison de sa présence au point du jour sur la place centrale du monastère.
A proximité de la fontaine, entouré d’au moins dix Sœurs, dont plusieurs Aînées, se trouve, aussi incroyable que cela puisse paraître aux yeux de Shara qui de son existence n’en avait jamais vu un seul, un homme. Un homme. Rien que de penser au concept de la masculinité, Shara frissonne d’envie. Pas d’une envie au sens d’une attirance physique. Cachée derrière son pilier de pierre, Shara envie l’homme inconnu parce que dans le monde extérieur, elle sait que ce sont eux qui détiennent le pouvoir. Et cela la fascine au plus haut point.
Captivée par l’allure de l’étrange créature, elle le détaille attentivement. Elle décrète rapidement qu’elle n’a rien d’extraordinaire : deux bras, deux jambes, de la même taille que Shara, un visage quelconque, peut-être plus grossier que la plupart des Sœurs, une musculature relativement bien dessinée et –la belle le note avec un certain mépris amusé – un goût apparent pour la frivolité dans son accoutrement.
Elle ignore tout de l’homme qui se tient à quelques mètres d’elle, depuis son identité jusqu’à la raison de sa présence ici. Et s’il y a bien une chose qui lui déplaît souverainement, c’est de ne pas savoir. Comment diable la présence d’un homme a-t-elle autorisée entre les murs de la Sororité ? Pourquoi ici, pourquoi maintenant ? Autant de questions auxquelles elle brûle de répondre.
Soudain, dans une envolée de dentelle, l’homme se retourne dans sa direction et fixe son regard à l’endroit précis où elle est pourtant soigneusement dissimulée. Un sourire narquois aux lèvres, il adresse un signe de la main à la flaque d’ombre dans laquelle elle surnage. Brusquement glacée, elle recule pas à pas, silencieusement, dans le couloir le plus proche, où elle s’adosse un instant au mur, roide.
Cet homme l’a obligée à battre en retraite. Pire encore, il l’a percée à jour et s’est joué d’elle. Et comble de l’irritation, il a l’air, d’une manière ou d’une autre, de l’avoir reconnue.
Shara prend dès lors la résolution la plus absolue de tirer cette histoire au clair. Elle irait trouver cet homme, lui arracherait ses secrets, aspirerait tout ce qu’elle doit savoir, et lui ferait payer cher son affront. Et s’il le faut, elle le tuerait.
Personne ne déstabilise Shara Sa’sara impunément.