Oona et Wydwan échangèrent un bref regard, l’aventurière comprenant bien que sa compagne ne manquerait pas de courage, qu’elle avait certainement elle aussi languit de longues années pour cette liberté aventureuse. Elle vola alors vers la femme monstrueuse pour s’arrêter à hauteur de la foule écailleuse à l’affût.
- Nous acceptons mais à une seule condition, nous voulons la bague au doigt de l’elfe noir, c’est pour cette raison que nous avons parcouru tant de chemin et nous n’hésiterons pas à en parcourir bien plus pour récupérer notre due le cas échéant.
- Personne n’aime être privé de ce qui lui revient ni même être emprisonné, répondit la gorgone en penchant sa tête bandée vers le petit ange, tout en faisant frissonner une langue fourchue entre ces dents aiguisées. Mais je crois que je prêche déjà à une convertie. »
La femme posa alors ses deux mains de part et d’autre du bassin et tout d’un coup un tourbillon se dessina en son centre, grossissant à vu d’œil, mélangeant l’infect brouet grumeleux tout en répandant une épaisse odeur de tourbière souillée. Bientôt le mélange s’éleva au-dessus des parois esquintées puis commença à s’affaisser tout doucement vers le centre tourbillonnant. Soudain tout s’effondra et l’eau croupie s’évapora dans un puissant vent putride et sifflant, l’atmosphère fut moite, lourde, contaminée même comme à l’intérieur d’un vieux poumon malade.
Les deux jeunes femmes se laissèrent planer jusqu’au fond du puits sous l’invitation de la gorgone, Oona savait qu’elle les trompait, le plan était bien trop simple pour être honnête. Pour proposer pareil plan, le monstre devait vraiment se croire en supériorité et c’est ce qui terrifia vaguement l’exilée soudain lasse des détours qu’elle s’imposait au quotidien. Cependant, quand sa petite camarade spéléologue pénétra le minuscule boyau dans la paroi, elle se résigna à continuer ne serait-ce que pour connaitre la fin de cette histoire. Le premier tronçon était immonde et pourri de couches d’algues en décomposition qui giclaient leurs humeurs poisseuses à chacun de leur pas, et à quatre pattes la situation devint vite cauchemardesque. L’air pur manqua rapidement et la toux des deux aventurières se chargea d’une acidité augurant de désagréables et bilieuses conséquences, dans cette galerie des horreurs, la lumière bleutée à peine diffusée par le corps de la fée devint un phare pour les deux exploratrices. Enfin elles débouchèrent dans un boyau plus large épargné par les immondices et bientôt elles durent grimper, utilisant adroitement pieds, mains et ailes pour se propulser tout au sommet où un minuscule lac, une flaque noire piégée entre deux couches de pierre les attendait. L’eau était glaciale de n’avoir jamais connu le soleil et l’Aldryde en eut le souffle coupé là où la peau de la fée se colora soudain d’un outre-mer quasi morbide. Elles traversèrent les flots muets de curiosité, espérant ne pas déranger une quelconque créature puis suivirent, désormais à tâtons, une large ouverture où courait un mince filet d’eau gelée, un aspic des ténèbres. Finalement crachées entre ces lèvres telluriques comme deux ronds de fumée, elles dérangèrent presque l’atmosphère monacale de cette cathédrale enfouie soutenue par d’innombrables coulées de pierres luisantes d’humidité. Les jeunes femmes se retrouvèrent dans une gigantesque vasque naturelle où l’eau avait là aussi était vaporisée en un brouillard, mais un brouillard d’une pureté irréelle qui leur dévoila petit à petit, leur contant presque, ce nouveau lieu.
Le temple païen et primordial qu’était la grotte s’ornait des plus simples icônes d’un panthéon chtonien et partout siégeaient les imposantes statues et colonnes des divinités souterraines dans leur plus simple appareil. Les stalactites et leurs comparses, sabliers noyés, égrainaient le temps des offices où accouraient quantités de dévots rangés en piliers stoïques, en bénitiers tranquilles ou même pétrifiés en chutes et voiles de pierres polies. Sans éclairage pareil spectacle aurait échappé aux yeux des visiteuses mais heureusement celui-ci était assuré par une foule de cierges et de bougies vivantes. En effet chaque mare était colonisée par des milliers de petites méduses posées délicatement à la surface de l’onde et qui s’envolaient alors au moindre mouvement, repliant leur fine architecture d’ombrelles translucides aux baleines phosphorescentes d’or en un bond. Elles se balançaient ensuite langoureusement dans l’air rare par centaines, mordorant les reliefs de la grotte d’ombres féériques, pour espérer rejoindre la prochaine flaque salvatrice. Le sol crissait sous l’épaisseur de décennies de corps malheureux desséchés. C’est au milieu de ce ballet luminescent, défilant sous une pluie de vivants confettis comme des héroïnes, qu’Oona et Wydwan traversèrent paisiblement plusieurs salles osant à peine battre des ailes de peur d’annihiler des colonies entières. Puis elles distinguèrent tout d’abord des sortes de galets polis, squelettes d’une plage oubliée, dispersés et épars puis de plus en plus nombreux, se regroupant comme des coquillages autour d’un imposant monument dénotant avec l’atmosphère du lieu. Au milieu de cette gigantesque gueule souterraine, pleine de crocs luisants et de flaques de bave, la douce rondeur du spectacle fut des plus étranges, ce haut cairn tout en rondeur était une invitation que les jeunes femmes refusèrent.
Soudain l’un des galets s’agita, dénouant dans un crissement désagréable son architecture placide pour faire apparaître son long corps serpentin tout annelé de vieux métal usé et sa bouche d’où s’échappèrent une dizaine de minces tentacules barbelés. La créature encore engourdie, tourna plusieurs fois sur elle-même avant de brandir ses flagelles aiguisés vers les intruses quand des dizaines d’autres s’extirpaient de leur paisible sommeil. Oona n’eut pas à réfléchir longtemps avant de s’emparer de son bouclier et de son arme, raclant les restes de boue de son armure en attendant un affrontement qu’elle sentait inévitable. Des serpents de toutes tailles se réveillaient toujours plus nombreux autour d’elles dans des explosions stridulantes et bientôt la panique fit se blottirent les aventurières l’une contre l’autre, leur regard dilatée parcourant en tout sens la pénombre. L’un des vers se replia tout d’un coup sur lui-même comme un accordéon, bandant son propre corps pour bondir vers ses proies, hélas il devait encore manquer de vigueur et passa bien en dessous d’elle. Il se réceptionna alors en une roulade pataude au milieu de ses congénères qui se dressèrent, tous barbelés dehors, hésitant à le mettre en pièce par le châtiment de leurs fouets réunis. Un second puis un troisième bondirent prestement mais les exploratrices les évitèrent allégrement quand soudain la tour se mit en branle. Les vibrations et les cris du métal lacéré déchirèrent l’espace, vrillant les tympans qui endurèrent à peine les échos assassins et jetant au sol les deux oiseaux de malheurs privés de leur équilibre, titubant au milieu des brumes de leurs yeux humides. Cercles après cercles, lentement et avec perversité, la guivre se déroula pour emplir quasiment toute la salle, son armure naturelle déjà parcourue par les corps soudain ridicules de ses congénères. De justesse Oona esquiva deux nouveaux serpents métalliques avant d’abriter sa camarade derrière le mur de son bouclier du déluge de lames de rasoirs, la fuite s’imposait.
Au moment même où elles s’enfuirent, scrutant par-dessus leur fine épaule leurs innombrables ennemis, le monstre titanesque déploya ses fouets de plusieurs mètres droits dans leur direction, tranchant sans pitié les autres créatures serpentines. L’Aldryde et la fée se séparèrent d’un seul coup laissant les flagelles pulvériser littéralement plusieurs colonnes de pierre. Wydwan couvrit alors sa retraite en lançant deux boules de pollens sur ses assaillants qui s’immobilisèrent soudain. Ils dansèrent mollement, leurs tentacules fendant à peine l’air, comme hypnotisés par d’invisibles et magnifiques chimères, l’instant d’après la guivre balayait la scène dans un tonnerre de pierre concassée. Oona quant à elle allait se retrouver bloquée dans un petit lac face à une demi-douzaine de vers métalliques pour la plupart plusieurs fois plus grands et plus forts qu’elle. Elle avait beau se surpasser en feintes et autres esquives, le sinistre conclave de leurs lames fouettant l’air devenait de plus en plus inquisiteur et bientôt il exécuterait lui-même sa sentence funèbre. Collée contre la paroi suintante, à genou dans l’eau pleine de cadavres de méduses déchiquetées, grelottante, la guerrière ne put que s’abriter complètement derrière son écu et espérer pour un quelconque miracle. La masse crissant sinistrement se rapprochait toujours plus près du petit ange bientôt déchu, les tentacules fouillaient l’espace à la recherche d’un indice comme un aveugle tâtonnant désespérément vers sa canne. Plusieurs fouets furent lancés avec force droit devant, heurtant la pièce de monnaie dans un bruit sourd et tranchant les délicates plumes de leur prisonnière complètement immobile. Puis, le serpent le plus proche déroula, à la manière d’un escargot, deux antennes qui allèrent palper délicatement la surface meurtrie du bouclier. L’aventurière pouvait distinguer le puits sans fond, véritable broyeur infini, qu’était la bouche de la créature, se demandant même si ce petit monstre avait une autre fonction que la destruction. Mais quand les antennes dépassèrent le rebord de l’écu, l’exilée passa à l’action. Et d’un seul geste elle trancha les étranges yeux, s’abritant aussi rapidement que possible derrière sa seule protection pendant que le vers métallique frappait comme un dément en tout sens, faisant pleuvoir une averse de plumes blanches mais aussi les morceaux de ses congénères. Ces derniers, sans comprendre la nature de cette attaque subite y réagir pourtant impitoyablement en déchiquetant le coupable et plusieurs autres malheureux alentours. Au milieu de cette tempête de lames mortelles, Oona voulut fuir, elle bondit aussi vite et aussi haut que possible pour parvenir tout juste à quitter son mortel goulet mais fut bientôt cueillie par un bouquet de langues effilées qui tranchèrent à travers ses ailes et ses cheveux. La jeune femme n’eut la vie sauve que grâce à une bonne dose de chance et sa nouvelle armure mais lorsqu’elle retomba, incapable de voler véritablement, un raz-de-marée de lames s’abattit sur elle. Par réflexe ou par peur, la guerrière se figea et projeta en avant son écu qui se plia littéralement en deux sous la force de l’impact, des étincelles volant en tout sens alors que les fouets tranchaient dans l’épaisseur du métal, puis, suivant cette écume létale, la vague continua sa course. L’Aldryde vit milles morts pointer leur faux droit sur elle s’imaginant déjà agoniser, son corps en lambeaux. Des fouets tranchants glissèrent violement sur sa jambe certains remontant très haut jusqu’à la chair molle qui s’ouvrit presque toute seule, comme par magie pour dévoiler son trésor juteux et carmin. D’autres finirent d’élaguer le haut de son corps en arrachant des poignées de cheveux et en raclant, dans le sang, le bord de ses ailes déplumées quand les dernières manquèrent de lui arracher le bras gauche, seule sa main restait crispée dans un dernier effort sur son arme nimbée de rouge. Car il lui sembla bien qu’on la tirait violement en arrière, quelqu’un d’autre était présent dans ce cauchemar et venait lui porter assistance, peut-être lui sauver la vie. Quand elle distingua le visage de Wydwan, la guerrière ne put que crier sous les assauts de la douleur qui venait enfin de trouver son chemin dans cet esprit au bord de la surcharge.
La fée lui disait quelque chose mais, la jeune exilée ne comprenait pas car la seule chose qui parvenait à s’imprimer sur sa conscience était la mouvante forêt qui se rapprochait inexorablement. Soudain un monstre jaillit de cette forêt pernicieuse, fauchant sans ménagement tous les fragiles troncs pour fondre sur sa proie. La guivre écrasa sans pitié la masse de ses congénères avant de transpercer littéralement la paroi à coté des deux intruses, elle se contorsionnait en excavant la paroi à vif, ses flagelles battant l’air avec la force assourdissante des flots. Il n’était plus question d’esquiver, de feinter ou même de penser, la fée continua à tirer par le bras sa camarade blessée et hagarde droit devant en hurlant les mêmes mots incompréhensibles alors que l’air s’épaississait de plus en plus du vrombissement des lames. Chaque pas était une seconde de gagner sur la fatalité, sur la frénésie aveugle du serpent monstrueux et de ses minuscules répliques car à peine avaient-elles posé un pied tremblant de douleur que le sol était lacéré, à peine parvenaient-elles à s’aider d’une paroi, qu’elle volait en éclats la seconde d’après. Il n’y avait plus qu’une vérité, qu’une issue possible et ce ne fut qu’au moment où Wydwan lança de toutes ses forces Oona à l’intérieur que cette dernière commença à reprendre pied, à respirer enfin jusqu’au moment où toute la réalité au-dessus d’elle disparue dans une avalanche insensée. Sa camarade réapparut rayonnante d’un aplomb et d’une maîtrise presque inquiétante, poussant son amie, qui trébucha, à travers le boyau au moment où la paroi dans son intégralité était balayée.
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Et sur moi si la joie est parfois descendue Elle semblait errer sur un monde détruit.Oona
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