Insouciant et gourmand, Tips ne vit pas fondre sur lui l’ennemi volatile qui avait pris pour cible son repas. Il se contentait d’enfiler une à une les bouchées, sans prêter attention aux choses qui l’entouraient. Ainsi, lorsque l’oiseau noir lâcha son fardeau plein de pages sur lui, il était en train d’ouvrir une grande bouche pour engouffrer une bonne partie de son saucisson… Il était dit dans le livre de Zewen que cette bouchée ne lui était pas attribuée, car l’instant d’après, la viande tomba par terre dans un bruit spongieux, pour le plus grand bonheur de la corneille qui s’en fit pitance.
Ce qu’il advint du gobelin, nul ne put l’expliquer dans la ruelle, et encore moins lui-même. Il avait disparu, emporté par les pages emplies de magie d’un livre mystérieux. Un livre… Voilà bien un objet auquel il n’avait jamais été confronté dans sa vie. Ou alors seulement après un pillage de sa tribu sur des voyageurs savants. Et alors ceux-là ne servaient que pour allumer et entretenir le feu de camp. C’était pour ainsi dire la seule utilisation du parchemin qu’il connaissait. Et c’était déjà bien, le connaissant.
Bref, sous un son de vol d’oiseau, il se retrouvait coincé entre deux pages, posé sur le parchemin comme ces encres dont il n’avait jamais perçu la signification. Autour de lui, il voyait certains de ces « mots », qui n’étaient guère plus pour lui que des dessins peu représentatifs de ce qu’ils voulaient signifier. Il n’essaya même pas, d’ailleurs, d’en percevoir le contenu. Il était tout affairé, en réalité, à rechercher vainement autour de lui le bout de saucisson qui avait chu inexplicablement de ses petites menottes fébriles. Enfin, chercher était bien sûr un bien grand mot, puisque ses mouvements étaient plus que restreints, dans cet univers en deux dimensions.
La seule chose qu’il parvint à percevoir, au final, fut cette voix qui lui sembla familière. Une voix qui se lamentait, s’interrogeait sur la mort et sa présence dans le livre.
« Mé… Mélodie ? »
Hésitant, il ne savait que penser, ni ressentir. Tout était tellement bizarre et merveilleux autour de lui depuis qu’il avait quitté les restes fumants de son ancien campement qu’il était perpétuellement étonné et ravi, plein d’admiration pour la richesse du monde qui l’entourait. Mais dans le même temps, ne mesurant les choses que via sa faible expérience de la vie, il ne percevait pas la portée de l’incongruité d’être ainsi enfermé entre deux pages.
Ce qui l’émerveillait, c’étaient les bribes d’un souvenir. Une explication qu’on avait tenté de lui donner sur ce qu’étaient les livres. Tout ce dont il se souvenait, c’était que certains livres renfermaient les récits des aventures des héros légendaires, des aventuriers prestigieux, ces divins icônes qu’il redoutait autant qu’il adulait. Était-il dans un de ceux-là, aux côtés d’un de ces guerriers en armure rutilante, mages aux sorts dévastateurs, ou archers aux flèches précises et mortelles ? Il n’en savait rien du tout, et n’avait aucun moyen de le savoir pour l’instant… Du moins l’espérait-il secrètement.
Mais quand même, son saucisson avait disparu !
_________________
"Le coeur grossier de la prospérité ne peut comprendre les sentiments délicats de l'infortune..."
|