Le transport jusqu'à l'Aynore parut lui durer une éternité. La sensation de fraicheur qu'elle avait en sortant de son baril était déjà un lointain souvenir et de nouveau, elle suffoquait. Ulrik, quant à lui, donnait les directives à ses gars, d'après ce que la Sindel avait compris, certains des hommes seraient à bord de l'engin volant et elle ne serait libérée qu'une fois en sécurité sur la terre ferme de Lebher.
« Bientôt... » Murmura-t-elle pour elle même, comme pour se donner de l'assurance en vue du long voyage qui l'attendait.
On posa le tonneau. Un bruit puissant comme celui d'une bourrasque dans les branches d'un arbre de fit entendre et le sol trembla peu après cet ahurissant vacarme. Sous les vibrations, davantage de sel s'incrusta dans son repaire de fortune et cette fois-ci, elle n'avait pas eu le temps de prendre une position correcte et quelques crampes vinrent tirailler sa cuisse gauche. Hrist venait de décoller, cachée dans ce qui devait être la cale d'un Aynore. Elle ferma les yeux et se concentra pour s'endormir, espérant ainsi que le trajet semble moins long.
Ce n'est que plus tard que la catastrophe arriva. La vitesse de l'engin et la pluie battante dans laquelle il s'engagea fit trembler le vaisseau plus fort que prévu et plusieurs cargaisons de fret tombèrent sous le choc, libérées de leurs liens et des sangles qui servaient à les retenir. Quelques gardes présents se ruèrent sur le matériel pour essayer de redresser les caisses qui tombaient, éventrées sur le sol, d'autres pour empêcher les tonneaux de rouler à tout vas. Lorsqu'on remit le tonneau qui dissimulait Hrist, il fut retourné.
« J'ai un très mauvais pressentiment. »
Gardant son calme et essayant de ne pas céder à la crainte d'être découverte, elle usa de la magie pour glisser son ombre en dehors du tonneau et espionna. L'esprit de la Sindel sombra dans un monde d'ombres et de murmures, le hurlement incessant d'un souffle terrible à ses oreilles, elle glissa son être immatériel sur le quai où elle se trouvait, voyant de ses yeux le tonneau dans lequel elle gisait. Un garde aux couleurs de Kendra Kâr redressait une caisse et tenta de renouer une sangle de cuir qui avait cédé plus tôt. Il était tout seul ici. Les autres n'étaient plus là. Contrairement à ce qu'elle pensait, elle n'était pas dans une cale, le matériel était entreposé à l'arrière du vaisseau et les passagers devant. Autour d'eux, le monde et la mer. Il n'y avait rien d'autre que l'horizon éternelle de la mer dont le gris marbré d'écume se liait intimement aux tristes nuages. Hrist n'avait pas d'autre option que de supporter sa situation délicate encore plus longtemps.
Curieuse, elle envoya son ombre visiter les quartiers des voyageurs, ceux là n'étaient pas non plus épargnés par les intempéries. L'eau frappait les passagers qui se protégeaient du mieux possible à l'aide de toile et de bande de cuir larges et épaisses qu'ils se partageaient en s'abritant dessus comme des tentes de fortune. Mais de nouveau, le tonneau de Hrist tomba et roula, cette fois-ci, près du bord du vaisseau jusqu'à ce qu'un garde ne vienne l'intercepter. L'ombre était derrière le jeune homme trempé qui empêchait le tonneau de passer par dessus bord. Ses bottes glissaient un peu sur le sol moite, un grincement gras se fit entendre. Du sel venait de couler du baril. Il s'était ouvert lors de la chute et avait semé son chargement tandis qu'il roulait.
Voyant ça, l'ombre éthérée s'éteignit immédiatement. Hrist reprit ses esprits et constata avec une certaine panique que le tonneau se redressa et qu'elle était totalement à découvert. Une main agrippa son encolure grasse et huileuse. Le jeune homme plissait les yeux, il ne semblait pas vraiment comprendre sa découverte et vu l'expression qu'il abordait, il crut probablement être tombé sur un cadavre dissimulé dans un tonneau.
De là où ils se trouvaient, les passagers ne pouvaient pas voir ce qui se passait derrière l'entreposage de fret, de toutes façons, ils étaient trop occupés à se protéger de la pluie.
« Un clandestin ! » Il donna un coup de botte dans le baril, le faisant chuter et rouler. Hrist malmenée par ces déménagements intempestifs sorti endolorie et les articulations douloureuses, ayant peine à se relever.
« Qui êtes-vous ? Il y en a d'autres avec vous ? Répondez ! »
La Sindel se redressa doucement, massant le bas de son dos du bout de ses doigts et grimaça. Le voyage prenait fin. Elle entendait à peine ce que le jeune homme braillait, le fracas de la pluie et le vent froid devenu cinglant était trop puissant, sans parler de l'engin en lui même qui soufflait on ne savait quoi. Elle lui jeta un regard et amusée, provoqua le jeune garde.
« Et bien... Vous ne me reconnaissez pas ? »
Son état était presque lamentable. Les yeux rougis par le sel, les cheveux gras et collés en grosses mèches luisantes parsemés de sel et de morceaux de viande, la tenue huileuse qui goutait petit à petit et faisait tomber des plaques entières de sel à chacun de ses mouvements. Elle en avait jusqu'au fond des poches et même dans les bottes.
Le jeune garde tira son épée et prit un air plus sérieux. « ... Heum. Écoutez, je n'ai pas la moindre idée de qui vous êtes, mais pourquoi est-ce que vous êtes cachée ? Y a-t-il d'autres personnes avec vous ? »
Il jeta un regard sur le côté, n'osant trop reculer. La cargaison du vaisseau l'empêchait de voir si ses compères étaient à portée de vue ou non. De plus, ils se trouvaient à l'arrière du vaisseau et le vent contraire rendait toute tentative de les appeler complètement nulle.
Hrist s'approcha du jeune homme, la démarche bancale comme un vieux corbeau. « Allons... Tu as bien entendu parler de moi voyons... Ma tête est mise à prix. Tu pourrais avoir tellement d'or. »
Il se mit en position de défense, agrippant son épée de ses deux mains. L'eau fouettait le visage des deux duellistes et le jeune homme plissait les yeux comme pour essayer de mieux voir le visage de la femme qui était en face de lui. Il ne comprenait pas, ça se sentait. Il était perdu dans une énigme, bien qu'il avait probablement entendu parler d'une certaine " Baronne " ayant échappé de justesse à l'armée du Roi, il ne réalisa pas qu'il se trouva en face d'elle.
« Crois-moi, mon petit, que le Roi en tout cas se souvient de moi. » Elle dit ça à voix basse, le souffle fit que le jeune homme n'entendit rien, même s'il n'avait pas manqué ses lèvres qui ondulaient comme un serpent. Il n'avait pas non plus manqué le fait que la femme venait de tirer de dessous sa cape une lame d'un noir de jais. Il attaqua d'estoc mais le sort en était déjà jeté.
Jadis, Hrist avait passé beaucoup de temps à s'entraîner avec les soldats. Sa formation martiale avait été perfectionnée grâce à une Générale Kendrane et à la Vénérable du terrain d'entrainement d'Oranan. Un mélange de technique et de philosophie martiale.
Le fil clair du garde de Kendra Kâr fendit l'air, Hrist fit un pas sur le côté pour éviter qu'il ne la transperce de son épée et elle, du bout de sa lame frappa juste sous l'oeil de sa victime. La pointe entra, brisant os et cartilage et creva le cerveau du jeune garde qui tomba à plat. Hrist se plaqua à une caisse assez épaisse et observa à la dérobée le pont du vaisseau. Aprioris, personne n'avait entendu le bruit, ni même l'épée qui tomba au sol dans un bruit métallique.
« Bravo... Cris mon nom. Devine qui je suis... En attendant, il est claqué et tout fichu et ses collèges vont s'inquiéter de sa disparition. » « J'en ai compté que deux. » « Bien sûr, ils sont pas nombreux. Tu t'attendais à quoi ? Un régiment pour une poignée de voyageurs ? » Hrist se pencha sur le cadavre et essuya sa lame sur le foulard aux couleurs de Kendra Kâr que le jeune homme portait autour du cou. Il n'avait pas fermé les yeux, gardant une expression presque neutre.
« Il faut faire le ménage. » « Si le copain de notre carpette en armure rapplique, tu fais pas la diva cette fois. Simple et propre. »
Hrist prit une seconde pour observer l'immensité du monde dans lequel elle vivait. A ses pieds un cadavre encore chaud et autour d'elle, le large, le vent, la pluie, le ciel. Qu'était-elle après tout ?
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