Pour Nark

Alors que tu frappes à la porte, celle-ci s'entrouvre dans un grincement. Apparemment la serrure est cassée.




La voix calme de Mazhui se fait entendre.

- Entrez.

La chambre de Mazhui n'a rien d'un palais : c'est une petite pièce à peine plus grande qu'une cellule, avec un lit, un pupitre et une lampe. Il y fait un peu plus chaud et plus humide. Mazhui est assis sur un tabouret, débarrassé de son manteau, en train d'écrire une lettre, mais il s'interrompt lorsque vous entrez. Il vous accueille avec un sourire, il semble même agréablement surpris de la présence de Nahöriel et Mythanorië.

- Je suis heureux que vous soyez venus. J'espère que vous ne serez pas déçus du voyage, bien que les cabines ne soient pas à votre confort.

Il semble attendre des questions.

*<--*




La porte prise pour cible s'ouvrit presque d'elle-même quand la voix de l'ynorien nous parvint. Calmement, Nahöriel devant moi, notre petit contingent entra dans la cabine. L'étroitesse du lieu, tout juste meublé du minimum, poussa le demi-elfe à se coller à la paroi proche, afin de nous laisser de l'espace. Mazhui semblait avoir été interrompu en pleine rédaction par notre présence. Pourtant, il nous accueillit avec le sourire. J'inclinai légèrement la tête, me questionnant sur sa réaction. Ne nous avait-il pas proposé lui-même de le rejoindre ? Pourquoi prendre cet air presque surpris ?

Poliment, il confirma sa satisfaction de nous voir, nous prévenant que les cabines ne seraient peut-être pas à notre goût. Instinctivement, Nahöriel et moi échangions un regard et une esquisse de sourire. Amusé, le voleur lança une réplique presque joviale.

"J'crois pouvoir parler pour Mytha' en disant qu'du moment qu'y'a un endroit où se caler, l'confort c'est pas la priorité."

J'acquiesçai brièvement. Je ne pouvais pas l'affirmer pour le sire Lounge, mais le semi-elfe et moi avions tout de même fait la route entre Yarthiss et Tulorim, et il n'y avait guère de duvet épais à disposition. Constatant l'attention de l'humain de Nirtim, je resserrai un peu mon grimoire et me décalai d'un pas, laissant à Nark la possibilité de se rapprocher.

Je reportai mon attention sur Mazhui.

Merci pour votre accueil. Si cela peut répondre à votre interrogation lors de notre rencontre, sachez que je suis venue jusqu'ici pour consulter les ouvrages de la bibliothèque. Simple curiosité pour mon peuple puisque je n'ai pas été élevée parmi leurs représentants.

Changeant mon grimoire de main déroulée, je ressentis une nouvelle fois un léger désagrément dans les jambes. Le mouvement du navire l'avait atténué, mais ce léger mal-être persistait. J'écartai une mèche de mon visage d'écorce, songeant à notre rencontre plus tôt.

"Il me semble vous avoir entendu évoquer la véritable Confrérie au passé. Je dois bien admettre mon ignorance à son sujet. Peut-être pourriez-vous nous en parler ?"

Le mouvement de Nahöriel me fit deviner qu'il venait de croiser les bras sous sa cape. Ses yeux teinte terre pétillaient, mais impossible de dire si c'était à cause de son intérêt pour le groupe évoqué ou sa présence sur le navire. À le voir, il semblait avoir digéré la froideur du capitaine de ce vaisseau, chose qui m'apaisait quelque peu.

*-->*

Mazhui semblait attendre que tu évoques le sujet de la Confrérie, il vous pria de vous mettre à vos aises ( bien que ce n'était pas chose facile dans un lieu qui se prêtait si peu au confort ) et prit une longue inspiration.

- Il y a six mois, alors que j'étais emprisonné à Kendrâ Kâr pour désertion, j'ai fait la rencontre d'un certain Sirius Heartless. Heartless était un homme qui avait tout abandonné pour accomplir une vie de piraterie et qui au final avait perdu tout le reste après la trahison de son équipage. Notre séjour dans les geôles de la Cité Blanche n'a pas duré longtemps, car un milicien du nom de Nark Lounge trahit sa patrie pour nous porter secours...

Mazhui se tourna vers Nark et lui sourit, sondant sa réaction à la vérité sur un passé dont il avait sûrement du mal à recoller les morceaux.

- ... Et nous avons fui la ville en empruntant la route de Bouhen, accompagnés de trois autres personnes. En chemin, sous l'impulsion d'Heartless, nous avons fait halte au château de Kerezstur. Malheureusement, la maîtresse des lieux fut vite agacée du chaos que cet homme et ses amis engendraient sur leur passage et elle fit de nous ses esclaves. Nous étions devenus de la chair à canon pour combattre les envahisseurs. Je ne saurais dire si ces péripéties nous ont condamné ou bien nous ont porté bonheur, car nous sommes finalement arrivés à fuir l'emprise de la baronne en volant un de ses plus puissants navires de guerre. Pourtant, non content de s'attirer les foudres des terrestres, nous avons probablement avivé la colère des dieux, car une tempête nous fit dériver vers une terre inconnue. Nous avions atteint le continent de Nosvéris. Pour survivre à la destruction du bateau, nous avons gravi la montagne jusqu'à la cité mythique Nosvéria, où nos chemins se séparèrent. Dépassé par les événements, Heartless a été retenu dans la cité par, je crois, la déesse Yuia. Moi et le reste du nouvel équipage, nous descendîmes les Monts Éternels et, arrivé à la première ville, le groupe qu'avec mon allié nous avons œuvré à constituer, s'est décomposé.

Il marqua un pieux silence alors qu'il baissait la tête, puis ses yeux perçants se levèrent.

- Mais Sirius avait un coup d'avance. Avant que les vents ne nous trahissent, il avait arrêté le navire à Exech et payé la propagande pour la confrérie d'outremer. Selon ses dires, seules les mers périlleuses pouvaient offrir la liberté et la richesse à ceux qui, comme nous, en étaient avides. Il suffisait pour cela de rallier les plus grands équipages qui n'obéissaient ni aux rois ni aux militaires sous une même bannière, pour manger dans le râtelier des puissants qui régnaient sur la terre ferme. Aujourd'hui, le capitaine Heartless a disparu, il est présumé mort, mais après des mois de recherche, j'ai fini par trouver la clé de cette réalisation. La Confrérie d'Outremer est bien plus proche de sa concrétisation que nous ne le pensions... Mais je ne peux vous révéler tous les détails maintenant, pas ici. Je vous demande d'être patients jusqu'à ce que nous atteignons Oranan, le lieu où ça va se jouer.

Son regard froid luisait d'une grande détermination. Mazhui revint vers Nark...

- Nark Lounge... Toi aussi, jadis, tu partageais cette soif de liberté. Tu es devenu un traître envers le royaume de Kendrâ Kâr, et moi j'ai déserté mes fonctions au royaume d'Ynorie. J'ai la conviction que nos actes apparemment dénués de raison en avaient pourtant bien une.

... Puis vers Mythanorië et son compagnon.

- Je ne défend pas une confrérie fantoche. La véritable Confrérie d'Outremer n'est pas si différente d'un équipage, mais je suis sûr qu'elle sera un poids déterminant dans la balance du pouvoir. Oranan. Tout va se jouer à Oranan. termina-t-il.

*<---*




L'ynorien nous invita à nous installer plus confortablement, chose que je tentai de faire en me rapprochant du voleur. Celui-ci me jeta un regard amical, puis il reporta son attention sur notre interlocuteur. Suite à une longue inspiration, l'humain se lança. Son récit débuta sur sa rencontre avec le dénommé Heartless, six mois auparavant, dans des circonstances délicates. Tous deux étaient apparemment des détenus dans la cité de Kendra Kâr, l'un pour désertion, l'autre sans doute pour piraterie. Ils ne devaient leur salut qu'à la trahison d'un milicien qui les secourut. Sans même nous consulter, le regard du voleur et le mien convergèrent vers Nark, dont le nom était celui dudit protagoniste.

Je me gardai du plus petit commentaire, me rendant compte que Nahöriel inclinait la tête avec curiosité, et un brin de suspicion. De mon côté, je ne m'alarmais pas. La seule chose que je gardai en mémoire était qu'ils devaient avoir leurs raisons pour agir ainsi. Or, ce n'était en rien mes affaires, et s'ils voulaient en parler, ils le feraient d'eux-même.

Rajustant mon grimoire contre mon torse, j'écoutai la suite du récit. Leur périple les mena à un château au nom difficile. Kerezstur. Là-bas, ce petit groupe avait apparemment réussi à se créer des ennemis, et être réduit en esclavage. Pourtant, non seulement ils s'en étaient tirés, mais ils avaient en prime dérobé un navire à leur hôte.

"Whoa."

Malgré moi, j'esquissai un sourire à l'air de gamin enchanté que le semi-elfe avait sur la figure. Il était comme subjugué, tendu et attentif au point qu'il ne clignait presque plus des yeux. Craignait-il que ce geste lui fasse perdre le fil ? Je poussai un léger souffle trahissant mon amusement, et tendis l'oreille de nouveau au récit. Un mauvais temps, un naufrage du côté de Nosvéris, la séparation du groupe et la disparition de Heartless. Une absence de paroles ponctua cette histoire, me permettant d'échanger un regard curieux avec mon camarade. Le sien brillait d'intérêt et d'admiration. Nul doute qu'il enviait cette vie d'aventure, aussi dangereuse sonnait-elle.

Mazhui nous annonça bientôt que le meneur de ce groupe semblait déjà avoir prévu un mouvement, avant de nous annoncer la couleur prise par les membres de la confrérie. Des équipages sans loyauté envers les rois ou les militaires, et pourtant au moins égaux à ces puissants. Il conclut en affirmant que ce serait à notre destination, Oranan, que tout se jouerait.

(Heartless est présumé mort, mais visiblement ce qu'il a bâti lutte pour perdurer.)

Déroulant mes doigts dans un grincement proche de celui issu du tangage, je replaçai une mèche végétale derrière mon oreille. J'éprouvais bien de la curiosité à présent. Heartless devait être quelqu'un d'intéressant pour pouvoir ainsi rallier à lui des inconnus aussi différents. La réflexion me fit esquisser un sourire. Après tout, c'était aussi le cas en ce qui me concernait. Quel groupe pouvait se targuer d'avoir un humanoïde végétal dans ses rangs ? Ou alors c'était peut-être plus fréquent que je ne le pensais, mais je n'en avais jamais entendu parler.

Mes yeux clairs balayèrent le visage de l'ynorien, trahissant sans doute un brin de curiosité.

"Vous devez avoir une foi certaine en Zewen pour vous en remettre ainsi à la chance. Aller à Oranan où l'accueil risque de ne pas être des plus chaleureux, et en ayant dans vos pas de parfaits inconnus me laisse... En proie au doute."

Un bruit de tissu m'incita à jeter un regard sur le côté, juste avant que le semi-elfe n'appose son index sur mon front. Un air joueur était visible sur ses traits.

"Parce que tu réfléchis trop."

Il tapota ma peau d'écorce, puis reporta son attention sur Mazhui. Je levai la main, frottant un peu la zone touchée. Qu'est-ce qui lui prenait ? Et à moi aussi pour tolérer qu'il soit aussi familier ? Au moins, cela voulait dire que j'avais de moins en moins de répugnance au contact physique. Vu l'étroitesse des lieux, c'était au final une bonne chose.

"Mais Mytha' n'a pas tort. Faut pas qu'notre présence vous gêne dans vos plans. Vous deviez pas avoir prévu d'ram'ner des invités."

J'acquiesçai, approuvant les dires du semi-elfe, me rappelant que l'humain était en train d'écrire à notre arrivée. Peut-être souhaiterait-il retrouver sa tranquillité bientôt. J'avais cependant la certitude qu'il nous le dirait plus ou moins directement si c'était bien le cas.


*--->*

Nark et ses deux compères entrèrent dans une pièce au luxe spartiate. Mazhui était assis à son bureau, écrivant quelques récits de voyage ou autre. L’Ynorien sourit puis les invita à prendre place, à se mettre à l’aise. Néanmoins, il y avait peu de place pour s’asseoir dans cette minuscule cabine et il aurait été mal aisé de se mettre dans le lit de son propriétaire. Le trio resta donc debout tandis que Mythanorië prenait la parole. Elle le remercia de cet accueil chaleureux puis parla après quelques palabres du sujet qui les intéressait tous dans la cabine : la Confrérie d’Outre Mer.

Satisfait de cette ouverture, Mazhui prit la parole, leur racontant son aventure. Tout avait commencé dans les cachots de Kendra Kâr où il avait rencontré Heartless, condamnés tout deux à y moisir un long moment. Il raconta lui-même les avait secouru, trahissant Kendra Kâr, qui était apparemment sa patrie. Il continua, racontant leur combat contre une baronne à qui ils avaient volé un bateau, puis leur dérive vers un continent peu connu, la disparition d’Heartless et la fin de leur groupe. Il loua ensuite Sirius et son intelligence, comment il avait tout prévu. Il expliqua à Nark quelle envie de liberté le jeune enchanteur avait auparavant. Enfin, il conclut en parlant d’Oranan, ville clé de toute cette affaire selon lui.

Pendant le récit de l’homme, les larmes montèrent aux yeux de Nark, lui qui avait tant voulu connaître son passé. Il en savait maintenant une partie. De sa main il essuya les gouttes d’eau salée qui coulaient le long de ses joues. Elles grésillèrent au contact du dos de sa main, les deux étant remplis de l’électricité contenue dans son corps. Content d’en savoir un peu plus, les larmes se remirent à couler mais Nark n’essaya pas de retenir celle-ci, s’abandonnant à sa peine. Oubliant ses bonnes manières, il s’assit dans le lit de leur nouvel ami. Les souvenirs ne revenaient pas, le mur blanc de sa mémoire restait immaculé. Si, après une telle histoire, Nark ne se souvenait pas de son passé, ça ne serait jamais le cas. Son seul espoir résidait encore en Heartless, qui pourrait peut-être l’aider à retrouver la mémoire.

Plongé dans sa tristesse, il n’entendit pas les paroles de Mythanorië. Une fois que les larmes s’arrêtèrent de couler et sa tristesse fut moindre, il releva la tête pour interroger l’Ynorien :

« Quand est-ce que je vous ais quitté ? Ils m’ont amené à proximité de Tulorim, mais je n’en sais pas plus…Par ailleurs, saurais-tu des choses plus intimes de ma personne ? Suis-je marié, ai-je une famille ? »

Mazhui émit un faible rire alors qu'il répondait à la question de Nahoriel :

- Lorsque l'on s'est engagé dans une vie d'aventures, les imprévus sont chose courante ! Qu'est-ce que la chance si nul n'a l'audace de la saisir au moment où elle apparait ? Dans mon pays, il y a un vieux proverbe : "Il n'y a pas d'inconnu parmi ceux qui foulent le même sol.".




Voyant ta morosité, l'Ynorien sagace tente de te réconforter en gardant un air serein.

- C'est après avoir descendu les Monts Éternels de Nosvéris que l'équipage s'est dissout. Je suis parti seul de mon côté, et tu as dû faire de même... Sache qu'entre nous, nous évoquions à peine nos origines ou notre famille, car si ces choses ne comptaient pas si peu à nos yeux, alors nous n'aurions jamais tenté l'aventure en premier lieu. Rassure-toi Nark, je suis sûr que la mémoire te reviendra...


------------

- Navire en vue !!

Mazhui, en entendant l'alarme, mit un terme à la conversation et se leva. Après s'être brièvement excusé, il se hâta sur le pont. A partir du pont, on pouvait voir une minuscule silhouette à l'horizon évoquant celle d'un navire...

*<---*




À nos remarques, l'ynorien se contenta de rappeler que toute aventure comportait ses imprévus, chose que nous constituions alors. Je m'étonnai soudain lorsque le jeune Nark fut pris dans une tempête émotionnelle. Non content de prendre place plus avant dans la cabine, il se mit à pleurer. Mes canaux de sève se serrèrent devant son trouble. Il les formula sous l'apparence de plusieurs questions à son propre sujet. Il demanda entre autres si Mazhui en savait davantage sur lui, et sur les siens. C'est en plissant légèrement ma peau d'écorce au niveau du front que je songeais bientôt à quelque chose. Malgré le long récit de l'humain brun, notre camarade n'avait pas recouvré la mémoire.

Pendant que Mazhui tentait de le réconforter, Nahöriel fouillait activement dans sa sacoche, finissant par extirper triomphalement un carré de tissu. Je vis le semi-elfe offrir un sourire amical à notre camarade, tout en tendant l'objet. Il en vint même à tapoter brièvement l'épaule de l'humain avant de se redresser et de faire tourner machinalement sa boucle d'oreille dans son orifice.

Soudain, une voix forte résonna dans le navire, annonçant la proximité d'un autre bâtiment. Je ne m'en alarmai pas, jusqu'à ce que Mazhui réagisse. Il s'excusa, passant devant nous en direction du pont. Le voleur et moi échangeâmes un regard, puis d'un commun accord, nous nous dirigeâmes à sa suite. Silencieuse, j'observai l'horizon, devinant une silhouette malgré l'heure avancée. J'en plissai les yeux, braquant mes miroirs clairs dans la direction des personnes présentes.

Mue par un pressentiment, je formulai une question sans chercher à me faire forcément entendre.

"Croiser un navire à cette heure est-il si rare qu'il faille le signaler ? "

J'inclinai légèrement la tête, devinant le semi-elfe scruter cette silhouette annoncée. De nouveau, je reportai mon attention sur Mazhui. Il avait quitté sa cabine bien vite, chose qui m'intriguait. Sans forcer le ton, je lui adressai la parole.

"Devons-nous nous attendre à quelques problèmes ?"

Même si ce n'était que difficilement, je devinais le mouvement du voleur apposant la main sur la garde de son stylet. Pourtant, rien sur son visage n'indiquait une quelconque tension. Lentement, je cherchais des yeux le capitaine de la Méduse Noire. S'il y avait bien une façon de deviner à quoi s'attendre, c'était en essayant de déchiffrer l'attitude du meneur.


*--->*

*<---*




Mes questions n'eurent comme retour qu'un silence pesant. Du moins, quelques instants. Le capitaine shaakt, la longue vue à la main, nous annonça la couleur de la situation par la mention "pirates". Je jetai un bref regard à Nahöriel, mais ce dernier affichait un air indescriptible. Un échange de paroles eut lieu entre l'ynorien et l'elfe, amenant des bribes d'informations. Le navire voguant vers nous, et dirigé par un certain Thunderhead, aurait été sollicité par Mazhui pour escorter la Méduse Noire. Vue l'expression du shaakt, cette nouvelle arborait l'aspect d'une mauvaise surprise.

Un début de joute verbale prit place sur le pont, où quelques marins restaient immobiles, comme figés. En percevant l'animosité dans l'air, je me rendis compte que le capitaine et notre connaissance d'Ynorie n'étaient au fond pas si proches que cela. L'attitude de l'humain me parut même un brin étrange, mais j'en détournai rapidement mes yeux clairs. La voix du maître de notre navire s'éleva, s'adressant à moi. L'elfe sombre m'annonça une traversée de trois jours, ajoutant la menace de nous jeter de son bâtiment en cas de souci.

De justesse, je plaquai mes doigts d'écorce contre le sternum de Nahöriel, ayant anticipé une remarque spontanée de sa part. J'eus droit à un regard frustré du jeune sang-mêlé. Le semi-elfe croisa ensuite les mains derrière sa tête, son stylet rangé à sa place.

"Pfff. J'crois que j'peux oublier me r'mettre dans la peau d'un marin. C'est pas ici qu'ça va être possible."

Je ne pouvais qu'acquiescer à la remarque du voleur, puis lui emboitai le pas tandis que nous retournions du côté des cabines. Tandis qu'il se mettait à en chercher une de disponible, je fixai la porte de la pièce de l'ynorien, et m'interrogeai sur les raisons de ce dernier pour ne pas être recueilli directement à bord de l'autre vaisseau. S'agissait-il d'un navire trop connu pour mouiller dans un port ? Qui pouvait être ce Thunderhead pour provoquer une réaction presque de peur chez le shaakt marin ?

Cela ne faisait pas plus de quelques heures que je connaissais l'humain de Nirtim, et déjà j'avais la sensation que j'allais passer d'un mystère à l'autre, sans en élucider aucun. J'ignorais dans quoi je m'embarquais à la suite de Nark et Nahöriel, mais j'avais l'étrange sentiment que je ne regrettais rien. Pas sur le moment en tous cas.

Le voleur, la moitié du corps émergeant d'une pièce, me héla. Visiblement, il avait trouvé une cabine disponible. Je lui fis un signe de tête approbateur, puis scrutai la porte de Mazhui. J'en doutais, mais peut-être aurait-il quelque chose de plus à nous dire. En y repensant, il avait l'air occupé sur un courrier. Peut-être était-il plus sage de le laisser en paix, jusqu'à ce qu'il ait besoin de nous ou de nous parler d'un sujet particulier.

Je me dirigeai donc vers le semi-elfe, dont l'air un peu frustré n'avait pas tout à fait disparu. Mon mal-être recommençait à prendre le dessus, mais hormis l'imputer au fluide de terre, je ne trouvais aucune raison à cela.


*--->*

*<---*




Avant d'avoir pu rejoindre le voleur, le passage fut barré par un shaakt. J'en ouvris un peu plus les yeux, surprise car ne l'ayant pas senti arriver. Sur un ton neutre, il s'adressa à moi pour m'indiquer une cabine. Je scrutai vivement l'expression de Nahöriel quand l'arrivant eut le malheur de l'appeler "elfe". Le voleur grimaça et je pus voir qu'il faisait de son mieux pour contrôler son éclat colérique. À plusieurs reprises, je perçus qu'il s'appuyait sur mon expression pour canaliser son ressenti. Il faisait véritablement des efforts. Son écœurement pour la race elfique était toujours là, mais globalement masquée. J'en vins d'ailleurs à me demander comment il avait fait pour garder son calme jusque-là.

Le shaakt nous conseilla d'aller prendre du repos après avoir déposé ce qui ressemblait à une sorte de bol de soupe dans chaque cabine. Lentement, je fixai l'objet, essayant d'évaluer ma faim. Mon malaise persistait, m'incitant à acquiescer aux dires du marin mais à renoncer à avaler quelque chose. Visiblement, ce n'était pas le cas de Nahöriel. Le voleur avisa le bol dans sa cabine, s'en empara et en faisant bien cogner ses pieds au sol, il vint s'asseoir sur la seule chaise de ma cabine. Il avala une gorgée brutalement et tira la langue, l'éventant avec vivacité.

"Aow !"

M'adossant au montant de la porte ouverte, mes yeux clairs suivant distraitement la silhouette du shaakt, j'esquissai un sourire. Cela ne me ressemblait pas, mais j'avais envie de taquiner un peu le jeune demi-humain. Orientant mon visage dans sa direction, j'inclinai un peu la tête.

"Tu me rassures. J'ai cru que tu avais perdu ta langue."

Le jeune brun me fixa, fronça le nez, et tira ladite langue dans ma direction, comme pour me prouver que j'avais tort. J'en poussai un souffle nasal puis vins m'asseoir sur la couche de la pièce. Plus le temps passait, plus j'avais l'impression d'entendre le clapotis des vagues, comme si elles frappaient mon écorce. Lentement, je reculai, de sorte à avoir le dos collé à la cloison de la cabine. Assise, je rangeai momentanément mon grimoire dans ma sacoche et fermai les yeux.

Étrangement, lorsque le semi-elfe m'adressa la parole, j'eus l'impression de savoir exactement dans quelle posture il se trouvait. À califourchon sur sa chaise, le dossier devant lui et un bras dessus tandis qu'il soufflait sur son bol. Il ne prononça pas un mot, mais je pouvais percevoir son regard sur moi. Sans que je me l'explique, je me sentais un peu contrariée à l'idée que nous devions nous séparer. Et dire qu'il y a quelques jours à peine, je souhaitais plus que tout me défaire de sa présence. Jamais je n'aurais cru m'attacher à cet être.

Assise, je commençais à somnoler, entrevoyant des images étranges, comme si j'avais plongé sous une surface aquatique. Le plus fascinant était que je me sentais à l'aise dans ce milieu, comme si j'y avais toujours vécu. J'y avançais sans difficulté, frôlant des récifs et jouant à soulever la vase du sol. Des formes passaient au-dessus de moi, ombres parfois gigantesques, mais familières. J'étais dans mon monde, et j'y étais sereine.


*--->*