J'aimais l'océan. Le désir du vide, du non-être était pour moi comme un éden inaccessible, et qu'il me fallait sans cesse rechercher. L'océan était un désert. Et mon manoir était fait de sable...
Les dunes d'eau s'entrechoquaient avec une violence redoublée, tout autant mortelle que la roche des premiers âges, réduite en poussière par des millénaires de tempête.
Et rien. Un manoir - un navire. Et rien : l'horizon balayée par le vent, deux étendues qui se répondaient en échos d'ors et d'azurs : le ciel, la mer ou le désert sous l'emprunte du soleil...
L'inaccessible, et le vide répété de mes années prisonnières de la route du temps.
Puis en rythme du présent, la seule valeur inaliénable de la chair sur terre : la douleur...
Au loin, la forme diffuse du Rubis-Sanglant lançait ses ombres éteintes, écrasées par le voile de pluie qui tempêtait, larmes du ciel déchaîné. Les déferlantes remplaçaient la douce houle en une danse chaotique d'écumes essoufflées, qui s'écrasaient contre la coque avec le cri du sourire et de la victoire. La proue, déjà, n'était plus qu'une ombre balayée par les flots, a peine visible sous le crêpe de la tempête. Le bout-dehors brandissait encore sa pointe, tel l'éperon perdu d'une bête mourante.
Des mugissements et des craquements parcouraient toute la carène depuis la blessure noyée que la Semi-Elfe avait portée. Sur le gaillard d'arrière, monté en hâte, le sang-mêlé sentait sa main vibrer des râles du navire mourant. Les deux braises pourpres de ses yeux, à peine visibles sous le masque blafard qui lui couvrait le visage, jetaient des éclats émerveillés et fous sur la beauté de l'instant.
Ce n'était pas une construction de l'homme qui coulait, mais bien une âme, confectionnée par tout le sang versé des marins de son bord. L'Echangeur ployait sous la tourmente en faisant tonner son désespoir tels les battements du ciel, en échos avec le tonnerre et les éclairs qui perçaient la voute des dieux.
En s'accrochant au mât d'artimon du navire, puis à la baume de la brigantine, le démon se hissa jusqu'à la barre.
Il était clair en ses pensées autant tempétueuses que l'orage, que lui seul maintenant possédait le commandement du navire. Khamsin était mort, emportant dans la tombe tout son équipage. Il ne mourrait jamais avec son bâtiment; et Anarazel ne pouvait s'empêcher de jouer ce jeu terrible à sa place.
L'Echangeur coulerait pour un capitaine déchu, avec à sa barre le second qu'il emportait - vivant - vers les desseins d'un maître aux marionnettes de sang et de chair.
Les sombres cheveux de l'être sans nez volaient avec les filaments du vent. Anarazel agrippa la barre à deux mains, ferma les yeux un instant pour savourer la beauté qui émanait de toute tragédie.
"
- Lorsqu'on vit quelque chose incroyablement beau ou laid," cria le démon en déversant toute sa sombre joie dans sa voix vibrant comme les drisses du mât, "
une part de cette chose se détache et s'incruste derrière notre regard, comme une cicatrice inviolable qui ferait battre le passé pour l'éternité."
Et lorsque les deux paupières blafardes se rouvrirent, ce fut pour regarder les six rescapés d'un équipage défait. L'eau passa alors le bastingage du pont, puis il y eut un dernier râle d'agonie, et le navire partit vers l'avant, plongeant tête baissée vers les abysses de Moura, à qui le démon avait vendu son âme, comme il l'avait fait à tant d'autres. Mais peut-être était-ce son âme elle-même qui répugnait les dieux...
L'océan avala la jeune demi-elfe vêtue de rouge qui s'agrippait au grand-mât, puis ce fut le tour de Mathis, dont les regards et les mouvements d'angoisse trahissaient une peur non contenue. Avait-il oublié qu'il portait un masque, expressément fait pour la présente situation?
Ce fut le tour des autres : Ruméus, la jeune demoiselle à l'aigle en haut du nid-de-pie, et enfin le Shaakt, dont la vision révulsa un instant le pourpre des orbites d'Anarazel. Mais ses plans étaient bien moins provinciaux qu'un simple meurtre: c'était deux peuples entiers qui l'intéressaient, dans une capitale transparente de haine.
Et enfin le navire entier sombra : à l'endroit du gaillard d'arrière, il ne devait rester que les remous d'un bateau vidant sa coque à l'image d'un poumon percé.
Puis en rythme du présent, la seule valeur inaliénable de la chair sur terre : la douleur...
Lorsque le sel pénétra ma toge aux manches déchirées, il mit le doigt à deux endroits cruciaux : mon côté, où gisaient encore les éclats de verre d'une lanterne cassée, et une épaule incrustée d'un rubis autant rouge que mes yeux. Le feu de la mer me brûla, tendant sur ma bouche un rictus de souffrance. Je le ravalai vite sous le traditionnel sourire sans joie.
"
- Je suis vivant !" Cria Mathis avec la joie de stupidité et du soulagement. Sa voix était légèrement déformée par la densité de l'eau, mais il sembla que le masque atténua les déformations dues aux changements de milieu.
Le contacte froid du faux visage sur ma peau me fit remarquer que je retenais toujours mon souffle, par simple réflexe. Sans plus attendre, je me forçai : l'air de mes poumons s'en alla vers la surface, avec les derniers souffles du navire. Puis, doucement, j'inspirai, empli du soulagement d'une personne qui ressent une peur d'instinct, sans savoir s'en défaire.
Oui, nous étions bien vivants.
Le navire prenait de la vitesse, comme mu par une étrange force. Une mystérieuse aura de lumière baignait les ténèbres environnant, provenant du bois sombre du galion tulorain, et nous permettait de nous voir les uns les autres. Le sillage creusé par la proue dans la mer nous emportait avec l'enchantement d'une quelconque puissance, et nous permettait de ne pas être happés par le courant.
Je sentis en moi les filins d'acier de mes volontés tissées s'entrouvrirent. Ma Sombre Déesse haine ressentait pour moi le plaisir d'être encore en vie.
"
- Qu’est ce qui va nous arriver maintenant?" demanda d'une voix houleuse d'incompréhension et d'une goutte de détresse Rosie, dont le visage innocent était visible sous sa capuche battant dans l'eau transparente. Malgré le masque qu'elle portait, il m'était possible de deviner sa jeunesse.
Je ne pus m'empêcher de hasarder une réponse :
"
- Maintenant, il nous est impossible de faire demi-tour. Si piège il y a, il se refermera." Je marquai une pause. Ma voix me paraissait étrange, comme beaucoup plus diffuse. "
Je vous félicite pour ce brillant coup d'éclat, il nous a libéré de Pragatt'. Si je n'avais eu à découdre avec ce dernier pour sauvegarder votre vie prisonnière en prévision d'un voyage beaucoup plus long, j'aurais exécuté les ordres de celle ou celui qui a eu cette brillante idée. "
Je fronçai les sourcils, sous le contact du masque. Quelques chose n'allait pas : il manquait une personne. L'assassin, dont je sentais encore la froideur de la lame contre mon dos. Lui ne pouvait être le traitre, et pourtant il avait disparu...
"
- En tant que second de ce navire, je prends temporairement la place de capitaine de l'expédition, si tant est qu'il en faut un," dis-je avec une voix dure, tintée par le goût âcre de la nécessité pour cacher mon ambition et ma peur. Puis je repris, sur un ton qui se voulait triste, espérant, et empli d'une interrogation soudaine : "
Il manque une personne parmi nous, un être sans qui nous n'aurions rien pu faire. Où est l'assassin ?"