Vous voulez que je vous en dise plus long sur ma haine, faibles âmes loin de ma sinistre noblesse? Bien... Laissez-moi vous conter ô combien elle ressemblait, aux abords de cette citadelle noyée, aux filaments ténébreux d'une tumeur mortelle, inaliénable, prenant petit à petit position dans les fibres d'un corps malade au destin scellé, comme si elle contaminait mon cœur sensible avec la dureté de l'acier, comme si elle pénétrait jusqu'à mon esprit pour brûler ma raison, et faire jaillir les feux apocalyptiques de sa propre suffisance.
Enfermé, bouillonnant dans les limites de mon masque intérieur, je m'étais précipité à la suite du Shaakt, race inférieure et sans mérite, nageant avec toutes la force de ma rage. Mes yeux n'étaient plus que des saphirs en fusion dans le grand brasier d'un volcan où lave rimait avec sang, et sang avec noblesse éternelle. Lorsque mes bras marqués de cicatrices de chaînes passaient devant mon regard rivé tel une lance d'acier vers les trois êtres sans valeur, je sentais les sombres battements de ma volonté en fusion étendre tentacules et poisons. A vrai dire, la race humaine m'avait déjà largement déçue : la citée blanche de Kendra Kâr ne méritait pas sa pérennité prospérant. Quant aux nains, orcs et goblins, dont la bêtise n'avait d'égal qu'en leur soif stupidement hargneuse, elle ne valait guère mieux que la peste noire. Et c'était sans parler des elfes - pas seulement les Sindeldi et les Shaakt, dont le sang impur avait donné naissance à la plus grande des noblesse.
Vous voulez que je vous en dise plus long sur ma haine, faibles âmes loin de ma sinistre noblesse? Soit.
Voici son seul chant, soyez-en donc témoins et juges!
Si les limites physiques n'avaient entravé sa toute-violence, elle aurait brûlé le monde entier, pendant des siècles et des siècles, purifié les terres souillées par les hommes de toutes races intelligentes, détruit des villes, rasé des montagnes. Et lorsqu'enfin tout serait détruit, qu'il ne resterait de ce monde que des ruines en cendres, des cendres en poussières, je laisserai ma Sombre Déesse mourir, repue des horreurs d'un monde entier, s'en aller dans les rivières des souvenirs, vers l'océan immense des beautés éternelles.
Et mon sermon m'y liait : je purifierai le monde par le feu...
Lorsque la jeune demi-elfe en rouge agrippa le sang-mêlé, le tirant en arrière et l'arrêtant dans sa course effrénée, ce dernier dut mettre toute son énergie à ne pas exploser et frapper la jeune femme. Cela ne lui aurait causé aucun problème : il avait déjà tué une humaine à la beauté semblable dans les catacombes d'un temple de Thimoros.
Il n'entendit entre les danses obscures de ses pensées qu'une seule phrase, une seule phrase qui le toucha au plus haut point :
"
- Je ne me battrai pas au coté d’un homme qui n’accorde aucune valeur à la vie et qui n’a qu’un trou à la place du cœur!" Vociféra Rosie, dont la colère se mariait si bien avec le rouge de sa tunique, avec la beauté de ses cheveux ondulant dans l'eau sombre.
Un trou à la place du cœur? Ne comprenait-elle pas ? Son cœur était rempli d'un amour sans nom, d'une sensibilité qui l'avait fait pleurer devant la perfection du ciel lorsqu'il s'était évadé de son manoir-prison, qui hantait ses rêves d'amours fugitifs, sauvés des tentacules de sa Haine. Seulement, en lui résonnait sans fin le sermon qu'il avait fait : celui de venger sa famille oubliée. Il était le dernier de la lignée d'Ellhar, et ne pouvait avoir de descendant; c'était à lui de rétablir la justice!
Et sa haine lui pourrissait jusqu'à ses rêves.
Si la jeune femme avait alors vu son visage - quoiqu'elle eut pu apercevoir la teinte de ses yeux - elle n'y aurait compris qu'une tristesse sans nom, autant profonde que les abysses qu'ils côtoyaient tous. Mais la Sombre Déesse Haine qui dominait chacun de ses actes ne cédait jamais du terrain : il l'avait prouvé. Entre l'amitié voire l'amour intrigué d'une jeune humaine, et apprendre à tuer, il avait choisi le deuxième...
"
- Dire que je te faisais confiance!" Martela Rosie.
Confiance? Personne ne pouvait lui faire confiance; et à vrai dire, il ne se faisait plus confiance lui-même, interdisant toute forme de jugement sur sa propre personne. Sa raison n'existait que pour servir. D'esprit d'autocritique, il n'en avait aucun.
Il n'eut pas le temps de se dégager de l'étreinte de la jeune femme : Ruméus les avait séparés, et tirés vers la citadelle. Rosie se dégagea de son bras et partit devant. Anarazel, plus perdu dans ses pensées que dans l'eau sombre, ne ressentant que peu le danger qui taillait un navire en pièce derrière lui - son navire - avançait plus lentement, suivant le guerrier cornu.
Ses yeux avaient pris une teinte sombre et terne, comme si son esprit s'était replié à des années lumières.
Allait-il mettre ses plans à exécution, et s'en prendre au Shaakt ? Il s'en rendait que trop bien compte, et cela grâce à Rosie : s'il le faisait, tous se ligueraient contre lui. Cela ne lui apporterait rien, aux portes mêmes d'une citadelle inconnue. Mais il aurait sa vengeance...
Une douleur nouvellement éveillée renaissait au creux de son bras : le rubis qui y était incrusté le faisait souffrir, tandis qu'il brassait l'eau pour avancer.
Il arriva au niveau des autres aventuriers, contemplant avec la rage de son cœur déchiré le portail et la phrase étrange. Thàran brillait à sa main, faisant bouillir l'eau d'une aura de chaleur. Il contempla les griffes, fidèles servantes nouvellement trouvées. Leur avait-il vendu son âme, elle que déjà il avait donnée à une haine, à une déesse et à un navire dont il sentait le rubis?
Ses yeux portèrent leurs feux sur les aventuriers. Il était maintenant assez proche de ceux-ci pour se décider à agir, mu par ses élans presque suicidaire. Et il s'en rendait compte - le regard sombre de Ruméus, les mouvements de tête inquiets de la demi-elfe en rouge, transforma doucement son envie de meurtre en douce attente.
Et, aussi étrange et stupide que cela puisse paraître, il ne put s'empêcher de décharger toute cette énergie frustrée...
"
- Squelettes décharnés la clé se trouve sous votre nez", traduisit Mathis.
Le démon éclata d'un long rire sans joie, dément, totalement inapproprié à la situation. Il s'étendit longuement, fluide liquoreux coulant au goutte à goutte. Puis lorsqu'enfin il se fut tari, le sang-mêlé retomba dans le silence malsain dont il aimait s'entourer...
Voyant les regards des aventuriers, il se décida à parler. Et le dédain que contenait sa voix ne s'était en rien estompé depuis les derniers mots qu'il avait prononcés sur l'Echangeur :
"
- Les seules choses qui ressemblent à des squelettes ici, ce sont nos masques. Des masques dont l'uniformité est bien plus plaisante à voir que nos différences..."