Madeline Rêve de Carmélis

Rêve au naturel ? Hum… Il faut se lever tôt pour avoir l’honneur de la surprendre ainsi. A seulement seize ans elle est d’une extrême beauté, car son visage fait montre de tous les charmes possibles : de hautes pommettes rosées et un nez droit d’une finesse exquise s’harmonisent à merveille avec une bouche ourlée dessinée pour l’amour. Sous l’ombrage vespéral de ses sourcils sombres, deux mondes gris où bien trop tôt a éclos l’austérité ancienne de la femme alanguie, qui pourtant parfois se laisse chavirer par une séduction féline, et affectée. Le sable blond cendré de sa chevelure garde au réveil seulement la pleine liberté des plages immenses qui bordent la mer ; souple, elle glisse en de chatoyantes lueurs d’or jusqu’à ses chevilles fines et agiles.

Mais bientôt, cependant, chevilles délicates et jambes sveltes aux courbes d’albâtre du blanc le plus pur sont masquées sous les jupons à falbalas de coton, la taille délicieusement marquée est tenue par le busc de métal, et les épaules rejetées en arrière par les rubans de satin qui lacent le corset sur la chemise blanche. La jeune Rêve, prise dans cet étau royal, voit son maintien devenir celui du noble cygne, et sa poitrine se hausser en courbes voluptueuses et aguicheuses. Là-dessus viendront se poser tournures, et puis, avec un luxe resplendissant, taffetas de soie et brocarts brochés d’argent, satins changeants et dentelles précieuses à outrance – et tout ceci dans les plus vastes camaïeux de couleurs, du grenat au jais, de l’ambre au saphir, de l’émeraude à l’améthyste, pour le plaisir des yeux. Par ailleurs, de nombreuses gemmes ornent sa vêture si souvent nouvelle, et une en particulier est à noter : un diamant noir directement enchâssé dans la chair de la jeune fille, dans le creux évocateur de sa gorge de neige, nimbé malgré son éclat flamboyant d’une aura de mystère.

Au matin, après de salutaires ablutions, il est temps pour Rêve de ceindre son corps dans sa prison d’étoffes, puis d’ériger avec soin les sculptures de sa coiffure, qui s’élèvent et descendent selon l’humeur en torsades appliquées et en anglaises lâches sur l’oreille. La poudre blanche et volatile sature plus tard le cabinet étouffant, à l’heure du maquillage qui voit le fard outrageux couronner les joues et les paupières en d’iridescentes palettes colorées. Une mouche, pourquoi pas ? au coin de la bouche peinte d’un rouge luisant et désirable, ou sous le plis arqué de l’œil enjôleur…

Seize ans. Et pourtant, une courtisane anoblie de succès plutôt qu’une simple prostituée. Une distraction dotée de charmants atours et de toutes les grâces de l’esprit, une œuvre d’art vivante sachant conter des lais et des poèmes aussi bien que jouer du pinceau, de la plume et de la lyre, l’enfant terrible se doit d’être parfaite et s’employer au plaisir de quelques hommes parmi les plus riches. Un plaisir de tous les sens. Que reste-t-il alors de la candeur de la jeunesse ? On se le demande, et pourtant souvent Rêve se fait-elle surprendre, pâmée devant les curiosités du monde, devant, sans dérogation aucune, le spectacle envoûtant d’une nuit d’orage aux brumes impénétrables.

On ne saura jamais vraiment ce qu’il est advenu de cette toute jeune fille avant sa venue dans la Maison.

Madeline de Carmélis ? Un nom d’emprunt ou un nom de scène, tout comme Rêve, lorsqu’elle se rend à des soirées mondaines pour plaire aux grands du monde, et ravir ainsi leur cœur et leur bourse. Son vrai nom, elle l’ignore, et contre toute attente il lui importe peu de le connaître. Elle se plaît plus qu’on ne pourrait l’imaginer dans le monde de fastes et d’illusions qu’a bâti, en se servant de ses filles, mademoiselle Calice, mécène et proxénète de prestige dans tout l’Imiftil.

C’est elle qui recueillit Rêve, que l’on disait alors à peine âgée de cinq ans bien que l’on n’en sût rien. Car toujours Calice s’est-elle tue à propos de Rêve et de son arrivée, laissant imaginer toutes les morts pour les parents de sa protégée.

Aujourd’hui Rêve a seize ans, et de par ses manières mêlant une sincère timidité à la langueur d’une vie de débauche déjà bien accomplie, de par son esprit éclairé et raisonnable, de par sa voix tout à la fois claire et suave et encore de par le parfum toujours habilement choisi, elle est devenu le joyau étincelant de la Maison Rouge, qui prend place dans le Théâtre de Tulorim, ville de tous les mystères.