Chapitre II - La dague de RanaL'histoire de Lalyë Teraliel et de Riklau VryhelMes yeux s’ouvrent sur des lattes de bois formant un plafond, celui de l'auberde d'Hidirain dans laquelle j'ai dormi. J’ai les muscles des épaules et du dos endoloris, aussi je me hisse hors du lit. Je prends un bref instant pour me rendre compte que c’est là la première fois que je dors dans un vrai bâtiment fait de bois et que je dors dans un vrai lit – trop – moelleux. Lorsque j’étais esclave chez les Shaakts, nous étions parqués dans des abris ouverts sur l’extérieur, seulement protégés du gros des intempéries et nous dormions sur des lattes à même le sol ou sur des hamacs pour les plus chanceux. Après le massacre engendré par notre évasion, lorsque je fus recueilli dans la Caverne des Contrebandiers, c’est dans un lit de fortune, rembourré à la paille et dans une grotte humide que je dormis. Et maintenant, je me retrouve un lit de plume dans une auberge d’Hidirain, une cité mythique que je n’aurais jamais cru visiter un jour. Ma situation s’est considérablement améliorée, c’est indéniable. Mais le poids des remords reste toujours aussi lourd sur mes épaules.
Je me rembrunis à cette pensée, ressassant encore et toujours les derniers jours funestes de la vie de ma chère et malicieuse Chilali, ces jours durant lesquels nous avons fomenté notre évasion jusqu’à la mettre à exécution pour ne retrouver acculés dans un piège. Je ne m’en suis sorti que de justesse, grâce au sacrifice de Chilali, et plein d’autres l’ont rejoint dans la mort. Au final ce n’est qu’une poignée d’entre nous qui est ressortie des murs de l’avilissante Khonfas et je m’en sens responsable, car j’ai mené les miens vers la mort aussi sûrement que si j’avais tenu l’épée shaakt qui les a transpercés.
Un bref regard à l’horizon m’apprend que l’aube n’a pas encore point, mais je ne me sens pas capable de me rendormir, aussi je me lève. Je m’habille rapidement pour descendre dans la salle commune de l’auberge. Je m’attends à la voir vide, mais Ildaryn Aëron s’y trouve. Je crois que je ne me ferais jamais aux noms elfes. Entre le sien et celui de Tanaëth Ithil, le sindel qui m’a sauvé d’une bien mauvaise situation face à des esclavagistes et avec lequel je devrais visiter la ville, je ne m’en sors guère. Enfin, je suppose que Sha’ale Wakhan doit paraître inhabituel pour qui n’est pas woran…
L’aubergiste et moi nous saluons, avec cette voix murmurée, légèrement rauque dédiée à l’aurore, comme si nous avions peur de l’indisposer en parlant plus fort. Je m’accoude au comptoir et commande du pain et de quoi manger un copieux petit déjeuner. Ildaryn s’exécute avec une bonne volonté manifeste, il semble ravi d’avoir des clients voyageurs, si rares dans la Perle qu’est Hidirain.
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Vous connaissez des légendes sur la cité et ses alentours ? lui demandé-je, curieux.
Cela fait longtemps que je n’ai pas eu le moindre livre dans les mains, n’en ayant pas trouvé chez les contrebandiers qui ne contienne pas d’obscures comptes ou relevés de commerces et de fournitures, et j’aimerais beaucoup entendre une histoire.
Ildaryn m’adresse un sourire chaleureux, comme si la demande l’enchante. Je ne connais pas grand-chose des elfes, mais celui-ci a l’air plus expressif que nombre de ses frères. Ce n’est pas pour me déplaire.
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J’en connais de nombreuses, mais il est regrettable que nous n’ayons pas de barde ces jours-ci à l’auberge, sinon vous vous régaleriez. Voyons voir, quelle légende souhaitez-vous entendre ? Celle contant l’avènement du Dragon Noir ? L’obélisque de la discorde ? L’histoire de Lalyë Teraliel et de Riklau Vryhel ou comment la dague de Rana fut perdue ?Je n’ai guère envie d’entendre parler d’un quelconque dragon noir ou de choses affreuses et lointaines.
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De quoi parle la légende de l’obélisque de la discorde ?-
D’une obélisque qui attirait la foudre et que l’on attribuerait à Valyus.Je hausse les épaules, elle ne me botte pas plus que ça.
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L’histoire de la dague, alors.L’aubergiste acquiesce avec un grand sourire.
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Bien, parfait, celle ci m’a été contée il y a quelques années par une hinïonne barde qui venait de Cuilnen.***
Ildaryn se lançe alors dans la narration de l’histoire des deux êtres. L’histoire s’était déroulée en des temps très lointains, et avait prit pour théâtre les montagnes d’Hidirain. Lalyë Teraliel était une hinïonne de la Perle Blanche comme il y en a tant, vivant convaincue qu’il n’y aurait jamais que paix dans son monde, ne voyant les récits des guerres et des autres villes que comme des histoires lointaines qui jamais ne la toucheraient. Lalyë avait un visage commun pour les siens, n’étant pas particulièrement remarquable pour son minois, mais on disait d’elle qu’elle se déplaçait de façon si aérienne et discrète qu’on l’aurait dite fille de Rana, si bien qu'on lui offrit une dague qui fut forgée dans les plus hauts monts d'Hidirains, dont on disait qu'elle fut autrefois brandie par la déesse.
Un jour qu’elle se baladait dans la forêt, elle se fit capturer par un groupe de shaakts qui avait outrepassé les frontières d’Hidirain et faisait une excursion dans ses montagnes. Elle se fit ligoter et enfermer dans un campement qu’ils avaient dressé non loin de la frontière, dans un défilé.
Ils tentèrent, des semaines durant, de lui arracher par mille tourments l’emplacement de la cité Blanche. Elle qui avait toujours vécu dans la paix, ignorante les souffrances physiques, devint fine connaisseuse des douleurs que pouvait supporter un corps, car les shaakts étaient passés maîtres dans l’art de la torture. Jamais son souffle ne trahit les siens et elle endura, hurlante, les sévices qu’ils lui imposèrent. Cependant un shaakt avait durant tout ce temps observé l’hinïonne et appris à apprécier son courage et son dévouement pour les siens. Petit à petit, il se rendit compte que sa souffrance lui faisait mal à lui et qu’à chacun de ses cris son cœur se serrait plus fort et plus d’une fois il se retrouva assis, adossé à la cabane d’où elle était retenue prisonnière et torturée, la tête dans les mains en espérant que tout s’arrête.
Alors, lentement, il entreprit de s’approcher de l’hinïonne entre deux séances, alors qu’elle reposait, brisée, dans sa cellule. Il ne pouvait rien faire pour la faire sortir, mais il lui apportait de l’eau lorsque personne ne pouvait le voir, des rations supplémentaires qu’il puisait dans ses biens et tâchait de soulager sa peine comme il le pouvait. Au début, Lalyë se montra méfiante car elle craignait une nouvelle ruse des shaakts pour achever de la briser, mais, petit à petit, elle en vint à songer qu’elle pouvait tout aussi bien profiter des bienfaits de ce shaakt qui se nommait Riklau Vryhel. Elle en vint à espérer ses venues car il représentait la seule once d’apaisement que ses jours lui apportaient et ils discutaient dans le silence de la nuit, s’échangeant des murmures à travers les barreaux.
Si Lalyë était apaisée par la présence de Riklau, le cœur de ce dernier n’était plus qu’un amas de souffrances, car à chacune de leurs séparations, il savait qu’il ne la verrait que dans un état bien pis qu’il l’avait quittée et que chacun de ses cris ne faisait que le mortifier plus encore. Il voyait le cygne qu’elle représentait pour lui revenir les ailes ensanglantées, blottie dans sa douleur. Petit à petit se délitait tout ce qui faisait de lui un shaakt.
Un soir, alors qu’il lui rendit visite, il la trouva incapable de parler, recroquevillée dans un coin et agitée de soubresauts. Il comprit alors qu’une chose horrible lui avait été faite et que les derniers lambeaux de sa dignité lui avaient été arrachés. Elle n’avait plus rien d’aérien, elle n’était plus qu’un aria de souffrances. Il entra alors dans une rage folle car cette vision eut raison de son esprit. Il se saisit de la dague de Rana que possédait autrefois Lalyë et qui reposait sur une table non loin, dans sa vision mais à jamais hors de sa portée pour mieux la narguer. Avec cette arme, Riklau tua nombre de ses frères d’armes dans leur sommeil, un à un, dans une froide et terrible efficacité. Il récupéra sur le cadavre de leur capitaine les clefs de la cellule et délivra l’hinïonne inconsciente, l’emportant dans ses bras loin du campement. Des semaines durant il erra sans but dans les montagnes d’Hidirain, une Lalyë s’affaiblissant de jour en jour sur le dos.
Or, même si Riklau avait renié ses origines, il n’en restait pas moins un shaakt de Khonfas qui sont des êtres n’aimant ni l’air et le ciel et leur préférant l’obscurité des grottes. Aussi, lorsqu’il se trouva démuni, ne sachant plus que faire, il se trouva une grotte profonde et s’enfonça dedans, y emportant Lalyë avec lui. C’est dans l’obscurité de cette grotte, lovée dans les bras d’un shaakt, qu’elle périt. On raconte cependant qu’avant de mourir, elle prononça des mots de bénédiction à Riklau avant de se saisir de la dague de Rana qui recueillit alors son dernier souffle.
Riklau ne fut plus jamais revu foulant l’herbe de Yuimen et l’ont dit qu’il se terre encore, le cœur réduit en poussière et gardant la Dague de Rana comme le dernier souvenir de Lalyë, persuadé que par son souffle, son âme demeure à l’intérieur.
***
J’agrippe le comptoir de ma grosse patte et enserre le bois, mes griffes enfoncées dedans dedans tandis qu’un grondement profond sort de ma gorge. Ildaryn, qui n’avait pas remarqué mon état, relève alors la tête et laisse échapper un hoquet lorsqu’il aperçoit mon visage. Cette histoire éveille bien trop de souvenirs, possède un écho de réalité bien trop tangible pour que je la supporte sans broncher. Car je sais que les tortures qui furent infligée à cette femme sont des sévices qui furent imposés aux miens, à ceux qui restèrent en vie à l’intérieur des murailles de Khonfas lorsque la herse fut rabaissée, les laissant à la merci des shaakts.
J’ai besoin de plusieurs minutes avant de reprendre mon calme et je finis par rentrer mes griffes, laissant dans le bois cinq petits trous. L’aubergiste me regarde sans comprendre ma réaction.
C’est alors que j’aperçois Tanaëth, j’ignore depuis combien de temps il est ici et ce qu’il a entendu de l’histoire. Je hoche sombrement la tête dans sa direction avant de reporter mon attention sur Ildaryn.
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Je crois que j’aimerais retrouver cette dague.Car c’est une dague qui ne doit demeurer dans les profondeurs de la terre, c’est une dague qui doit retrouver l’air libre et attester des souffrances auxquelles elle a assisté, elle doit renaître, pour que le dernier souffle de Lalyë retrouve les cieux.
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Tu sais, ce n’est qu’une légende, me dit Ildaryn, incertain. Il est probable qu’elle ne se trouve plus sous terre et que Riklau, s’il a jamais existé, soit mort.-
Ce n’est qu’une raison de plus.