En passant le dernier contour de l'escalier qui nous dissimule encore les forges si j'ai bien compris les paroles du jeune Thorkin, je me heurte à un véritable mur de chaleur, qui rend floue ma première vision de la nef démesurée autant que rougeoyante, mais j'en vois assez pour me figer une nouvelle fois d'incrédulité devant le spectacle ahurissant que constituent les forges du Rock! Le jeune nain a bien ménagé son effet, nous faisant arriver par une petite entrée en hauteur qui nous offre une vue panoramique de l'incroyable salle aux flots de lave continus. Car c'est bien cela qui forme un véritable fleuve autour de constructions pyramidales, cela qui s'en déverse d'ailleurs, en flots ininterrompus et rugissants, grondant comme pour souligner le vacarme des marteaux qui martèlent sans relâche une symphonie complexe!
Un mur de chaleur, mais aussi un rempart sonore, qui occulte dans un premier temps l'activité fourmillante du lieu. Loin d'être aussi déserte que la plupart des quartiers que nous avons traversé, toute une petite foule se presse là, empressée d'amener à grand renfort de wagonnets rustiques mais ingénieusement conçus minerais et joyaux, pressés de retourner creuser dès leur stock écoulé, qui se croise en grommelant, en rouspétant ou au contraire en se saluant de signes joviaux. Notre guide me sort de ma stupeur, nous invitant à le suivre:
"Venez, on y est presque, Maître Baldwin travaille dans la grande Forge, celle du centre!"
Il dévale agilement une rampe parsemée de quelques marches qui nous conduit dans une espèce de couloir détourné où la chaleur se fait un peu moins étouffante, du fait du bon courant d'air qui le parcourt, probablement une aération volontaire vu sa forme et les quelques ouvertures soigneusement disposées qui le parsèment. Nous le suivons et parvenons peu de temps après à la porte de la forge elle-même, du moins l'une des portes car il semble y en avoir de nombreuses destinées au transport des minerais. Les battants de mithril rouge sont ouverts, et merveilleusement ornés de gravures évoquant tous les aspects de la vie des Thorkins qui mettent en scène l'art issu des forges, de la chopine aux portes principale de la cité sans doute, du cerclage des roues et tonneaux aux armes et armures les plus impressionnantes, rien ne semble manquer. Deux gardes surveillent d'un oeil blasé entrées et sorties de leurs compatriotes, nombreuses, mais se redressent de toute leur taille et bombent le torse en nous voyant approcher:
"Holà voyageurs! Qu'est-ce qui vous amène en nos forges?"
"Bonjour, nous souhaiterions nous entretenir avec Maître Baldwinn, le tenancier de l'auberge du Troglodyte nous a recommandé de nous adresser à lui."
Notre guide en herbe approuve d'un vigoureux hochement de tête, puis tend la main à notre attention. Je lui glisse quelques petites pièces en le remerciant, puis attends la réaction des gardes. L'un d'eux finit par bougonner dans son splendide ornement pileux d'un roux profond orné d'anneaux de différents métaux:
"Mouais, ça va. Première porte à droite, puis la porte tout au fond du couloir. Vous égarez pas, seriez capables de vous brûler en ouvrant certaines portes."
Je ne peux m'empêcher de lui répondre sur un ton légèrement taquin:
"Hum, ça en fait des portes! Bon, première à droite puis tout au fond, on ne risque guère de se tromper. Merci!"
Sans demander mon reste, je pénètre dans l'étrange bâtiment, surpris que la chaleur puisse augmenter encore, et frappé par la puissante odeur de métaux et de roches brûlantes qui règne ici en maîtresse incontestée. Sha'ale me suit toujours, peut-être accaparé par ce qu'il découvre comme je le suis moi-même, et après avoir franchi la porte indiquée et suivi un long couloir étouffant nous frappons enfin à la petite porte de mithril rouge bardée de runes qui protège l'antre du Maître des Forges. Le petit heurtoir finement ciselé en forme de marteau que j'utilise à cet effet, après tout s'il a été placé là ce n'est pas pour des prunes, produit un son tout à fait étonnant, mélodieux comme le tintement de deux verres de cristal. La porte s'ouvre peu après sur un Thorkin âgé, gros cigare fumant aux lèvres, borgne et musculeux comme seul un forgeron peut l'être. Sa barbe et ses cheveux blancs sont soigneusement maintenus par de sobres mais magnifiques ornements d'un métal que je ne connais pas, et le regard de son oeil unique semble assez perçant pour vous jauger un bonhomme sans avoir besoin de l'examiner deux fois. Il nous examine tour à tour, puis nous fait signe d'entrer en reculant pour s'écarter de la porte, grommelant entre sa pilosité et son cigare mâchouillé:
"Pas courant de voir un Woran, pas plus de voir un Sindel, mais alors les deux ensemble c'est une rareté. Entrez, et dites-moi donc ce qui vous amène ici, compères improbables, car je gage à vos mines que ce ne sont pas mes merveilles que vous convoitez."
Un petit éclat brille dans ses yeux, indiquant qu'il vient de faire une plaisanterie, tandis que nous entrons dans...un four. La pièce dans laquelle nous arrivons est rectangulaire, sobrement meublée en son centre d'une table basse ronde encombrée de croquis et de quelques fauteuils d'aspect aussi antique que confortable. Sur les murs, nulle tenture, nulle décoration, seules deux portes et une fenêtre donnant vue sur le fleuve de lave ornent les parois. Vue directe sur le magma, quoi d'étonnant à ce qu'il fasse chaud? Résistants, ces Thorkins, aucun ne m'a semblé incommodé par la chaleur ambiante jusque là. Nous nous installons à l'invitation du forgeron, qui prend place lui-même après une brève incursion dans l'une des pièces voisines d'où il ramène trois chopes d'une bière étonnamment fraîche. Il les dépose devant nous, observant nos réactions avec un petit air matois.
"Mais parler, ça donne soif. Et ici, il faut boire souvent, si vous me permettez ce conseil."
Il lève sa chope à ces paroles, puis daignant enfin retirer son cigare de ses lèvres, en avale une longue rasade. Je déguste pour ma part une petite gorgée, sentant déjà Syndalywë prête à récriminer, puis me lance, le regardant bien dans l'oeil, ce qui nécessite un certain effort pour ne pas loucher, ni s'attarder ostensiblement et peut-être malencontreusement sur son oeil perdu.
"Nous cherchons des reliques. Je laisserai mon compagnon parler pour lui-même, en ce qui me concerne c'est une épée ardente qu'il m'intéresse de retrouver, et de brandir à nouveau. L'aubergiste Lugrund nous a dit qu'elle se trouvait au fond de la faille des tempêtes, et qu'on n'allait pas là-bas aisément. Il semblait penser que vous pourriez bien connaître quelqu'un connaissant ce chemin, et en savoir davantage sur cette arme."
Baldwinn Hoeckenström hausse un sourcil broussailleux, me dévisageant intensément en silence pendant quelques secondes avant de répondre:
"Bon nombre de guerriers Thorkins, de bons guerriers, de prêtres de Meno aussi, ardemment si je peux m'exprimer ainsi, et quelques aventuriers ont déjà tenté de récupérer cette lame légendaire. Aucun n'est revenu. La Faille des Tempêtes est un mythe, une légende, nul Thorkin vivant n'en connait l'emplacement exact pour ce que j'en sais. On la situe au nord-ouest parce que c'est, selon la légende, dans ces zones étranges et dangereuses que son dernier porteur aurait été précipité dans une faille béante et sans fond par un Sylphe. Ceci après qu'il ait vaincu l'Hinïone qui possédait ce bel arc que tu portes, Sindel, tu le savais sans doute, la légende est assez connue dans la région."
J'opine à ses derniers mots, réfléchissant à l'implication de ses paroles, nul n'en connaît l'emplacement exact, mais peut-être certains s'en sont-ils rapprochés. La présence mon arc semble l'étonner et l'intriguer, se pourrait-il que cela l'incite à passer sous silence ce qu'il sait à propos de ce lieu et de cette arme? Je lui réponds en choisissant mes mots avec soin:
"Cet arc, comme cette épée ardente si je venais à la découvrir, serviront la cause du Rock Armath et d'Hidirain, entre mes mains. Vous savez que la guerre gronde partout autour de vous, la frontière avec les Shaakts de Khonfas est-elle si lointaine? Je suis un Hirdam Sindel, formé à l'art de la guerre, et mes compétences comme mes lames seront vôtres si des troubles venaient à éclater malgré le secret qui vous entoure."
Le vieux Nain me scrute une nouvelle fois, me donnant l'impression qu'il regarde au travers moi comme s'il était plongé dans une profonde réflexion. Pour finir son oeil revient happer mes prunelles, et il marmonne:
"En principe, nous autres Thorkins on est pas vraiment d'accord avec la façon de voir les choses des tiens, Sindel."
"Tanaëth Ithil, c'est mon nom Maître Baldwinn."
"Tanaëth, donc. Seulement, il en est certains des tiens que je rencontre de temps à autre, et force m'est d'admettre qu'ils me sont plutôt sympathiques dans l'ensemble, bien éloignés des arrogants petits salop...pardon, des traditionnels et hautains Sindeldi tels qu'il s'en trouve un certain nombre, pour ne pas dire un nombre certain."
Je ne peux me retenir de rire avec légèreté à ses paroles, haussant les épaules pour signifier que je suis plutôt d'accord avec le fait que certains de mon peuple sont d'ignobles pourritures arrogantes et avide de pouvoir. Pour le reste de ses paroles, j'y vois plutôt une bonne nouvelle, il ne m'éconduira pas forcément. Par contre je trouve surprenant qu'il côtoie des Sindeldi dans la région, aussi je l'interroge, étonné:
"Vous rencontrez des Sindeldi dans ces montagnes?"
"Oui, ça arrive, il y en a quelques-uns qui viennent de temps en temps échanger quelques biens. Pour en revenir à cette épée, la légende oublie parfois de préciser qu'elle possédait un fourreau enchanté, qui seul permettait de la transporter sans tout incendier autour."
"Voilà qui est bon à savoir...et ce fourreau, auriez-vous une idée de l'endroit où il pourrait se trouver?"
Un sourire incroyablement finaud le ride de toutes parts, alors qu'il me répond:
"Vous devriez vous adresser au Temple de Meno, sieur Tanaëth Ithil. Il se trouve juste en dessous de l'endroit où nous sommes. Toutefois, attendez-vous à être éprouvé, car ce que vous demandez n'est pas négligeable, cela fait partie intégrante de notre histoire et de nos légendes."
J’acquiesce en le remerciant de cette précieuse information, la piste se réchauffe, quel intérêt aurait-il à m'inciter à aller demander ce fourreau au Temple de Meno s'il était certain que l'épée elle-même était perdue pour toujours? Cette histoire d'épreuve me fait penser à une espèce de chemin initiatique, visant tout d'abord à définir s'ils peuvent me faire confiance, ou pas, avant de me révéler leurs secrets. Rien de plus logique, au fond, il ne me reste plus qu'à me plier à ce rituel. J'attends toutefois que Sha'ale ait posé ses questions à propos de la dague de Rana, nous aviserons ensuite ensemble de la meilleure manière de procéder.
|