Il n'y a pas grande distance entre Hidirain et Rock Armath, mais il me faut tout de même demander mon chemin à deux reprises, une chance que les Hinïons soient de nature serviable dans la région, avant de dénicher le chemin escarpé qui y mène. Si Hidirain n'est que très peu défendable, la troupe qui se risquerait sur ce sentier de chèvre, en revanche, paierait indubitablement un lourd tribut pour chaque mètre parcouru. Je songe qu'il pourrait bien y avoir là une voie de repli en cas d''assaut sur la perle blanche, pour autant que les relations entre Thorkins et Hinïons soient aussi bonnes que les apparences le suggèrent, ce que j'ignore totalement à vrai dire. Mais ces considérations stratégiques ne font qu'effleurer mon esprit, encore plein des moments que je viens de vivre, et je me surprend à chantonner à mi-voix tout en gravissant la pente abrupte d'un pas enjoué, ce qui ne m'était pas arrivé depuis mon adolescence. Ce constat me fait sourire largement, je me suis enfin retrouvé complètement, après plus de quarante années de confusion, et c'est là que je réalise à quel point nous sommes chanceux, nous autres Elfes, d'avoir une vie qui franchit allégrement les siècles. Aurais-je été humain que je serais mort avant de sortir de ma sombre torpeur! Hum, en y pensant, je serais sans doute mort avant d'avoir rencontré Jaëlle, ou du moins aurais-je été semblable à un vieux pruneau ridé bien incapable de charmer la moindre demoiselle. Alors que là, au fond, mon existence ne fait que commencer, et j'entends bien la mener tambour battant dorénavant!
Les portes de la cité Thorkine...enfin! Elles sont impressionnantes, vastes blocs de pierre qui doivent peser des tonnes et qui se confondraient avec les parois rocheuses si elles n'étaient soulignées d'une sculpture de guerrier nain massive et inquiétante. J'aperçois Sha'ale qui les observe à une distance respectable, et en le voyant là, je songe que sa vie à lui est semblable à celle d'un humain, brève comme un crépuscule, et qu'il serait maladroit de ma part d'évoquer ce sujet de la longévité en sa présence. D'autant plus que je suis convaincu qu'il vaut mieux vivre cinquante ans en étant libre que mille en étant enchaîné, que ce soit par des fers ou par un carcan social, religieux ou que sais-je encore. En ce sens, ma foi en Sithi n'a rien de contraignant, bien au contraire, dès l'instant où je ne suis pas soumis à l'autorité cléricale. Pensant à notre bienveillante créatrice, je lui adresse une prière silencieuse, la remerciant de sa bonté, des signes qu'elle m'a envoyé et qui donnent à ma vie un relief et une intensité qu'elle n'a jamais eu auparavant.
Bien vite j'arrive assez près de mon ami Woran pour le héler joyeusement sur le ton de la plaisanterie:
"Tu n'as pas fini le tonnelet de bière en m'attendant, au moins?!"
D'un pas vif et assuré je le rejoins, le sourire aux lèvres, et désigne le paysage qui nous entoure d'un large geste:
"C'est magnifique, non? Je pense qu'après notre aventure, je vais rester un peu dans la région."
Un petit clin d'oeil enjoué, qui suffira je n'en doute pas à lui révéler le résultat de mon entrevue, puis je désigne les portes d'un regard en ajoutant:
"Bon, on se lance dans ce monde du dessous, histoire de voir s'il est aussi splendide que celui du dessus?"
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