Finalement, nous avons croisé plusieurs Shaakts tout au long de la distance relativement courte qui nous séparait de la partie externe de Khonfas sans éveiller le moindre soupçon. Intérieurement, je me répétais sans cesse :
(Je suis une Shaakt. Je suis une Shaakt. Je suis une Shaakt.)
En plus de me conforter dans mon rôle fraichement endossé, cela m’occupait l’esprit et m’évitait de penser aux conséquences qu’aurait pu avoir un démasquage.
Mais maintenant que nous nous trouvons à l’entrée de la taverne, la panique me gagne à nouveau, tandis qu’une bouffée de chaleur se répand de mon ventre à mon visage. Ylias me murmure un « courage », avant de pousser la porte grinçante de la Diablâtre.
À cette heure-ci de la journée, l’endroit n’est pas très fréquenté. Rapidement, toujours sur mes gardes, j’effectue un tour de salle. Le serveur est un humain bedonnant, au tablier sale et au crâne dégarni. Sur notre droite, deux nains manifestement ivres chantent gaiement en l’honneur d’un ancien roi. Je ne connais pas suffisamment l’histoire de ce peuple pour savoir s’il s’agit d’un mythe ou d’une légende. Peu m’importe. Au fond de la salle, un elfe encapuchonné m’intrigue. Il est seul, silencieux, et semble vouloir se cacher.
(Ses mains ne sont pas noires, c’est déjà ça.)
Le regard du tavernier change lorsqu’il nous aperçoit. Je présume que les Shaakts n’ont pas forcément bonne réputation dans la taverne, même si au fond, elle se trouve sur leur territoire. Cette crainte qu’il peut avoir de nous nous facilitera peut-être la tâche : il répondra plus facilement à nos questions.
Et comme je l’avais prédit, à peine posons-nous nos arrière-trains sur les tabourets garnissant le large comptoir que l’homme bouffi nous interroge, dans une politesse bien trop mielleuse, sur ce que nous désirons boire. Ylias commande deux bières. Lorsque l’homme revient avec les deux blondes, il ne lui laisse pas de répit.
- « Tavernier, dis-moi. Connais-tu la maison abandonnée de Irvsie Ertis, dont la légende n’est plus à refaire ? Peux-tu me dire où elle se situe exactement ? »
Et afin de ne pas éveiller des soupçons quant à nos intentions concernant cette maison, Ylias continue :
- « Je suis moi-même un descendant des Ertis et j’aimerais grandement faire honneur à la réputation que mon arrière-arrière-grand-tante avait jadis. »
Lorsqu’il Ylias mentionne qu’il est descendant de Irvsie Ertis, je dois me concentrer comme rarement j’ai eu la faire durant ma courte vie pour ne pas exploser de rire. C’est un rôle qui ne lui correspond tellement pas. Par contre, le tavernier lui, ne rit pas du tout. Sa tête se décompose sous nos yeux, ce qui me donne encore plus l’envie de rire. Pour ne pas succomber à cette tentation, je toussote légèrement et me force à penser à quelque chose de triste pour retrouver tout le sérieux dont je suis capable.
D’une voix faible et en bégayant légèrement, le tavernier marmonne.
- « Je… je peux vous…vous dire où se trouve cette… maison, oui. Mais…mais je… Malheureusement elle… Enfin… La maison… »
Ylias faisant semblant de s’énerver s’écrie :
- « Parle plus fort, bon à rien ! Et termine ta phrase bon sang ! QUOI, la maison ?! »
L’homme se mit à parler d’une voix plus faible encore, en se ratatinant sur lui-même alors qu’Ylias, dans sa fausse colère, s’était levé et avait tapé du poing sur le comptoir.
- « Et bien… Je… Je crains qu’elle ne fasse plus partie du patrimoine des Ertis. Elle est habitée par d’autres Shaakts. »
Sous l’annonce de cette nouvelle, le visage d’Ylias change du tout au tout. Heureusement, le tavernier peut traduire ce changement de mimique par de la stupeur, bientôt suivie par de la colère. Je sais, moi, qu’Ylias voit notre plan s’écrouler. Si la maison est occupée, impossible d’y pénétrer aisément et de la fouiller à loisir. Heureusement, Ylias, en bon comédien, poursuit son numéro et joue les Shaakts agacés. Il attrape sa bière et l’envoie s’éclater contre le mur placé derrière le bedonnant, ce qui, durant un court instant, fait taire les nains et apaise quelque peu mes pauvres oreilles. Il se dirige ensuite vers une table plus éloignée, en criant au tavernier :
- « Apporte-moi une autre bière ! Et ne compte pas sur moi pour la payer ! »
Nous attendons de recevoir la seconde boisson et de voir le tavernier affairé avant de discuter de nos plans. Nous pouvons parler à voix relativement haute : l’elfe du fond de la taverne a quitté l’endroit lorsqu’Ylias a mentionné son faux nom de famille. Et les nains se sont remis à chanter tellement fort, que le tavernier ne peut nous entendre. Paniquée, j’entame la conversation.
- « Qu’est-ce qu’on va faire ? Si la maison est occupée, on ne peut pas y entrer pour la fouille… Une idée, monsieur l’arrière-arrière-petit-neveu d’Irvsie Ertis ? »
- « Hey, ne te moque pas ! J’ai bien fait ça, non ? »
Nous sourions tous les deux. S’il est vrai que nous n’avons pas de plan pour la suite, la scène que nous venons de vivre était assez drôle. Après un silence où chacun de nous revivait les évènements mentalement, je reprends.
- « Que penses-tu de ça ? L’idée ne me plait pas réellement, mais bon… Nous pourrions nous démasquer, enlever ce charbon qui nous salit la figure et nous rendre tout de même à la maison. Là, on se fait passer pour des esclaves. On aura bien du temps, à un moment où à un autre, pour fouiller la cave, non ? Pour sortir de là par contre, il faudra…improviser.»
Je trouvais l’idée plutôt bonne, à vrai dire, et j’étais fière de la proposer à mon ami. La seule chose qui me dérangeait était la probabilité que les nouveaux propriétaires du foyer soient apparentés aux trois Shaakts qui ne me sont pas inconnus. Mais je suppose que la chance que ce soit le cas est relativement mince…
- « D’accord. Donc, tu voudrais qu’on se fasse passer pour esclaves ? Ce n’est pas idiot. Ça résout ce problème de différence de race qui nous empêche d’aborder la ville souterraine. Par contre, c’est sûr qu’on aura des difficultés pour s’évader ensuite. Mais on fait une bonne équipe, on finira bien par s’en sortir ! »
L’idée de cette nouvelle machination progresse dans mon esprit, lentement, mais y trouve une place de plus en plus confortable. Je réfléchis à la manière dont nous pouvons nous faire engager comme esclave chez les Shaakts tout en terminant mon breuvage. Y a-t-il un marcher ? Nous devrons prendre encore quelques renseignements avant de partir.
Alors que je suis perdue dans mes pensées, les nains braillards terminent leur chanson. Ils sentent l’alcool à plein nez et l’un d’eux s’est dressé sur un tonneau, sans doute pour se sentir plus fier lors de son flux incessant de paroles qui nous inonde les oreilles aussi bien qu’une vague l’aurait fait.
Un mot pourtant, retient mon attention sur ce qu’il raconte. Alors qu’il continue de vociférer son discours d’une voix rauque et gutturale, j’écoute à présent l’être aux courtes jambes et à l’accent rocailleux. Je vois qu’Ylias en fait de même, il a relevé la tête, comme si le nain ne parlait suffisamment fort.
(La Crique aux Deux Courants ?)
- « Et vous ne devinerez jamais ce qu’on a trouvé, dans cette crique ! Hips ! Des grottes ! Ah oui oui, des grottes ! Mais pas n’importe quelles grottes ! Y en a une ! Immense ! Et vous savez c’qu’on y trouve ? Hips ! De l’ooooor ! J’vous l’dis moi ! De l’or ! Même que d’main, avec…hip !... Mon ami Dalbuwn, on va allez en chercher un p’tit peu ! »
- « Un p’tit peu ? Hips ! Beaucoup, tu veux dire ! »
Les pièces du puzzle s’emboitent automatiquement, de manière très claire devant mes yeux.
- « Ylias ! C’est là que nous devons aller ! La Crique aux Deux Courants : l’air, et l’eau ! Les beautés ensoleillées, je suis sûre qu’il s’agit des trésors dont parlent les nains ! Sauf que nous, nous devons y aller à la nuit tombée, dans l’obscurité ! »
Mais Ylias ne parait pas convaincu. Il ne me répond pas tout de suite et garde une mine renfrognée.
(Ah parce que ton idée de maison abandonnée qui ne l’est plus et qui nous réduit à l’esclavagisme te plait mieux, peut-être ?)
- « Je ne sais pas… Ça me parait peu probable, tu sais. »
- « Peut-être ! Peut-être que je me trompe totalement et que tu as raison. Mais qu’est-ce que ça nous coûte ? Tout ce qu’on risque, c’est de reporter notre infiltration dans la maison de deux petits jours. Et imagine si j’ai raison ! Pas d’esclavagisme ! Pas de Shaakt ! Et l’arc ! L’arc ! »
Ylias ne répond toujours rien. Pourtant, je suis convaincue que nous devons nous rendre à cette crique et je fais des efforts considérables pour ne pas parler trop fort, tant la motivation et l’engouement me gagnent.
- « En plus, c’est facile ! Il nous suffit d’attendre demain et de suivre les nains pour savoir de quelle grotte ils parlent. Rien de plus simple ! On pourrait même se remplir un peu les poches de cet or dont ils parlent, ça pourrait nous servir au cas où nous devrions monnayer notre embauche chez les Shaakts ! »
- « Mouais… Après tout, c’est vrai qu’on n’a rien à y perdre. Dans le pire des cas, on aura de l’or et on aura passé une journée à visiter les grottes. »
Je retiens un petit cri de victoire, heureuse pour une fois, de mener notre expédition. Les choses seraient donc ainsi : demain, nous suivrions les nains jusqu’à la crique, puis la grotte.
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