Ce sont les gémissements de douleur des deux Shaakts blessés qui me tirent de mes pensées morbides. L'un des archers vit encore, ma flèche lui a percé les entrailles, une sale blessure qui finira par le tuer, mais pas avant plusieurs heures. La Shaakt que je traque depuis tant de jours est également encore en vie, le dernier trait que je lui ai décoché a frappé un peu plus haut que celui ayant abattu le tireur survivant, au niveau des côtes flottantes. Son armure a certainement amorti l'impact, la plaie n'est probablement pas mortelle mais ajoutée à son poignet brisé et aux ravages que le feu a infligé à son visage elle a suffit à la terrasser momentanément. A ses côtés, le cadavre de mon père gît, ses vêtements de voyage sont imprégnés de son sang et sa poitrine ne se soulève plus. Une nouvelle vague de nausée menace de me submerger mais je déglutis à plusieurs reprises en m'efforçant de me convaincre qu'il n'y avait pas d'autre issue possible. J'aurais pu tenter de le faire prisonnier, mais dans quel but? Le ramener dans mon pays natal pour qu'il y soit jugé? Folie, l'écrasant pouvoir des Ithilausters se serait manifesté et il y aurait simplement eu deux morts discrètes, à moins qu'ils ne nous envoient dans la seconde au bagne de Raynna. Cela fait longtemps que le mot "justice" ne signifie plus rien au Naora.
Je me relève péniblement et m'approche des marches, le regard fixé sur le visage de mon traître de père. Je le contemple longuement, perdu dans mes souvenirs. Il y a eu beaucoup de moments heureux dans ma jeunesse, je me souviens avoir été entouré d'une vraie famille, unie et aimante. Mes yeux dévient et se posent sur la lame bleutée qu'il a lâchée en mourant, je la ramasse songeusement et la fait lentement tourner entre mes mains. Sans doute est-ce cette arme qui m'a donné envie de devenir un guerrier. Mon père la portait toujours, elle était pour moi un symbole de force et de noblesse, j'étais comme tous les enfants, fasciné par ce beau métal rutilant et ce qu'il représentait dans un idéal n'appartenant en définitive qu'aux contes. J'ignorais tout de la mort à l'époque, les combats n'étaient pour moi que des jeux aimables qui finissaient autour d'un gâteau et d'un jus de fruit. Je sais ce qu'il en est, aujourd'hui. La mort n'a rien de beau, jamais. La mort souille, pue, chaque vie tranchée assombrit un peu plus l'âme et le coeur de celui qui la prend. Finirais-je par y devenir indifférent, comme tant de tueurs avant moi? J'espère que non, mais je sais à cet instant que je ne peux en être certain. Je me suis endurci, j'ai dressé de froides protections mentales simplement pour ne pas sombrer dans la folie. Je ne pense presque jamais à ceux que j'ai tués, pour certains je ne me rappelle pas même de leurs visages. Alors que serais-je dans quelques années, si je poursuis ma route pavée de cadavres? Que serais-je lorsque j'aurais vécu une vraie guerre, comme j'en ai l'intention en souhaitant apporter mon appui à la défense d'Eniod? Je n'ai pas de réponse à cette question. Juste un espoir en lequel je ne crois plus guère en ce jour sombre entre tous. Chaque mort nous rend plus dur, plus distant, c'est une lente descente aux enfers, vicieuse et presque indiscernable. On change, mais on ne le réalise pas vraiment.
(Tu as fait ce qu'il fallait, Tanaëth. La mort fait partie du cycle de la vie, peu de choses sont éternelles. Préserve au fond de ton coeur la seule chose qui ait le pouvoir de donner un sens à tout cela, c'est le seul conseil que je puisse te donner.)
(Et cette...chose...qu'est-ce au juste, Syndalywë?)
(L'amour, Tanaëth. Aime la vie, aime tes proches et tous ceux qui ne cherchent pas à nuire à autrui.)
(C'est facile à dire, sans vouloir t'offenser.)
(Je sais. Tu n'as pas idée à quel point je le sais.)
Je frémis en tentant de comprendre, réalisant qu'elle a traversé des éons innombrables, elle a partagé un nombre incalculable d'existences, mêlée de la plus fusionnelle façon qui soit à l'esprit de ses élus. Combien de fois a-t'elle partagé un acte meurtrier? Combien de fois a-t'elle partagé l'agonie d'un être auquel elle s'était liée pendant des années, des siècles, des millénaires? Non, je n'ai pas la moindre idée de la manière dont elle peut avoir conservé foi et joie de vivre malgré tout cela. Mais je suis heureux qu'elle soit à mes côtés. Sa présence est un puissant garde-fou, le seul capable de m'empêcher durablement de m’abîmer dans les ténèbres de la folie, sans doute. Je soupire doucement pour chasser les ombres de mon esprit puis m'approche de l'archer et plante d'un coup sec et précis l'arme de mon père dans son coeur, abrégeant ainsi ses souffrances. Une mort de plus...
Je dégage la lame d'une saccade et me dirige ensuite vers la guerrière à l'armure ornée d'arachnides, frôlant son cou du tranchant de mithril coupant comme un rasoir. Elle me fixe haineusement, ses prunelles de charbon voilées de souffrance, puis grogne:
"Achève-moi, petit bâtard! Allez, courage, fais ça vite et bien!"
Je secoue négativement la tête et rétorque doucement:
"Il y a des choses que j'ai besoin de savoir. Je vais te poser quelques questions, réponds sans détours et tu vivras peut-être."
Elle ricane, puis tousse et crache un peu de sang avant de me répondre avec un insondable mépris:
"Tu es faible, lâche, émotif et bouffi de compassion comme tous les tiens, pitoyable petit elfe décoloré. Vous n'êtes bons qu'à nous servir d'esclaves! Je ne crains pas de rejoindre Valshebarath, cesse de geindre et tue-moi, qu'on en finisse!"
Je la fixe un instant en silence, les traits figés en un masque neutre, puis je me force à adopter un très léger sourire en coin que je veux cruel et sadique, bien que je sache pas si le résultat a la moindre chance de la tromper:
"Tu dois faire erreur sur la personne, Shaakt. Je n'hésiterai pas à prolonger interminablement ton agonie pour apprendre ce que je veux savoir. Mon père t'a-t'il si grassement rétribuée que cela justifie d'atroces souffrances? C'est à son propos que j'ai quelques questions, je ne te demande pas de trahir les tiens..."
"Ton crétin de père nous a offert une fortune pour ta tête, oui. Mais je n'ai que faire de lui, il n'est plus qu'un paquet de viande froide. Alors pose toujours tes questions, peut-être répondrai-je à certaines, pour le seul plaisir de te faire souffrir, crevure de Sindel..."
"Sage décision. Alors dis-moi, est-il venu seul vous trouver? Autre chose, comment vous êtes parvenus à nous suivre dans les montagnes?"
"Il n'était pas seul, non. Il y avait un bâtard avec lui. Un jeune imbécile croisé entre un gris et un vert qui disait pouvoir obtenir des renseignements sur tes actes. Quant à vous suivre...rien de plus simple. Un de mes compagnons était lié à un aigle."
Un jeune bâtard Taurion et Sindel...Meglynn le traître...celui-là ne parlera plus, l'un de ses comparses l'ayant malencontreusement trucidé d'un carreau d'arbalète en plein front lors de mon épreuve d'intronisation à l'Opale de Lune. Par contre cette information implique qu'il a peut-être révélé l'existence de notre sanctuaire à cette Shaakt, voire à d'autres. Ennuyeux. Quoi qu'il en soit je n'y peux pas grand chose, hormis préparer un accueil chaleureux à d'éventuels assaillants et rendre plus sélective l'intronisation parmi les Danseurs d'Opale. Mais je ne me fais pas d'illusions, aucun système de sécurité n'est infaillible, seule une vigilance de tous les instants pourra nous protéger à l'avenir. Je demande encore:
"Mon père, comment a-t'il su où je me trouvais?"
Elle ricane à nouveau, puis désigne la bâtisse devant laquelle nous nous trouvons du menton:
"Il savait que tu étais dans les environs. Il a alors demandé à l'Oracle comment te faire sortir de ton trou. Nous avons massacré quelques Hinïons, et tu t'es bien gentiment lancé à nos trousses comme prévu. Quel effet ça fait d'avoir été trahi par ton propre père, hein sale petite vermine?"
Les insultes de la noire glissent sur la carapace de mon indifférence mais l'évocation de la traîtrise de mon père, elle, parvient à attiser ma colère. Je respire amplement pour retrouver mon calme, tournant mes pensées et mon regard vers le temple et cet oracle dont Llyann m'a déjà parlé. Ainsi c'est ici qu'il se cache? Fort bien, j'ai quelques questions à lui poser.
(Il ne répond jamais qu'à une unique question. Réfléchis bien à celle que...ATTENTION!)
La Shaakt profite de mon inattention pour faucher mes jambes d'un balayage du pied, la garce! L'avertissement de Syndalywë vient trop tard, le coup me heurte brutalement et je tombe sans la moindre grâce, ne parvenant qu'à amortir plus ou moins ma chute d'une main! Mais mon crâne sonne quand même durement contre le pilier le plus proche, manquant m'assommer pour le compte et me procurant un bref vertige! La maudite n'attend évidemment pas que j'ai repris mes esprits pour récupérer l'arc de l'un de ses complices et y encocher une flèche! Par Sithi je vais me faire tirer comme un lapin!
(LE TIGRE!)
Le hurlement mental de ma Faëra m'insuffle une pique de migraine désagréable, mais je parviens malgré tout à invoquer mon fauve d'une pensée, priant pour qu'il apparaisse assez vite! La subite apparition prend la noire de court et je vois une brève expression de panique passer dans ses prunelles, il faut dire qu'elle a des souvenirs certainement très désagréables de mon prédateur! Elle change vivement de cible et tire sur l'animal à l'instant même où je lui ordonne de bondir à l'attaque, elle est rapide mais le fauve l'est tout autant et le trait le cueille alors qu'il saute férocement sur elle! Elle prend de plein fouet la masse du félin, mais ce dernier est mortellement touché par le tir à bout portant, j'ai intérêt à me remuer fissa! Je me relève en grinçant des dents de douleur, ma tête semble abriter toute une colonie de forgerons Thorkins, et je brandis rageusement la lame de mon père avec la ferme intention d'étriper définitivement cette damnée! Mais la Shaakt bien que méchamment balafrée par les griffes du fauve est parvenue à se dégager de mon tigre agonisant pendant que je me redressais, elle roule adroitement sur le côté et s'empare d'une autre flèche dans le carquois de l'archer mort alors que je fonds sur elle! Dieux miséricordieux, elle est vraiment rapide et salement coriace! Elle trouve moyen d'encocher le projectile et de le décocher à l'instant où ma lame heurte l'une de ses cuisses, je lui inflige une méchante entaille mais je sens en même temps le trait se ficher douloureusement dans mon bras, celui qui tient l'épée bleutée!
La lame m'échappe des mains alors que je suis projeté en arrière sous la force de l'impact, j'ai beau être agile je m'encouble piteusement sur une marche de ce foutu escalier et me ramasse en beauté, roulant anarchiquement jusque par terre au grand dam de mon corps qui proteste énergiquement des chocs subis. Ma tête a de nouveau heurté la pierre, ainsi que mon genou droit, je suis salement secoué sur ce coup là. Ma vision se brouille et ma tentative de me relever se solde par une vive douleur articulaire qui me fait retomber aussi sec. La Shaakt s'empare de la lame que je viens de laisser tomber et boîte vers moi avec un rictus haineux aux lèvres, par Sithi que faut-il pour l'abattre?! Son visage est brûlé, lacéré, elle a une flèche dans les tripes et une profonde entaille à la cuisse, le tout saignant abondamment, et elle trouve encore la force de se diriger vers moi pour m'achever?! Je n'en reviens pas, et je commence sérieusement à me demander si elle n'utilise pas une quelconque magie noire pour tromper la mort...
Je me contorsionne hâtivement pour sortir ma lame ardente de son fourreau de ma main valide, tout en me relevant tant bien que mal. Ce simple geste me tire un léger glapissement de douleur lorsque je suis contraint de prendre légèrement appui sur mon genou malmené, mais je parviens tout de même à me remettre debout. La vue de l'ardente semble déplaire souverainement à mon adversaire car elle se fige en marmonnant quelque chose dans sa langue gutturale puis tourne les talons et s'enfuit en clopinant! A croire que la vie ne lui est si indifférente que cela, finalement...Je lui décocherais bien une flèche dans le dos mais mon bras transpercé serait bien incapable de cet effort, et puis amochée comme elle est, elle n'ira pas bien loin. Enfin, je l'espère de tout coeur, mais comme de toute façon je ne suis pas en état de me lancer à sa poursuite et que j'ai épuisé mon stock de potions de guérison, la question n'est que purement rhétorique. Je rengaine ma lame enflammée et sors d'une main un peu tremblante quelques bandages ainsi que ma petite bourse où se trouvent les dernières feuilles de snaria que je possède. Puis j'examine mon bras, me demandant comment retirer cette fichue flèche sans m'infliger davantage de dégâts, ce qui me parait loin d'être évident avec une seule main.
Mouais. Pas le choix, il faut que je la pousse pour en faire sortir la pointe de manière à pouvoir briser la hampe du projectile. Cela va être jouissif, à n'en pas douter. Je commence par effectuer un garrot serré au-dessus de la plaie, histoire d'éviter une hémorragie, puis je mâchonne quelques herbes censées atténuer la douleur. J'aimerais autant éviter de m'évanouir pendant que je me vide de mon sang. Les plantes ne tardent pas à faire leur effet, limitant un peu les piques de souffrances qui irradient de mon membre blessé, reste à espérer que ce sera suffisant. Je me force à me détendre le plus possible, me préparant à trinquer sévèrement, puis après une profonde respiration je pousse d'un coup sec la flèche pour en faire ressortir la pointe. Je ne peux retenir un bref gémissement alors que la flèche se fraie un passage dans ma chair, bon sang je déguste!!! Allez, encore un petit effort et elle sortira...je force une nouvelle fois, manquant tomber dans les pommes de peu, mais la pointe du projectile fend ma peau et sort enfin de mon bras. Je la brise d'un geste sec, sentant des larmes de douleur ruisseler sur mes joues alors que le bois fait levier dans mon corps, puis je retire le trait brisé d'une traction nerveuse, parvenant enfin à l'extraire totalement de la plaie.
Je prends quelques secondes pour calmer les battements affolés de mon coeur et reprendre mon souffle, puis j'applique de mon mieux les feuilles de snaria afin de refermer la blessure le plus précisément possible. J'entoure ensuite le tout d'une bande de lin bien serrée et finis par défaire le garrot, non sans me sentir faiblir lorsque le sang afflue à nouveau et attise furieusement la douleur qui tape comme une damnée et me donne envie de cogner du poing sur la blessure! Je m'en abstiens avec grand peine, me morigénant sévèrement, puis je m'adosse contre l'une des colonnes et ferme un moment les yeux, épuisé aussi bien moralement que physiquement.
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