Remonter ces rues est comme retourner dans mon enfance. Je connais chaque allée, chaque recoin, chaque caniveau. Je me revois encore jouer dans les saletés, maigre et couvert de bleus. Des enfants des rues il y en a un tas, jetés dehors comme tant de choses inutiles. Certains sont si jeunes qu'ils titubent en marchant. Je me souviens de certains se laissant mourir dans un coin, refusant de manger, ce que d'autres se sacrifiant parvenaient à trouver. Sans parler des accidents avec des charrettes ou les mauvaises rencontres. Non vraiment grandir dans les bas fond de Bouhen est une gageure, je suis un miraculé. Pourtant la vie est toujours là, s'organisant. Les plus grands protégeant les plus petits, leur apprenant les astuces pour trouver à manger et se protéger des éléments. Une organisation secrète s'est lentement installée, composé uniquement d'enfant qui se sont regroupé pour mieux survivre. Oui j'ai fait une peu parti de cette organisation avant que je sois vendu aux marins. Je n'ai pas eu le temps de vraiment connaître les autres, tout ce groupe de gamins des rues chapardeurs et extrêmement solidaires. J'espère qu'ils sont toujours là à aider les autres.
Accoutré de neuf comme je suis, je dois passer pour un jeune venant voir ces dames. Car oui, je ne suis pas dupe, je connais le quartier et sa réputation sulfureuse. Mais je ne suis pas là pour ça, je viens voir mon ancienne famille. Ma mère est morte sans que je ne la connaisse, je n'avais que quelques mois à ce qu'on dit. Personne ne m'a expliqué comment c'est arrivé, mais je ne veux pas savoir, c'est ainsi, c'est tout. Mon père ? Un parmi tant d'autres, je ne le connaîtrait jamais, sans doute un client de la maison... Mais j'ai pleins d'autres mères, toutes celles qui se sont occupé de moi avec une humanité et une douceur incomparable. Ces femmes que l'on traite de tous les noms, sont de merveilleuses personnes. Oh ce n'était pas rose tous les jours car la violence et l'alcool ne font pas de belles choses. Mais je me sentais en sécurité, protégé par ces putains, comme une mère protège son enfant, du moins je le crois. D'autres gamins erraient dans les couloirs de la maison de Kiem, fils ou fille d'une des habitantes. Kiem Gunoi est le « protecteur » de ses dames. C'est le propriétaire de la maison et de tout ce qui est dedans, nous compris. Je l'ai bien compris quand il m'a vendu comme un vulgaire objet, sale enfoiré !
J'arrive aux abords de la maison de mon enfance, un sordide endroit, dans le quartier chaud de Bouhen, où marins de passage et soldats de la garnison viennent prendre du bon temps. Il ne fait jamais très lumineux même en pleine journée dans cette ruelle, alors que le soleil s'apprête à se coucher, les dernières lumières naturelles s'estompent. C'est le moment où les torches s'allument sur les devantures de maisons et que les clients affluent vers les dépôts d'alcool au rez-de-chaussée et de femmes à l'étages. Je remarque une petite fille assise contre un mur un peu à l'écart, entrain de pleurer, ne restant pas insensible je vais la voir.
"Qu'est-ce qui ne va pas petite ?" Je lui demande d'une voix rassurante.
"Oh rien monsieur, ne vous en faite pas." Dit-elle en chouinant.
Mais je vois ce qui ne va pas, tout son visage gauche est tuméfié, elle a été battu.
"Qui t'as fait ça ? Je peux t'aider ?""Non ça va aller, je vais retrouver mon groupe. Ne vous en mêlez pas.""Tu as un groupe ? Un groupe d'enfant ? Je les connais peux-être ?""Mais non t'es bête, t'es trop grand, tu peux pas les connaître ?""Tu sais j'ai vécu ici il y a cinq ans, comme toi j'étais un gamin de ce quartier, de cette maison même.""Tu étais chez monsieur Gunoi ?""Oui,je suis Dems, j'ai passé toute mon enfance ici, il y a cinq ans, ce vieux con de Kiem m'a vendu aux marins.""Dems ? Oh Dems t'es revenu ? Tu me reconnais pas ? Non bien sûr, j'étais trop petite. Je suis Lluvia la fille de Nieve.""La petite Lluvia, toujours à pleurnicher, oh Nieve, comme je lui dois beaucoup, j'espère qu'elle va bien.""Oui, ça peut aller, mais le gros lard devient de plus en plus enragé, il frappe les filles si elles n'ont pas assez travaillé, il en a même viré d'autres car elles étaient malades.""Ce vieux salopard ! Et toi ça va, qui t'as fait ça, c'est pas Kiem quand même ?""Il veux me vendre à un obscur notable de la ville, pour faire le service qu'il dit. Je lui ai dit que je ne voulais pas être une esclave et il m'a tabassée.""Quel ignoble con, mais de quel droit ?""Il a déjà vendu plus de la moitié des gosses de la maison, mais certains ont fuit avec le Groupe. J'attends le bon moment, mais je veux pas quitter ma mère.""Ça va aller Lluvia, ne t'en fait pas, je vais le calmer le vieux, j'en ai plus peur, c’est fini maintenant !""Ne vas pas te faire mal, reste en dehors de ça, je me débrouillerai seule.""Non j'ai un compte personnel à régler, pour toutes ces années perdues !" Lluvia ne pourra pas m'arrêter, j'ai trop de haine enfouie en moi, de privations, de brimades, de coups. Je me remémore tout d'un coup et j'en ai la nausée. Tout ce qu'un enfant peut encaisser sans comprendre, croyant que c'est normal. Mais non, ce n'est pas normal et ça doit cesser pour les suivants. Il est temps de lui faire comprendre que la violence et la domination ne peuvent pas régner en ces lieux. Comment peut-on battre des enfants juste pour le plaisir ? Qu'avons-nous fait pour mériter ça ? On est né au mauvais endroit au mauvais moment ! Mais cela ne doit pas conditionner le reste de notre vie, il faut sortir de cet endroit et fuir, fuir loin la misère et l'humiliation. J'en ai les larmes aux yeux, pourquoi avoir frappé la petite Lluvia. Gamin je m'occupait d'elle quand sa mère était de service, je suis comme son grand frère même si on n'est pas du même sang. Nieve est comme une mère, parmi toute la plus importante à mes yeux. On dit d'elle qu'elle vient des environs de Tulorim, avec son teint halé été comme hiver, ses beaux cheveux noir et son accent chantant.
Je n'étais venu que pour espérer passer une nuit avant de repartir ailleurs, loin, vers Kendra Kâr par exemple. Et voir mes anciennes mères au passage, leur dire au revoir et exprimer ma gratitude. Mais maintenant je sais que je ne pourrai pas rester, je sais pourquoi je suis venu. Je suis là pour tuer mes peurs et faire justice à toutes ces personnes. J'entre dans la maison sans que Lluvia n'ai pu m'arrêter. Beaucoup de bruit à l'entrée, la taverne fonctionne bien, les gens attablés par petits groupes boivent et rient tout en regardant les filles qui attendent poliment une invitation. Deux bardes sur une scène improvisée, jouent une ballade entraînante. La pièce s'est semble-t-il agrandie depuis mon départ, il y a plus de tables et encore plus de clients. Marins ou soldats toujours en uniformes, sont le gros des fidèles de l'établissement. Je passe entre les tables d'un air décidé, pour aller aux étages où je sais trouver le propriétaire. Personne ne fait attention à moi et je monte le grand escalier de bois vers le premier, puis les autres plus étroits jusqu'au quatrième où je sais que réside Kiem dans un appartement tout confort.
Personne dans les étages, j'arrive sans peine devant la porte richement décorée de chez Kiem, j'ouvre et me trouve dans un endroit riche en décoration, sculptures de marbre et faïences.
"Qu'est-ce que vous faites là ? Vous n'avez pas le droit d'entrer ici, sortez !" Une jeune femme veut m'empêcher de continuer.
"Poussez vous, je veux voir Kiem." Dis-je fermement.
"Je suis là, qui veut me voir ?" Le vieux dégueulasse est torse nu, son énorme panse devant lui luit d'huile. Il n'est vêtu que d'une sorte de serviette qui ne cache pas grand chose de sa difforme anatomie. Son horrible gueule n'a pas changée en cinq ans, toujours ses cheveux éparts et gras tombants n’importe comment sur un visage joufflu et rougeaud. Son imposant pif descend en crochet sur une bouche fine, remplie de dents à moitié gâtée.
"Bon alors tu réponds, t'es qui toi, j'ai pas que ça à faire, ma séance de massage n'attends pas !" Je reste tétanisé face à Kiem Gunoi, patron de cet établissement. Sa masse en impose, surtout que l'homme fait une bonne taille. Malgré l'âge avancé il a toujours une bonne poigne et je me doit de rester prudent. Mais il est difficile de réfléchir face à quelqu'un qui vous a battu enfant et qui a sur vous un ascendant psychologique fort, après tout je n'étais qu'un objet de sa maison.
"Bon sang, parles ou je te jette dehors, j'imagine que tu as quelque chose d'important à me dire, t'es un messager d'un noble de la cité ? Tu veux une fille pour ton maître c'est ça ?" Kiem s'énerve vite, et la patience n'est pas son fort.
"Non, je suis Dems et je suis venu pour vous." Dis je timidement.
"Dems ? Le gamin d'Arah ? C'est toi, que fous-tu ici, t'es pas en service chez ce capitaine, chez qui je t'ai vendu ?" Kiem est narquois en disant cela, un vilain sourire naît sur ses lèvres.
"Je crois que j'ai été remercié après tant d'années de bon service." Dis je en retour avec ironie.
"Alors fout moi le camp je t'ai déjà assez supporté." Kiem s'apprête à repartir vers là d'où il vient.
"Non, y en a marre, arrête de tabasser tout le monde. Arrête de t'en prendre aux enfants !" J'ai crié.
"Mon ami, si chacun se tenait à sa place je n'aurai pas à faire ça, mais vous êtes si méprisables que j'y suis obligé. D'ailleurs tu vas en prendre une si belle que personne ne te reconnaîtra jamais ! Qui es-tu pour venir chez moi me dire quoi faire ? QUI ?" Kiem s'énerve et devient tout rouge.
"C'est fini, plus jamais tu me toucheras, plus jamais tu ne toucheras quiconque !" Je me met en position de défense, jetant mon nouveau sac au sol. Ma seule chance sera ma rapidité. Il attaque pour me coller son poing dans ma gueule, mais je l'esquive d'un pas de coté tout en tentant de le déséquilibrer avec un croche-pied. Réussi il tombe dans un vaisselier, détruisant au passage bon nombre d'assiettes et de plats en porcelaine précieuse. Il est touché au visage avec quelques écorchures qui saignent.
"Oh toi, TOI !" Là, je crois que je vais prendre, il a le regard fou de celui qui va tuer. Je le vois lorgner sur un poignard derrière moi. Il ne faut pas qu'il le prenne. Je démarre avant lui, saisissant l'arme. Il me fonce dessus et je parviens encore à l'esquiver en plongeant sur mon coté gauche. Il s'est saisi d'une autre arme, une belle hache gravée. Je n'ai jamais combattu contre un homme armé, et je pense que je vais pas avoir le choix que de tenter de survivre. Je ne sais même pas me servir de mon arme. Je dégaine le poignard de son beau fourreau de cuir, prêt à en découdre. Ma chance c'est que Kiem est un gros lard qui s'essouffle vite, l'homme traîne toutes ses journées dans son appartement et ne visite sa maison qu'une fois par jour. C'est son emprise sur les autres qui lui donne son pouvoir. Désormais c'est fini, il va payer. Il attaque à nouveau, sa hache frappe le mur derrière moi et reste enfoncé. Il la dégage d'un coup sec, la respiration forte et de plus en plus rouge. La femme qui l'accompagne est paniquée et sort pour chercher de l'aide en criant.
Il attaque à nouveau, je m'esquive d'un pas de coté tout en frappant de toute mes forces avec mon poignard. La hache s'enfonce dans le meuble derrière moi en une gerbe d'éclisses. Je sens mon arme entrer dans la chair sur le coté. Kiem a comme un râle et tombe à genou d'un coup. Je retire mon arme d'une plaie ensanglanté. J'ai touché sur son coté droit, il saigne abondamment, il a sûrement son compte. Je dois me barrer au plus vite, je récupérer mon sac, choppe quelques yus qui traînent sur une table, essuie à la va-vite le poignard et le rengaine. Avant que je puisse sortir de l'appartement un groupe de femme s'est encouru.
"Mais qu'est-ce tu as fait ? Tu l'as tué, tu l'as tué ???" Une des femmes est catastrophée.
"Mais tu comprends ce que tu viens de faire, tu comprends que tu nous condamne toutes ?"Je reste interloqué par la dernière remarque.
"Il est notre protecteur, certainement pas le plus agréable, mais nous arrivons à vivre grâce à lui ! Où vas-t-on aller, que vas-t-on devenir ???" Les femmes se lamentent, je n'aurai jamais pensé ça. Je croyais qu'au contraire ça les libérerai de l'emprise du vieil homme.
Des gamins arrivent et s'interposent face aux femmes, parmi eux Lluvia.
"Tu as bien fait Dems, nous voila vengés ! Gagnons notre liberté, partons !"Les femmes veulent m'attraper mais les jeunes sortent des armes : petites épées ou poignards. Le plus grand leur déclare.
"Vous ne passerez pas, Dems est sous notre responsabilité, écartez-vous." Nous sommes six gamins en tout, dont la petite Lluvia, nous dévalons les étages alors que des cris d'alarmes se répandent dans la maison. Arrivé au rez de chaussé, il faut encore passer la taverne très peuplée à cette heure-ci. Des gardes sont prévenus et se lèvent arme à la main. Nous nous dispersons en renversant tout sur le passage et passons sous et sur les tables. Notre furtivité est à notre avantage et nous parvenons à sortir de la maison. Dehors le groupe me guide dans les petites rues et ruelles avant d'arriver devant une petite porte dans un mur nu. Nous entrons tous et passons dans un couloir interminable et tortueux avant d'atteindre la pièce de vie. Ici une vingtaine de gamins vaquent à leur tâches.
"Voila où je loge Dems." Me dit Lluvia comme pour me rassurer.
"Voici tous ceux du Groupe." Le plus grand vient me voir, il doit avoir mon âge.
"Je suis Lémans, chef du Groupe, tu es bien Dems, le gamin vendu aux marins ? Tu te souviens de moi ?""En effet, quelle surprise, vous avez tous bien grandi, je suis si content de vous revoir en vie." Je m'installe avec eux pour la nuit, racontant toutes mes aventures, eux m'expliquant leurs joies, leurs peines, mais surtout leurs réussites. Les planques trouvées sous la ville, dans les ruines ancienne de Bouhen, des kilomètres de caves, de couloirs, un labyrinthe que seul le Groupe connaît, avec des sorties stratégiques pour fuir en cas de danger. La débrouille organisée, les gamins du quartier ne sont plus abandonné, ils ont un toit et à manger, l'essentiel est là. Ce n'est que tard dans la nuit que je m'endors après avoir partagé avec eux un repas de fête.
Le lendemain, un d'entre eux vient me dire que je suis recherché dans la ville, mais que le vieux n'était pas mort, juste une vilaine blessure qui n'a rien touché de vital. Je sais que je ne pourrai pas rester avec eux, l'aventure m'appelle, je me vois bien aller à la Capitale pour faire fortune. Je suis rassuré que Lluvia ait un foyer et que le Groupe soit si soudé. Je leur dit aurevoir et que j'espère les revoir bientôt. Je sors dans la rue.