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Auparavant~
~6~
Malgré l'affluence sur la place, la jeune Rannie parvient à m'entraîner à sa suite, et à faire ses achats sans difficulté. Mieux encore, j'ai l'impression qu'elle s'amuse à se glisser entre les passants, quand bien même elle est chargée. Par moments, elle sourit à certains êtres que je ne regarde qu'à peine. Vaguement, je perçois des félicitations pour l'union de sa soeur, chose qu'elle promet de transmettre par la suite. Je me contente de garder le nez un peu baissé, pour éviter les coups d'yeux indiscrets sous ma capuche. Je ne suis plus d'humeur à toutes ces choses, l'inquiétude que je ressens pour mon oncle se faisant croissante.
Bientôt, nous sommes de retour à l'étalage de Marko, où ce dernier discute toujours avec mon parent, tout en vendant quelques plantes. Quand les adultes nous voient revenir, ils nous incitent à nous approcher. Un passant, visiblement client, tousse à proximité d'eux. À l'entendre, ce n'est pas un bête rhume, sa toux n'ayant pas un son gras. Je suis persuadé que sa gorge doit le faire souffrir. En jetant un coup d'oeil aux parents, je perçois un air quelque peu ennuyé. Mon oreille pointue me permet d'entendre que l'apothicaire ne dispose plus de remède pour la gorge. Mon regard rencontre celui de mon oncle, qui fait immédiatement un signe positif du chef.
Il se tourne vers Marko, esquissant un sourire.
"
Pas de panique. Tu as deux herboristes sous la main pour t'aider, n'est-ce pas Kiyo' ?"
Je pousse un léger souffle par le nez, et cherche du regard ce qu'il nous faut. Malheureusement, nul chaudron ou récipient pour faire bouillir de l'eau. Comme s'il lisait dans mes pensées, Marko incite sa progéniture à me guider vers leur demeure. Il n'en faut pas plus pour que la jeune humaine me reprenne le bras valide avec vivacité, me causant un inconfort renouvelé. Qu'ont donc ces humains du sud pour vouloir à tout prix chercher le contact ? J'ai beau tenter de faire glisser mon coude de sa prise, elle la raffermit dès qu'elle s'en rend compte. J'ai beau n'avoir aucun grief contre elle, je n'apprécie pas d'être mené ainsi.
En peu de temps, nous atteignons une maisonnette grouillante d'activité et dont la porte ouverte donne sur le marché. Plusieurs humaines de différentes tranches d'âge s'affairent à décorer les lieux. Je n'ai cependant pas beaucoup de temps pour y attarder le regard, me faisant conduire directement vers une cheminée. À peine défaite de son panier, la jeune Rannie me scrute avec ses grands miroirs bleus. Je jette un bref coup d'oeil par-dessus mon épaule, constatant que mon oncle n'a pas suivi. Pour quelle raison l'aurait-il fait, de toutes manières ? Il connait mes capacités dans l'usage des plantes médicinales. D'ailleurs, je ne perds pas davantage de temps.
La demoiselle blonde me montre une pièce relativement sombre, où des plantes sont entreposées. J'y repère rapidement la racine qui a manqué tuer mon parent, et en détourne le regard. J'ai plusieurs préparation en tête, mais la plus rapide à faire requiert un ingrédient que je cherche rapidement du regard.
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Ah, la voilà."
De ma main libre, j'attrape la plante que l'on appelle guimauve, et en particulier ses racines. Plissant les yeux, je me remémore le client. C'était un humain avoisinant la taille de Masaya, mais plutôt frêle. Avec la teinte presque délavée de ses mains, signe qu'elles passent du temps en contact avec de l'eau ou de l’humidité, et les résidus sous ses ongles, je suis pratiquement certain qu'il travaille la poterie. La poussière d'argile pourrait irriter sa gorge, chose que je ferai bien de lui dire s'il ne l'a pas deviné lui-même. Avec ceci en tête, je donne des instructions à l'humaine. Elle place de l'eau à bouillir, puis y met le fragment de racine que je lui tends.
Pendant que la décoction se fait, sa curiosité me pousse à lui expliquer et lui montrer la fabrication de certains remèdes. Je fais tout de même attention à n'utiliser que de petits échantillons. Cette réserve n'est pas la mienne, et je n'aimerais pas qu'un autre herboriste vienne se servir dans nos stocks, à la boutique. Attentif, je surveille la préparation, faisant rajouter un peu d'eau quand l'ébullition en ôte. Après plusieurs minutes, Rannie m'aide à filtrer la préparation, pour n'obtenir que le liquide, qu'elle place dans une gourde. J'ai à peine le temps de souffler qu'elle décide de reprendre mon bras pour me faire parcourir le chemin en sens inverse.
Lorsque nous parvenons une nouvelle fois à l'étalage, oncle Masaya ne parvient pas à cacher son amusement. D'ordinaire patient, je dois dire qu'être trainé ainsi ne me plait pas du tout. J'ai beau comprendre pourquoi je suis venu, j'ai la sensation d'avoir déjà le mal du pays. Je hausse brièvement un sourcil en réalisant que je préfère la compagnie d'êtres silencieux comme le milicien Tanigura plutôt que celle d'humains d'ici. Quand ces derniers se mettent à rire ouvertement, mon parent inclus, je me sens presque à part.
Sous ma capuche, je secoue vivement la tête.
(
Allons, ce n'est pas le moment de repartir dans tes anciens travers, Kiyo'. Ce doit juste être la lassitude du voyage qui joue sur ton moral.)
Soit c'est cela, soit je suis plus ynorien encore que ce que je croyais. Après ma petite absence, je me rends compte que la plupart des regards sont braqués dans ma direction. D'ailleurs, oncle Masaya a un air quelque peu contrarié. Visiblement j'ai raté quelque chose, et je n'ai aucune idée de ce qui m'a été demandé. Un mince souffle s'échappe des lèvres de mon parent.
"
Et c'est irrévocable ?"
"
Malheureusement oui. Seuls les hinïons trouvent grâce aux yeux de cette famille."
"
Tch ! Navré Kiyo', j'espère que la cérémonie ne sera pas trop longue. Je te dirais bien d'en profiter pour visiter la ville, mais apparemment les habitants n'apprécient pas trop ceux qui ne sont pas humains. Même moi j'ai l'impression d'être observé."
"
C'est juste ton charme naturel, Masaya ! Haha !"
Je me concentre, tentant de recomposer ce qui a été dit auparavant. Je crois deviner qu'il me sera impossible d'assister à l'union de l'aînée de Marko, parce que je ne suis pas un humain. La remarque sur les elfes doit concerner la famille du futur époux. Quelque peu dépité, je demeure silencieux de longues secondes, puis décide d'acquiescer. Je ne me sens guère en forme, assailli par des pensées négatives. Cela fait longtemps que je n'ai pas eu ce sentiment d'être rejeté, de devoir démontrer que je suis quelqu'un d'honorable. J'ai beau en comprendre les raisons, ma fierté est néanmoins blessée.
Tandis que je ne parviens pas à suivre la conversation des humains qui m'entourent, je perçois soudain une traction légère, presque timide, sur ma cape. Un regard par-dessus mon épaule, et ma contrariété s'évanouit en grande partie.
"
Ouf ! C'est bien Kiyo' ! J'croyais que j'm'étais trompé !"
"
Tohru ? "
Les autres personnes autour de l'étalage cessent momentanément de parler, observant l'enfant qui vient de me rejoindre. Le sourire innocent de mon interlocuteur me fait beaucoup de bien, et il n'hésite pas à garder ma cape en main, m'apportant sans s'en apercevoir un soutien dont j'avais rudement besoin. En quelques minutes, les présentations sont faites, et la jeune pousse fait sourire ses congénères. Gonflant le torse, mon interlocuteur ou interlocutrice, puisque je ne parviens toujours pas à déterminer son genre, se propose de me protéger le lendemain, pendant que nous visiterons la ville. Suite à cela, il adresse un signe à une femme relativement potelée, tenant un étalage face à celui de Marko. Cette dernière, à la longue chevelure blonde et tressée, sourit en retour à l'apothicaire.
Je suis ravi de sa proposition, songeant que j'ai besoin de m'éloigner un peu de tout cela. L'enfant tend son petit doigt, enserrant le mien en une promesse de se retrouver à cet endroit le jour suivant. Je redoute un instant que l'on se méfie de moi, parfait étranger se baladant avec un être jeune, mais le regard compréhensif et presque confiant de la femme me rassure. Faire partie des connaissances de Marko doit sans douter jouer en ma faveur.
J'esquisse un sourire. Tout dans ce séjour ne va peut-être pas se révéler désagréable, en fin de compte.