Une conversation potentiellement enrichissante Les adresses des deux maisons sont encore gravées dans la mémoire de Caabon, il les trouva le premier dans les registres. Deux demeures qui marquent bien le rang de leurs propriétaires, tant par la taille que par leur localisation. Sises dans les beaux quartiers, elles n’ont de défaut que leur situation réciproque : elles se font face. Une anecdote rapportée en marge du registre, probablement par le scribe qui lors de l’enregistrement de la vente avait jugé de son devoir de la transmettre à la postérité, raconte que ces deux bâtiments furent l’objet d’un héritage, que deux enfants en reçurent chacun une de leur père, puisqu’elles étaient sensiblement de même valeur : des querelles sur le reste de la fortune eurent tôt fait de diviser la famille, et les propriétaires jugèrent qu’il ne leur était plus possible de supporter une telle proximité. Encore de ce monde à l’époque, Owan Vuhryn se porta acquéreur, et les offrit aux deux jeunes mariés, unis par l’amour fraternel, que ce vis-à-vis ne gênait en rien. Aucun nuage n’est venu porter de l’ombre à ces bonnes relations, les deux familles vivent cette promiscuité sans aucune gêne, et les clients apprécient de n’avoir que la rue à traverser lorsqu’il leur faut s’adresser à un frère plutôt qu’à l’autre, suivant les affaires dont ils veulent l’entretenir.
Ne demandant qu’une fois son chemin, le jeune homme prit soin d’emprunter les ruelles les moins fréquentées pour atteindre son but : le barde paraissait soucieux de son image, et s’il devait effectivement se présenter chez l’un des Vuhryn ce soir, il prendrait garde à ne pas être crotté : mieux vaut pour cela suivre les artères les mieux fréquentées, et par conséquent les mieux entretenues. Caabon n’a pas ces scrupules, son seul soucis est de ne pas éveiller les soupçons de Bépin : il lui semble que ce dernier le prend pour un bleu, et cet état de fait joue en sa faveur, autant ne pas le détromper. Toutes les routes peuvent mener à un même point, avec un peu d’astuce, pour qui ne perd pas le nord ; l’ombre que jettent les cheminées sur le haut des façades, balayées par les derniers rayons du couchant, renseigne Caabon tant sur la direction à suivre que sur l’heure. Lorsqu’il fera tout à fait nuit, compte tenu de la saison, ce sera le moment propice pour le barde cherchant à gagner quelques pièces : les maîtres de ces logis cossus auront la panse pleine, et seront alors probablement disposés à entendre quelque balade, puisqu’elles ne seront pas couvertes par les appels de leur estomac.
Enfoncé dans un recoin d’ombre, Caabon attend. Si Bépin ne se présente pas, ou si, au contraire, il est déjà dans la place, cette excursion nocturne n’aura eu guère de sens. Questionner les serviteurs, c’est risquer d’être trahi ; la seule solution serait de proférer quelque avertissement aux propriétaires, mais l’aventure s’arrêterait là, avec en sus le risque de voir la milice impliquée. Mais conformément aux attentes du Wotongoh, le barde ne s’est pas pressé. Le repas qui lui a été servi méritait qu’on lui fasse honneur, et il avait jugé bon de réchauffer sa voix avec un cruchon de vin fin, qu’on ne pouvait lamper comme un rustre sans faire insulte à l’esprit de la boisson. Sa vessie soulagée dans un caniveau à quelques intersections de là, la digestion bien entamée par la balade et quelques rots retentissant déjà émis, c’est dans les meilleures conditions du monde que, campé sur le haut du pavé entre les deux maisons, le barde fait sonner les cordes de son instrument pour les accorder.
A ce signal, une fenêtre s’ouvre, comme une invitation à continuer. Si les grands de ce monde peuvent convoquer les talents reconnus à leur guise, leur magnanimité accorde souvent une chance aux inconnus, et l’on se flatte dans certains cercles d’avoir su découvrir et introduire un nouveau talent. Aussi, qui veut tenter sa chance peut parfois braver l’incertitude et jouer dans la rue un morceau de sa composition. Les plus talentueux franchissent parfois le pas de la porte afin de poursuivre leur œuvre pour les seules oreilles qui leur font cet honneur, ceux dont la prestation ne mérite pas tant d’égard doivent se courber pour ramasser quelques piécettes, mais gare à qui a ennuyé son auditoire : il y a toujours quelques bâtons dans un coin de la cuisine, ou un pot de chambre qui a besoin d’être vidé, et des serviteurs ravis de s’employer à malmener ceux qu’ils considèrent comme des fainéants.
La chanson fut celle d’Irald l’assassin. Les maîtres se sont placés à leur fenêtre pour l’entendre, de part et d’autre de la chaussée. Malgré les remarques étouffées de réprobation de leurs femmes, qui voyaient là un manque flagrant de distinction, les deux frères s’apostrophent d’une voix forte, se rappelant les histoires de leur père. Pour apaiser les soupirs de leurs femmes, et profiter d’une soirée qui s’annonce longue et belle, ils conviennent de se retrouver chez le plus âgé, où le conteur se produira. Bientôt la rue retrouve le silence, les fenêtres ont été fermées pour épargner aux occupants des maisons de se prémunir contre la fraîcheur marine que le vent charrie, seule la cadence toute militaire des bottes ferrées des gardes en patrouille tranche le murmure profond de la nuit.
Les fenêtres donnant sur la ruelle sont dotées de solides montants, et fermées de telle sorte qu’il serait malaisé pour un cambrioleur de les forcer sans avertir toute la maisonnée. L’effraction n’est pas le but premier de Caabon, aussi note-il l’information sans véritablement s’en inquiéter. Son objectif se situe bien plus haut, et le temps joue en sa défaveur. Certes, on ne se rend pas chez son voisin sans échanger quelques civilités, et il a débuté son ascension alors que les deux frères n’étaient pas encore réunis sous le même toit : ces arguments que lui souffle sa raison ne sont que peu de chose face à la frustration anticipée d’un échec si près du but. Lorsqu’enfin il parvient jusqu’au toit, le sang lui bat aux tempes et c’est avec une hâte que seule modère la prudence qu’il évolue, plaqué sur la pente, vers les conduits qui émergent vers le ciel, remerciant secrètement les bâtisseurs d’avoir paré aux tempêtes maritimes par des tuiles aussi bien fixées.
Aucun feu ne trouble par son crépitement les sons atténués qui parviennent de la salle où se trouvent les convives et le conteur. Celui-ci à la demande de son public, reprend l’histoire d’Irald qui, de son propre aveu, est une création récente, qu’aucun public de qualité n’a jamais entendue. Cette demande d’une seconde audition confirme les doutes de Caabon quant au lien qui peut être fait entre les biens d’Irald et la famille Vuhryn, ainsi que ceux de Bépin. Ce dernier, répondant machinalement par des courbettes, des sourires et des belles formules aux compliments qui lui sont faits sur sa composition, songe déjà à la manière de faire main basse sur un des artefacts que possèderait la famille à Bouhen.
« Ca me fait penser aux histoire de père, quand on était gosse. Tu sais, la cape là ! Il nous racontait que c’était une cape d’assassin. Tu crois que c’était vrai ? »
« Il a parlé d’Irald, une fois, je me souviens, à un dîner qu’il avait organisé lorsqu’un de ses anciens camarade était venu ici. Par les dieux, une sacrée histoire ! Rien à voir avec celle que vous venez de nous conter sieur Bépin, plus sombre et plus réelle, une histoire dont vous ne pourriez pas réjouir vos auditeurs je le crains… Quant à la cape, bah, il n’y a pas fait allusion. »
« Ce ne devait être que des histoires de gosses ! Bon, père portait souvent cette vieille cape, ça lui rappelait sa vie d’avant il nous disait. Il se sentait plus à l’abri sous ce vieux truc que sous de la soie ! Ah ! Fallait voir la tête de mère lorsqu’il lui répliquait ça. »
« Qu’est-ce qu’elle est devenue cette cape d’ailleurs ? »
« Moi je ne l’ai pas, et je me demande si ce n’est pas Georan qui l’a emporté avec le reste des vêtements. Il n’y a que lui qui a la carrure de père, et qui aime s’habiller à l’ancienne mode. »
Le reste des propos n’eurent que peu d’intérêt, la soirée se poursuivit sans que le sujet revienne sur le devant de la conversation. Caabon resta allongé près du conduit de cheminée, l’oreille aux aguets, en vain. La nuit était bien avancée lorsque le benjamin regagna son logis avec sa femme, et le barde quitta la maison. Il n’y avait plus rien à écouter, mais Caabon resta, et pris de fatigue, s’endormit, à califourchon sur le toit, adossé au conduit de cheminée. Ce fut pour lui l’occasion de rêver.
Ce rêve n’est que le souvenir d’une ancienne conversation avec son mentor, qui remonte à cette époque où la réalité s’est imposée à lui, brisant son monde de rêves et de chimères. Les contes sont-ils tous faux, avait-il demandé. La réponse ne l’avait pas satisfait à l’époque, et il lui avait fallu du temps pour la comprendre. Les contes renferment une parcelle de vérité, qu’il convient à chacun de découvrir. Il ne s’agit pas que des faits présentés, des aventures ou des créatures, mais également de ce qui fait l’âme humaine, des comportements de l’homme vis-à-vis du monde et de ses semblables. Les contes ne nous apprennent rien d’évident, ils ne nous disent rien directement, mais en y repensant, parfois on comprend.
Un chat, curieux de cette créature trop grand qui a envahi son domaine, frotte sa tête contre le masque de Caabon, le tirant ainsi peu à peu du sommeil. Quelques secondes lui sont nécessaires pour retrouver ses esprits, et comprendre ce qu’il fait ainsi perché sur le faîte de ce toit. Grommelant contre sa stupidité, il entreprend une descente rapide ; de son perchoir, il a aperçu les premiers rayons du soleil qui éclaircissent le bleu de la nuit à l’horizon. Bientôt il fera jour, des domestiques s’affairent peut-être déjà à préparer la maison pour l’éveil de leurs maîtres. Bientôt il y aura des gens pour questionner un individu descendant d’un toit s’il n’est pas doté de tous les outils du ramoneur.
Sans hâte, Caabon s’enfonce dans les rues de la ville à la recherche d’un boulanger à qui acheter un morceau de pain chaud, rendu léger par ce rêve-souvenir impromptu, et ce qu’il lui a suggéré.
"Je sommeille, allongé sous un chêne,Sur le chemin menant à ma cité."