Le soleil avait été englouti par l’horizon depuis quelques minutes lorsqu’ils arrivèrent à la maison de Talith. Ou plutôt au taudis. La prise de conscience du mode de vie des plus démunis l’avait fait relativiser sur sa propre expérience avec les voleurs de Rowe. Au moins, ils dormaient presque chaque nuit dans des lits propres. La demeure du mendiant avait la taille d’une remise et se noyait dans la multitude de masures environnantes. Sharis n’avait d’ailleurs jamais réussi à retrouver son chemin sans l’aide de Talith qui, lui, évoluait avec une aise confinant à la grâce dans cet enfer crasseux.
(C’en est presque poétique… Il a l’air d’un prince mendiant, à se pavaner ainsi.) Son guide s’arrêta soudain et le jeune homme reconnut l’endroit où il habitait. Celui-ci le fit entrer en premier par un geste de galanterie narquois.
" Si monseigneur veut bien se donner la peine…"" Garde tes numéros pour les victimes que tu détrousses, vieux fou, marmonna le Varrockien en repoussant la toile qui faisait office de porte.
L’humble demeure ne se constituait en tout et pour tout que de deux matelas en toile rembourrés de paille et d’une table basse en bois de Lanurme. L’ensemble n’avait rien d’accueillant et tirait son unique source de lumière d’une chandelle à moitié usitée que Talith s’affaira à allumer.
Sharis se sentait las et n’avait qu’une envie : s’effondrer sur son lit et se laisser engloutir par le sommeil et la sereine inconscience qu’il lui apportait chaque soir. Mais son hôte était d’humeur particulièrement guillerette.
" Devine ce que j’ai réussi à voler au port de pêche ! lança dit le vieux mendiant avec une satisfaction enfantine presque touchante.
" Je devine que cela doit se rapprocher d’un poisson…"" Un denah ! Un denah entier ! Ces saletés se laissent rarement attraper par les pêcheurs, tu sais. Je plains sincèrement celui auquel je l’ai volé, ajouta-t-il. Sharis était persuadé du contraire, mais l’idée d’un repas aussi succulent qu’un denah lui apporta un peu d’optimisme.
Ils s’affairèrent à décarcasser l’animal tout en bavardant, puis à le cuire. Le fumet qui se dégageait de la marmite avait incontestablement un certain pouvoir attractif, et le jeune homme se prit à penser qu’il allait probablement constituer le seul repas digne de ce nom de la semaine et qu’il fallait en profiter. Il profita de la préparation de leur pitance pour observer son compagnon. Le vieil homme aurait eu un visage avenant et joyeux s’il n’était pas aussi ravagé par les différentes épreuves qu’il avait traversées. Ses cheveux gris sale poussaient dans un désordre total et lui arrivaient à l’épaule ; Il portait en toute occasion sa vieille pèlerine brune et son pantalon en toile de jute, mais quelque chose dans son port de tête et sa démarche indiquait une forte confiance en les dons que la vie lui avait apportés.
(Un sacré numéro, pour sûr, se dit Sharis. Malgré le caractère parfois fourbe et calculateur du vieil homme, il avait fini par éprouver une certaine affection à son égard. Le souper fut enfin prêt et Talith le servit sur deux simples supports en bois. Il exhalait toujours un délicieux fumet et Sharis se mit à craindre que la moitié du voisinage ne tente de leur arracher leur repas en étant attiré par l’odeur. Il s’apprêta à faire cette remarque à son compagnon lorsqu’il remarqua le visage préoccupé de ce dernier.
" Tu as quelque chose à me dire ? Le questionna Sharis avec une pointe de curiosité sur la cause de ce trouble. Le vieil homme sembla peser le pour et le contre de ce qu’il allait s’apprêter à lui annoncer, puis se lança.
" Tu sais, petit, cela fait presque 8 mois que l’on fait les ruelles ensemble… Et tu n’es quand même pas très bon pour susciter la pitié. Tu manques de... conviction."" Tu viens de t’en apercevoir ? ironisa le varrockien.
" Ce que je veux dire c’est… Tu ne t’es jamais demandé pourquoi je t’ai gardé malgré ton peu d’efficacité ?"" A vrai dire, si… Répondit le jeune homme après un silence. Où comptait-il mener cette conversation ?
" Vois-tu, cette histoire de famille perdue… Ce n’est pas entièrement faux, tu sais. J’avais un fils de ton âge, qui te ressemble étonnamment. Tu m’as fait penser à lui la première fois que j’ai posé mes yeux sur toi."Le jeune homme garda le silence. Jamais il n'aurait pensé que son compagnon possédait un tel côté émotif, et celui-ci évitait à chaque fois de lui parler de son passé. Sa confession le toucha et il écouta la suite avec une attention renouvelée.
" Bref, mon garçon est mort dans un accident tragique, continua-t-il, le regard empli de tristesse.
Et ces derniers mois en ta compagnie m’ont fait revivre les moments les plus heureux de mon passé, malgré ton côté ronchon. D’une certaine façon, j'en suis venu à te considérer comme ton père. Alors je me demandais… Penses-tu pouvoir me voir comme ton père adoptif ?"Sharis n’en revenait pas. Talith ne lui avait jamais montré cette facette de sa personnalité et il n’avait jamais considéré sa relation avec le vieil homme de la même façon que celle qu’il venait de lui exposer. Le mendiant lui offrait un nouveau départ, une nouvelle famille. Une vie de mendiant, mais une vie quand même. Il avait perdu sa famille il y a longtemps et n’avait jamais considéré en retrouver une autre. Finalement, après un long silence, le jeune voleur répondit à son compagnon.
" Je ne sais pas, Talith… Je t’aime bien, mais… De là à te considérer comme mon père… Excuse-moi, j’ai besoin d’y réfléchir. Je vais prendre l’air."" Prends ton temps," lui répondit Talith avec un étrange sourire.
" Moi qui pensais avoir définitivement perdu mon fils, quelque jours de plus avant qu’il ne revienne ne me font pas peur."Sharis écarta le rideau un peu brusquement et fut accueilli par le froid mordant de la nuit. Il se promena dans les ruelles en tentant de mémoriser le chemin du retour tout en se laissant absorber par ses pensées. Son père et sa mère n’étaient pas morts, mais il avait été séparé d’eux durant son enfance et avait eu le temps de faire le deuil de leur présence, de même que celle de son frère. Il avait toujours pensé pouvoir mener des recherches après la fin de son « contrat » avec Rowe, mais il se rendait maintenant compte que cela serait probablement vain. Quand bien même il réussirait à retrouver leur trace, rien ne lui garantissait un accueil chaleureux. Son frère le verrait probablement comme un rival pour la reprise de l’entreprise familiale et ses parents rejetteraient ce qu’il était devenu, un voleur et un mendiant. Il passa près d’une flaque éclairée par une torche et contempla le reflet qu’elle lui offrait : jeune varrockien aux antipodes des standards de sa race, il ne possédait ni leur embonpoint ni leur allure joviale. Son visage à moitié dissimulé dans l’ombre de sa capuche n’était ni fort avenant ni amical, et sous sa pèlerine son corps, bien que souple et musclé, était malingre.
(Quelle fierté pourrai-je procurer à mes parents ? Je ne représente plus rien pour eux, se dit-il, le cœur lourd. Il sut alors que Talith lui offrait la seule alternative acceptable. Il le verrait comme son père adoptif, il travaillerait dur pour lui, il les sortirait de la misère, et ils pourraient enfin vivre heureux. Sharis avait entendu dire que la milice avait besoin de personnes débrouillardes pour diverses missions. Il allait se faire aventurier et leur offrir à tous deux une nouvelle vie.
C’est donc le cœur gonflé d’un nouvel espoir que le jeune homme sortit de sa rêverie et examina les environs. Malgré son manque de repère, il sut que le taudis de son « père » n’était pas très loin : Il rebroussa chemin et rentra vers le taudis d’un pas léger annoncer sa décision.
Ce n’est que cent mètres avant sa destination qu’il ralentit la cadence. En repensant à cette journée, quelque chose le troublait, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Une figure familière, le spectre d’un passé revenu dans sa vie pour le hanter…
A cinquante mètre, le souvenir ressurgit de son inconscient et s’imposa à lui. Le mercenaire de la place du marché, il le connaissait… Son sang se glaça dans sa poitrine tandis qu’il se rendit à l’évidence : L’homme n’était autre que Nasir, un de ses collaborateurs du temps où il travaillait pour Rowe. Le maléfique marchand avait finalement retrouvé sa trace, et il n’était pas inconcevable que Nasir les ait suivi, lui et Talith, jusqu’à leur masure…
- Talith ! Cria Sharis, tandis qu’il se mit à courir.
(La destinée veut-elle donc que je perde tout ce qui est cher à mon cœur ?)Il traversa la rue dans lequel il se trouvait à foulées rapides et tourna à gauche pour se retrouver face au taudis, à une trentaine de mètres. Le drame avait-il pu déjà se jouer ? Sharis n’osait pas imaginer la vision qui l’attendait au bout de sa course.
A une vingtaine de mètre de sa destination, il ralentit de nouveau la cadence. Quelque chose le turlupinait une fois de plus. Il sentait qu’une vérité essentielle lui échappait. Nasir l’avait donc reconnu sur la place du marché… Il était parti, probablement pris de court par la tournure des évènements. Et tandis que Sharis s’affairait à glaner quelque babiole sur la place du marché… Nasir était venu voir Talith pendant son absence. De quoi avaient-ils pu deviser ? Il se remémora alors cet étrange sourire après l’annonce du mendiant sur les sentiments paternels qu’il éprouvait envers Sharis. Il connaissait ce sourire, il l’avait déjà vu… C’était son expression, presque inconsciente, de l’acteur satisfait de sa performance.
Avant de le vendre à Rowe, Talith n’avait pas résisté une dernière fois à jouer de ses talents d’acteur sur son associé, comme un adieu morbide, une dernière pirouette du prince des mendiants.
Sharis s’arrêta finalement devant la porte de la maison du mendiant, les veines remplies de feu. Il pouvait presque entendre la respiration des hommes derrière la porte, sentir leur joie à l’idée de mettre fin à cette chasse à l’homme qui avait duré bien trop longtemps, et imaginer la satisfaction de Talith après une transaction fructueuse. Il resta ainsi, debout en face de sa mort toute proche, comme si le temps s’était arrêté de tourner, puis tourna finalement les talons pour se perdre dans les ruelles de Bouhen.
(((Suite >>>>)))