Un nouveau voyage, quatrième jour : un bivouac dans la nuit Lame-de-couteau se lève, se dirige vers un arbre à l’opposé du point où se trouve Caabon, soulage sa vessie trop pleine avec un grognement de satisfaction puis, une fois son affaire faite, se glisse sous une couverture posée sur une grossière paillasse. Pataud continue de manger avec application, sans se soucier de son camarade, qui ne tarde pas à faire entendre de lourds ronflements, aidé sans doute par le vin qu’il a cuvé toute une partie de la soirée. A côté du feu, le sablier a commencé sa mesure du temps, et petit à petit le sable s’écoule vers le bas, capturant pour un temps le regard du veilleur. C’est l’occasion que Caabon attend.
Avec lenteur et prudence, il tourne autour de cet espace découvert, allant d’abri en abri, afin de se retrouver derrière l’homme éveillé. Pendant ce déplacement, il a repéré au sol une pierre de bonne taille, mais qu’il peut tout de même saisir dans sa main, et s’en est emparé. Le plan qu’il a échafaudé depuis sa première cachette prend soudain forme, et apparaît dans toute sa difficulté, avec sa part de succès et sa part de danger. Si Pataud fait un bruit qui risque de réveiller Lame-de-couteau, c’est l’échec. Mais s’il arrive à neutraliser cette masse de chair et d’os, alors tout sera joué, et il ne pourra que mieux mettre hors d’état de nuire le second bandit.
La nouvelle planque offre un second point de vue sur le camp endormi, où ne vacillent que les dernières lueurs du feu, et ne se retourne occasionnellement que l’ivrogne sous sa couverture. Nulle part Caabon ne voit de corde, ou quoi que ce soit qui puisse lui permettre d’entraver ses adversaires. Les assommer n’est qu’une solution provisoire, dont il ne peut se contenter, sans quoi sa fuite se trouverait gravement compromise, et il laisserait derrière lui un danger conséquent : les deux hommes seraient sur ses talons avant qu’il ait pu gagner Kendra Kâr, et même là ils pourraient encore le poursuivre.
(Je ne vais pas non plus leur trancher les tendons… ce serait cruel, et je ne suis pas cruel. Mais ils m’ont laissé en vie… et voilà que je suis là, à quelques pas d’eux, méditant un projet qui pourrait leur nuire… A quoi cela tient-il ? … Ils m’ont laissé vivre et par là même ils ont laissé derrière eux un danger… On ne tourne pas les talons à une bête féroce… Peut-être ne voyaient-ils en moi qu’un mouton, une proie facile… Avec eux, je sais à quoi m’en tenir, si je me venge, ils n’auront aucune pitié, ils me tueront, et me tortureront probablement avant d’en arriver là… L’affront que je pourrais laisser passer, ils voudront le laver… Et si j’assommais celui qui veille ? Je vole leurs biens, je m’enfuis dans la nuit et je disparais comme une ombre… Ils ne me retrouveront jamais… Mais peut-être auront-ils des soupçons ? … Si je venais à les recroiser un jour, sur cette route ou ailleurs, m’épargneraient-ils à nouveau ? … Epargneront-ils les autres voyageurs ? … Et le voyageur qui a à peine de quoi se payer à manger, mourra-t-il de faim après qu’on l’ait volé ? ) Trop de questions restent sans réponse. Sensible à la croyance selon laquelle toute vie est sacrée, Caabon hésite devant cette solution que lui dicte sa raison : tuer les deux hommes et s’en aller, neutralisant ainsi tous les risques liés à leur survie. S’il récupère son couteau, il sait comment les tuer, d’un coup net et précis, qui les fera s’en aller vers la mort sans souffrance et sans tarder. Mais il sait aussi que cette connaissance théorique ne suffit pas, et que s’il est une chose irrémédiable, qu’il convient de ne pas prendre à la légère, c’est la mort. Dans la balance, il y a la sienne, hypothétique, et la leur, quasi certaine.
Et soudainement lui revient à l’esprit la rencontre avec les chiens, encore fraîche dans sa mémoire, avec tous les sentiments qui l’assaillirent alors. En sauvant ce berger, il s’était mis en danger, et avait vu la mort en face lorsque les crocs baveux claquaient près de sa gorge. Il s’en était fallu de peu pour qu’il ne rejoigne les domaines de Phaïtos, tout ça pour un risque insensé, pour sauver une vie au nom de ce respect de toute existence. Et voilà qu’il se trouve à nouveau dans le même cas de figure. Ce souvenir raffermit sa résolution.
Pataud a toujours à sa ceinture le couteau, et conserve à côté de lui son arbalète. Lame-de-couteau dors loin de ses armes, qui reposent près d’un petit monticule de paquetages, probablement le fruit de leurs rapines et leur équipement. Cette erreur lui coûtera probablement cher, mais Caabon se rappelle au dernier moment du couteau avec lequel il tranchait les lambeaux de viande, lame qu’il doit avoir conservé sur lui, dans un fourreau. Si les choses tournent mal, cette donnée sera à prendre en compte.
Les choses ne doivent pas mal tourner.
Trois pas et un bond mettent Caabon à portée de Pataud, qui se retourne, alerté par le bruit soudain. Dans un arc parfait, la pierre que le Wotongoh tient à la main vient le cueillir à la tempe. L’homme vacille, ses yeux deviennent vitreux, il s’effondre comme un arbre abattu, sans grâce, sans amorti. Lâchant la pierre, Caabon se précipite pour récupérer son couteau, qu’il tire du fourreau sans interrompre son mouvement. Deux pas supplémentaire et il tombe un genou le premier sur le thorax de Lame-de-couteau, réveillé par l’air expulsé soudainement de ses poumons. Il suffoque, tente de crier mais reste sans voix, ses bras battent l’air avant de chercher à se rapprocher de l’agresseur. Il n’a pas le temps d’achever son geste que la lame lui a déjà tranché la gorge. Pour éviter le flot de sang, Caabon roule sur le côté, libérant l’homme qui n’a plus rien à espérer en termes de salut. Les bras battent frénétiquement l’air pour se rapprocher du cou, cela ne dure que quelques secondes, puis c’est la mort.
Pataud est encore dans les vapes lorsque Caabon décide de se charger de son cas. Même s’il n’a rien dit lors de l’agression, même s’il n’a fait preuve d’aucune malveillance envers le Wotongoh, ce dernier ne peut se permettre de lui laisser la vie sauve. Lui aussi pourrait exercer une vengeance, au minimum représenter une menace s’il rejoint une autre bande, car il a sûrement eu le temps de reconnaître celui qui lui fondait dessus avant que le coup ne l’assomme. Sa poitrine se soulève lentement au rythme de sa respiration, le choc ne l’a pas tué. Toutefois, rien n’indique qu’il n’ait pas repris conscience, et qu’il ne feigne pas l’évanouissement en attendant que Caabon s’approche assez près pour être la victime de ses larges mains. Ce serait surprenant, mais il s’agit d’un risque que le jeune homme ne peut pas prendre. Ramassant l’arbalète de Lame-de-couteau, il l’arme, y glisse un carreau, vise soigneusement et tire. La pointe de métal traverse la gorge de part en part, causant une forte hémorragie. Le colosse ne bouge pas, ne convulse pas : il était encore sous le choc lorsque sa chair fut déchirée. Caabon s’en félicite, il n’aurait pas aimé faire souffrir inutilement cet homme.
Le voilà seul dans ce camp de fortune, entouré de deux cadavres. Tout au long de l’action, il n’a pas pensé, il fallait faire vite, agir, laisser parler les réflexes, le corps, les armes. La tâche effectuée, il lui semble regagner le monde dont il s’est extirpé quelques instants. Sa respiration est plus rapide, le sang lui bat aux tempes, un peu de sang lui poisse les mains et… Et il a tué.
(Ils sont morts de ma main… Ce fut si facile… pas un mot, pas un cri, juste le regard de celui que j’ai égorgé… Quel regard… Est-ce ce même regard pour tous ceux qui comprennent que leur heure est venue ? … J’ai cru voir… Non, c’est ridicule… Ce n’était qu’un regard…. Et ils sont morts, moi pas… C’est donc à cela que se résume la vie ? … Je tue, et je reste en vie… Parce que je ne suis pas une proie, mais un chasseur… Si j’avais été une proie, peut-être aurais-je continué ma route, peut-être aurais-je laissé ces hommes derrière moi…) Secouant la tête comme pour chasser ces pensées qui l’assaillent, Caabon considère le spectacle autour de lui, la mise en scène macabre dont il a été le compositeur : les deux cadavres, l’un crispé dans une pose ridicule, l’autre apaisé, éclairé par les braises rougeoyantes dans le foyer entouré de pierre, les paquetages abandonnés, et les arbres seuls témoins du drame qui s’est joué. L’excitation de la traque et du meurtre passée, toute la fatigue du jour s’abat sur les épaules du wotongoh, comme un rappel qui lui est bien vivant. Mais il ne se sent pas prêt à s’accorder du repos, pas encore. Si tuer lui paraissait la plus sure des solutions pour sa personne, la menace écartée, l’urgence l’est aussi. Il commence par ramasser quelques branches de bois mort pour ranimer le feu afin d’y voir plus clair autour de lui, et peut-être en lui.
(Dois-je donner une sépulture à ces hommes ? … Qu’est-ce qu’une sépulture après tout ? … Un lieu où le corps se décompose, un endroit où peuvent venir se recueillir des parents, des proches ? … A quoi bon ? … Je les ai tué sans même leur accorder une parole, je suis bien en peine de savoir si je devais livrer un message à un parent, et je doute que je l’aurais fait de toute manière… Que ce soient les vers, les corbeaux ou les renards, des bêtes les mangeront, sous terre ou sur terre… Mon cadavre pourrira probablement aussi au bord d’un chemin… Que peuvent avoir les morts à faire de leur peau une fois le dernier souffle exhalé ? …Je ne sais pas… Rien peut-être… Rien à faire de leurs corps… Mais leur âme ?...) Enterrer ces deux bandits serait une tâche bien trop difficile pour Caabon, les racines doivent courir partout dans le sol et rendre plus ardu le creusement d’une fosse, une fosse pour deux cadavres qui plus est, et assez profonde. Non, ces deux corps retourneraient à la nature, nourriraient les animaux, les insectes et la terre. Les sépultures sont des affaires de vivants.
Cependant, cela ne doit pas exclure le souci que l’on a des âmes décédées, et Caabon ne se sent pas le cœur à faire l’économie d’une prière. Ces vies qu’il a prises pour sauvegarder la sienne méritent un dernier mot à ses yeux, au moins une prière, une recommandation à Phaïtos.
« Phaïtos, Dieu des Enfers, juge des âmes, passeur du dernier fleuve, puisse tu recevoir cette âme que j’ai envoyé vers toi, puisse tu la contempler et y voir l’équilibre, puisse tu lui offrir une éternité sereine, loin des tourments, et accueille la alors aux Enfers où elle trouvera le repos. » Caabon à genoux devant le corps de Pataud répète trois fois la courte prière à Phaïtos, puis va s’agenouiller devant le corps de Lame-de-couteau et répète à nouveau trois fois cette prière. Estimant avoir ainsi effectué ses devoirs envers les morts, il se consacre alors à des questions plus matérielles. Les possessions des bandits ne sont guère importantes, mais peut-être y trouvera-t-il quelques choses intéressantes.
Les trouvailles ne sont guère réjouissantes, le wotongoh était la première cible de ces bandits qui venaient de s’installer dans ce coin de la route, aussi n’avaient-ils pas eu le temps d’accumuler un trésor digne de ce nom. Mais quelques équipements qu’ils ont emportés avec eux trouvent grâce aux yeux de Caabon. Deux bons rouleaux de toile traitée pour être imperméable et un sac plus grand sont les découvertes les plus précieuses qu’il effectue : la toile pourra lui servir d’abri en cas d’intempéries, car il n’est pas rare qu’il pleuve en cette saison, surtout à proximité de la côte, et il s’estime heureux de n’avoir pas eu à subir les inconvénients d’un orage ; quant au sac, il y transfère ses maigres possessions, une petite casserole trouvée sur les lieux et ses provisions augmentées de celles des bandits : avec toute cette nourriture, il tiendra sans peine jusqu’à Kendra Kâr et ne sera pas obligé de chercher à se restaurer immédiatement après son arrivée en ville. Quelques pièces viennent rejoindre sa bourse, qu’il retrouve à la ceinture du corps de Lame-de-couteau. Les arbalètes retiennent son attention quelques secondes, mais il les dédaigne, n’ayant que peu d’expérience en la matière, et y voyant une arme qui ne lui convient guère. Une fois son couteau à nouveau dans son fourreau à son côté, il s’estime prêt à partir. Son paquetage est bien plus lourd sur ses épaules, et cela n’est pas uniquement une impression due à la fatigue. Mais tout ce qu’il emporte, il l’a jugé nécessaire, aussi n’éprouve-t-il pas la nécessité d’alléger de quelques menus objets son chargement.
Sa dernière action dans la clairière est de recouvrir le feu de terre pour l’éteindre, et ainsi prévenir un risque tout risque d’incendie dans ce sous-bois rendu sec par la canicule des derniers jours. Avec un dernier regard pour les corps qu’il abandonne, Caabon retraverse les fourrés en direction de la route. Le trajet lui paraît bien plus long qu’à l’aller, et un doute l’assaille : peut-être s’est-il trompé. Mais sa persévérance paye, il a simplement été induit en erreur par les effets de la fatigue qui se sont emparés de lui. Submergé par cette dernière, et les émotions contenues de la nuit, il s’effondre dans un coin du talus près de la route qu’il estime suffisamment abrité et s’endort comme une masse, serrant son sac dans ses bras comme une bouée à laquelle se rattacher au milieu de la nuit.
Un nouveau voyage, septième jour : une prière à Rana