<< Auberge de la Marmite d'Or, MertarLes yeux fixés devant moi, je tape du pied de temps à autre pour me réchauffer en cette fraîche matinée d'été. Je sais que la journée sera plus chaude, quoi que jamais assez pour Al et moi, mais le soleil ne darde pas encore ses rayons sur l'immense entrée de Mertar. Battant le parvis qui s'étend au-delà des portes nous attendons les trois marchands qui ont accepté de nous emmener avec eux pour leur retour au sud. Deux frères kendrans et le fils de l'un d'eux, qui n'ont d'abord guère été enthousiasmés par la présence de mon compagnon à quatre pattes, mais l'aîné avait fini par acquiescer.
Les voilà enfin qui sortent de la cité thorkine, menant par la bride six petits chevaux qui les accompagnent dans chacun de leurs voyages, portant leur matériel et leurs produits. Je me rends tout de suite compte que deux personnes de plus les accompagnent. L'ouverture d'esprit des kendrans dont j'ai tant entendu parler se vérifie une nouvelle fois, car les deux hommes qui les suivent ont une peau d'un noir ébène mais ne ressemblent en rien à des Shaakts. Malgré l'orgueil que j'ai pu décelé chez certains habitants de la métropole, on doit leur reconnaître cette grande qualité, ils considèrent tout étranger comme leur égal, tout du moins à la première rencontre.
(Sauf s'il est à quatre pattes.)Je caresse Al entre les deux oreilles, souriant de cet humour dont il fait parfois preuve. Mais mon visage redevient rapidement impassible tandis que la petite caravane se rapproche de nous. Le grand frère s'avance vers moi pour me saluer et je peux une nouvelle fois admirer ses yeux émeraudes dans ce joli visage à la peau diaphane. Derrière, son frère et son neveu semblent être taillés sur le même modèle : élancés, un nez aquilin et des oreilles assez larges, ils sont tous les trois blonds mais les deux autres ont un regard bleu acier. Nous avons déjà fait connaissance autour d'une bière il y a deux jours, j'ai rapidement compris que l'aîné Ralf Haldorson était le chef de famille, bien que son frère Halvard soit pour l'instant le seul à avoir un descendant : le jeune Odomar.
J'oublie bien vite ces trois kendrans lorsque Ralf me présente les deux autres personnes qui vont marcher avec nous : Koum l'adroit et Azril le forestier. Leur visage aussi noir que la nuit est couvert de décorations étranges et lorsqu'ils ouvrent la bouche pour me saluer je ne peux ignorer leur dentition, presque semblable en plus petite à celle d'Al-Ayrad. La présence de ce dernier ne semble heureusement pas gêner les chevaux, peut-être ont-ils déjà voyagé avec d'autres animaux.
"Bien, en route. Cette première journée va nous mettre en forme pour la traversée du Col Blanc demain." - conclue Ralf.
Lors de notre première rencontre, les Haldorson m'ont brièvement expliqué le trajet, ils ont du faire de même avec les deux autres voyageurs. Cinq jours de voyage nous attendent avec la traversée de la grande chaîne de montagnes de Nirtim, passage le plus délicat même en été. Sans plus parler que nécessaire, nous nous mettons en route. Les marchands mènent leurs montures sans nous demander de l'aide et prennent la tête du convoi, les deux hommes noirs leur emboitent le pas et je ferme la marche avec Al.
Je jette un dernier coup d’œil à Mertar avant de tourner résolument mon attention vers l'avant. Un grognement de mon compagnon m'encourage à ne plus regarder en arrière, nous n'avons passé que trop de temps parmi le peuple thorkin. La vue du paysage qui s'étend devant nous parvient presque à me gonfler le cœur de joie, mais la noirceur de mon passé empêche tout débordement. J'observe d'un œil triste la petite vallée encore brumeuse où se terre Mertar. Nous quittons rapidement la roche qui s'étend devant l'entrée de la cité souterraine pour rejoindre la terre meuble et l'herbe encore toute humide de rosée. Le ciel est bleu et l'air vivifiant, la faune s'éveille tout comme la flore qui s'ouvre à ce nouveau jour. Le chant de l'eau du fleuve nous accompagne et mes yeux vont et viennent entre le sentier marqué par les multiples passages de caravanes et le bondissement joyeux des gouttelettes d'eau fraiche.
Bien que nous ayons toujours eu une vie active physiquement, le souffle vient rapidement à me manquer car le dénivelé est abrupt dès le début, la fraicheur des lieux ne m'aidant guère. Laissant Mertar derrière nous, nous nous élevons vers les cimes des montagnes en remontant le lit du fleuve. Ralentissant quelques peu la cadence, je me concentre sur ma respiration pour la faire régulière, puis ayant trouvé un rythme j'accélère de nouveau le pas pour ne pas me faire distancer par les cinq hommes.
Nous marchons depuis quatre heures quand les marchands décident de faire une première pause. Le soleil s'est levé depuis notre départ, réchauffant de ses rayons bienfaiteurs mon corps engourdi. Nous nous asseyons en silence dans l'herbe, observant les alentours et grignotant des fruits secs, arrosés de quelques gorgées d'eau. La famille de marchands échange parfois à voix basse sans que cela nous intéresse. Les deux autres hommes et moi nous observons quelquefois à la dérobée, mais aucune discussion n'est entamée. Puis les kendrans donnent le signal du départ et nous reformons la colonne à l'identique.
La journée se poursuit et l'astre solaire parvient à son zénith sans que personne n'ait prononcé un mot, même Al n'a pas émis un son ou une pensée. La dénivellation n'est pas étrangère à notre mutisme, chaque bouffée d'air est utilisée par nos muscles qui fournissent un effort constant depuis plusieurs heures. Mes pieds brûlent dans les bottes de cuir et j'ai parfois l'impression que mes genoux vont se dérober sous moi. Sept années passées de façon presque tout le temps sédentaire dans ces montagnes m'ont fait oublier mes mois d'errance sur le continent de Tulorim. Toute à mes pensées, ma main vient masser un instant ma nuque raidie et je change une nouvelle fois ma besace d'épaule. Une truffe humide vient se loger dans ma paume, ressentant mes douleurs physiques Al s'est rapproché pour m'encourager.
"Mon pauvre ami, soit je me fais vieille, soit il était vraiment temps de nous remettre en marche !"Il semble hocher sa grosse tête et je crois qu'il est lui aussi soulagé lorsque devant nous la caravane s'arrête pour une nouvelle pause. Nous nous restaurons tous ensembles, n'échangeant que quelques mots sur la route déjà faite et le temps qu'il nous reste avant le col. Ralf est optimiste, notre départ matinal nous permettra d'après lui de nous arrêter avant le coucher du soleil pour profiter d'une bonne soirée de repos. La halte ne dure pas longtemps et nous repartons pour notre dernière étape du jour.
Les dires de Ralf se révèlent être plus que corrects car l'après-midi n'est pas terminée lorsqu'il annonce l'arrêt pour la nuit. Nous avons marché une bonne dizaine d'heures et le Col Blanc se devine au loin.
"Inutile d'aller plus loin pour camper, mieux vaut avoir une bonne lumière demain et profiter de la relative chaleur de cette altitude pour la nuit." - explique le kendran.
La famille Haldorson s'active alors pour décharger les bêtes et monter un petit campement, tandis que les deux autres voyageurs disparaissent sans un mot, laissant leur maigre baluchon sur place. Je propose mon aide pour étriller les chevaux, que les hommes acceptent avec plaisir. Alors que je termine de frotter la dernière monture, Odomar part à la recherche de bois et je me retrouve seule avec les deux frères. Assis à même le sol, une conversation dont je n'ai guère envie s'engage.
"Pardonnez-moi dame, mais puis-je vous nommer par votre prénom, car je crois avoir de nouveau oublié votre nom de famille." m'interroge Halvard. Puis poursuivant après mon hochement de tête.
"Merci Ariane, vous n'êtes pas de notre continent comme les deux Wotongohs n'est-ce pas ?"Je note avec intérêt le nom que le cadet donne aux deux hommes noirs avant de le renseigner à mon tour sur mon origine.
"Non, je viens d'Imiftil au sud, mon peuple vit dans un désert de sable d'où notre nom de Peuple des Dunes. Je voyage depuis que je suis jeune pour découvrir le reste du monde."Ce n'est pas tout à fait vrai mais je n'ai aucune envie de parler de mon passé avec des inconnus et j'espère que cette explication coupera court à toute autre question.
"Êtes-vous déjà allée à Kendra-Kâr ?
- Non c'est la première fois, je ne connais que le nord de votre continent.
- Que faisiez-vous à Mertar si ce n'est pas indiscret ?
- J'étais la plupart du temps à Stanrock pour aider aux défenses."Halvard hausse les sourcils de surprise puis affiche un grand sourire.
"Un altruisme que je ne peux que respecter car ce n'est là ni votre peuple ni votre pays. Vous êtes là depuis longtemps ?
- Sept ans."Halvard hoche la tête avec déférence et je sens sur moi le regard de Ralf. La conversation cesse avec le retour d'Odomar qui s'occupe aussitôt d'allumer un feu. Son père et son oncle sortent plusieurs victuailles et je me permets à mon tour de les interroger.
"Où sont donc partis Koum et Azril ?
- Observer les environs et chasser sûrement, nous les avons rencontrés avant vous et ils nous avaient offerts leurs services pour faire le voyage.
- Voyagent-ils simplement comme moi ?
- Vous allez pouvoir leur demander, les voilà."Je tourne la tête vers la direction qu'indique Ralf mais ne suis pas satisfaite, j'aurais bien aimé en savoir un peu plus avant que les deux étrangers ne reviennent. Ces derniers ramènent quelques lapins et s'affairent aussitôt à les préparer. Humant le fumet, Al qui s'était allongé à quelques pas, se lève et disparaît dans la nuit tombante.
"Votre animal s'en va seul." m'indique Koum.
"Il a un nom et est bien plus un compagnon qu'une simple possession animale." répliqué-je d'un ton sec que je regrette aussitôt.
"Pardonnez-moi messire Koum, la réaction de certaines personnes face à Al-Ayrad en a fait un sujet délicat.
- Ne m'appelez pas messire et ne vous excusez pas, je comprends votre relation. Notre peuple est proche de la nature et j'ai mésusé du langage commun, ne connaissant pas le nom de votre ami. Que veut-il dire ?
- Le lion dans la langue de mon peuple, tout simplement."La réponse intelligente de Koum radoucit mon humeur et nous entamons le repas dans une ambiance plus décontractée que durant nos répits de la journée.
"Comment saviez-vous que Al-Ayrad signifiait forcément quelque chose ?
- Nous avons voyagé sur Imiftil, nous connaissons le peuple des Dunes auquel votre physique nous a fait penser que vous apparteniez.
- C'est juste, vous semblez être de grands voyageurs, car les Haroldson m'ont dit que vous n'étiez pas d'ici et je crois connaître assez bien Imiftil pour savoir que vous n'êtes pas de là-bas non plus.
- Nous venons d'un continent plus au nord : Nosvéris.
- Je crois savoir que la même noirceur plane là-bas. Glisse Ralf, se mêlant de la conversation.
- Oui, Oaxaca."Le nom de la déesse maudite prononcé dans un lieu inconnu alors que nous ne sommes plus éclairés que par le feu jette un froid pendant un moment. Percevant le retour de la chasse de mon ami et me sentant plus en sécurité près de lui, je reprends la conversation.
"Elle sévit chez vous aussi ?
- Oui c'est pour cela nous voyageons, pour observer ses actions sur les autres continents."Je hoche la tête et reste silencieuse alors que Odomar oriente nos entretiens vers des sujets plus légers. La suite de la soirée se déroule tranquillement, parlant de choses et d'autres. Là, en extérieur sous le ciel étoilé, je me sens presque bien. Je finis par m'allonger sur le flanc d'Al-Ayrad, participant de moins en moins aux échanges et c'est dans cette position que je finis par m'endormir.