Jordan. Il était gai, un agréable compagnon de voyage. Kay se surprenait à le regarder de temps en temps, avec tendresse. Pour un jeune humain, il était plutôt bien fait, les traits décidément kendrans, une courte et brune chevelure mal peignée et des grands yeux curieux. Curieux, il l'était en effet et sa présence se découvrit être un forte brise de fraîcheur pour la semi-elfe qui n'avait, récemment, vécu que dans la guerre. Lui s'enthousiasmait pour un rien, devant des traces d'animaux qu'il arrivait à reconnaître, quand Chevauchante frottait amicalement son museau contre sa frimousse à lui, lorsqu'il réussissait une passe d'armes que tentait de lui apprendre Kay - autant pour lui que pour elle-même, puisqu'il avait accepté d'être son garde du corps, elle avait décidé de lui apprendre de meilleurs rudiments de combat qu'il n'en possédait quand il l'avait attaquée. Généralement assis sur le trapu cheval, derrière elle - le premier jour Kay craignit un coup en traître, mais le garçon avait complètement (et définitivement) changé d'état d'esprit, ce qui confirmait ce que la demie-Sindel avait pressenti, à savoir que seule la misère et la solitude l'avaient poussé à son geste désespéré et de fait, il s'agrippait à elle, se collait contre elle d'une manière infiniment douce et chaleureuse et cela la rendait quelque part, heureuse - quand le terrain était part trop impraticable ou qu'après un trot soutenu, ils eussent voulu reposer un peu Chevauchante de leurs poids, il marchait tout à côté d'elle ou trottinait quelques pas en avant. Trois jours s'écoulèrent - il n'en restait pas beaucoup plus, encore, avant leur arrivée à Clair de Lune - sans d'autres attaques nocturnes. Kay subit bien, en réalité, une autre attaque, mais ce ne fut que de la part de simples bandits des montagnes qui apparurent sur la route, au détour d'un énième lacet. La jeune femme avait déjà dégainé ses deux longues épées quand elle eut la surprise de voir Jordan bondir devant elle, bien décidé à se battre pour elle. Il n'en eut pas vraiment l'occasion puisqu'à peine eût-il engagé le combat que ses opposants prirent au sérieux leur détermination et jugèrent que ce n'étaient pas voyageurs sans défense - et ils décampèrent sans demander leur reste. Ce voyage, qui avait commencé sous de sombres auspices, lesquels s'étaient révélés plus noirs encore, semblait désormais vouloir se racheter et s'achever dans la paix. Ce fut le cas. Jusqu'à cet autre fatale nuit.
Quand le soir arrivait, Jordan s'occupait de Chevauchante - la nourrissait et la brossait - tandis que Kay préparait le repas. Ils mangeaient en discutant - surtout lui, en fait, mais elle aimait l'entendre parler car il parlait naïvement - puis, généralement, c'était Kay qui prenait le premier tour de garde. Jordan se levait tôt, mais tombait vite le soir et ils avaient décidé de couper la nuit ; jusqu'à quatre heures du matin, c'était la semi-elfe qui veillait. Ensuite ils échangeaient. Cette nuit-là ne différa pas : quand la lune fut bien avancée dans sa course céruléenne, Kay alla secouer Jordan pour qu'il se réveillât. Le jeune garçon bougonna et se rétracta, mais, finalement, après une dernière tape amicale sur le haut du crâne, il se sortit de sa couchette et s'empara de son épée. L'esprit tranquille, Kay s'en alla dormir et tomba vite assoupie. Son garde du corps, lui, faisait les cent pas - il avait peur qu'il ne s'en rendormît s'il s'asseyait ou même demeurait debout, appuyé contre le tronc d'un arbre. Le temps commença à s'écouler lentement. Il dressait l'oreille, comme il avait appris à le faire et reconnaissait à chaque fois quel animal, quel branche sous le vent faisait ce bruit. Tout était de fait calme. Mais soudain, il reconnut dans les fourrés un pas inconnu. Le cœur battant, il s'immobilisa et serra plus fermement son épée. Doucement, il fit un tour sur lui-même et sonda les profondeurs ténébreuses des environs. Il ne voyait rien. Il n'entendit qu'un sifflement ; eut-il à peine le temps de se décaler que la flèche lui frôla l'arrête du nez et vint se planter, vibrante, dans l'arbre juste derrière lui. Alors il se précipita.
"Maîtresse Kay ! Maîtresse Kay ! On nous attaque !"
À ses premiers cris, Kay fut aussitôt réveillée et il n'en fallu pas moins pour qu'elle fût debout, ses deux épées luisant sombrement dans ses mains. Jordan tremblait, à ses côtés. On ne voyait rien, n'entendait personne - pourtant la flèche n'avait pas été décochée par un fantôme.
"Qui que vous soyez, montrez-vous !" Et, ajouta-t-elle en serrant les dents : "Venez vous battre comme de vrais guerriers."
On entendit une nouvelle décoche - une flèche fila directement sur le cœur de Jordan, mais Kay parvint à la bloquer de son épée. Le garçon était - disons-le - mort de trouille. La jeune femme n'en avait pas moins le cœur qui battait à cent à l'heure et ne se méprenait pas sur l'heureux hasard ou réflexe qui venait de sauver la vie à son compagnon. De fait, si leur ennemi se contentait de leur tirer dessus à distance, il finirait par les avoir.
"MONTREZ-VOUS !"
Le silence les enveloppait tout entiers - même la forêt et ses habitants semblaient s'être tus. Enfin, une silhouette se détacha et gagna en précision à mesure que les rayons de lune accrochait les plaques de métal qui constituait son armure. Il était grand, peut-être chauve et un trait sur toute sa figure qui en rejetait la moitié dans l'ombre laissait penser à une balafre. Il n'avait qu'une seule - longue, recourbée - épée, mais son bras droit (il était donc gaucher ?) était couvert par une sorte de bouclier qu'il n'avait pas besoin de tenir. D'un geste, Kay intima à Jordan de rester en arrière et ce dernier, tout aussi tremblant de peur se décala imperceptiblement vers le cheval de sa protectrice. Les deux adversaires se jugeaient du regard. La guerrière ricana.
"Elle doit être importante, cette prime sur ma tête."
"Plus que tu ne l'imagines."
Ils restaient encore quelques secondes à se tourner lentement autour. Soudain, ils se précipitèrent l'un contre l'autre. De sa main droite, Kay abattit son épée, mais il n'eût qu'à lever son bras droit pour la parer. Elle tenta alors de remonter avec son arme gauche et cette fois-ci, il bloqua de la sienne propre. Ils se fixèrent avec hargne. D'un bond reculèrent. Se précipitèrent à nouveau l'un contre l'autre. Kay avait des gestes brefs, précis ; elle alternait les coups de ses deux lames sans donner impression qu'elle pût un jour s'en fatiguer. L'autre parait de son bouclier avec assez de facilité, mais il s'était replié sur une position défensive, de profil et n'arrivait plus à contre-attaquer. Kay tenta une botte - d'un bond un peu maladroit, il s'esquiva. Il fondit alors sur elle, mais n'embrocha que le vide et, comme elle était trop près de lui, se contenta de lui asséner un coup du pommeau de son épée sur son poignet. Il geignit et recula. Elle sourit. Ils recommencèrent à se tourner autour. Il décida alors de prendre l'offensive. Son bras droit ramassé contre sa poitrine le protégeait et il faisait pleuvoir tailles et estocs contre la semi-elfe qui les arrêtaient de ses deux lames noires. Cependant, la puissance de son adversaire la forçait à reculer. Une racine se mit en travers de son chemin ; elle baissa à peine les yeux, par réflexe : il lui fit un croche-patte et elle s'effondra sur le sol. Aussitôt, elle vit avec horreur la pointe acérée du fer fondre en direction de sa tête. Elle roula sur le sol et sans même avoir le temps de se remettre sur pied, envoya son arme dans un large demi-cercle. L'attaque fut maladroite, mais l'élan et la force que lui avait donnés la jeune femme suffit à prendre l'autre par surprise et le faire reculer. Elle put se redresser. Le combat reprit. Leurs poitrines commençaient à se soulever à un rythme plus rapide et de la sueur leur coulait dans le dos. Kay était paralysée ; elle n'arrivait à démarrer sa danse - elle n'avait pas l'habitude d'un combattant avec un bouclier, elle s'en rendait bien compte à présent. Elle tenta une autre approcha. Elle se recula brutalement et juste après enchaîna avec la Main du Géant, l'attaque qui devait lui permettre d'a minima faire lâcher son épée à son adversaire. Évidemment, ce dernier para de son autre bras. Mais alors se rencontrèrent le bouclier et la pointe acérée et dure de l'épée de la semi-elfe, à l'endroit où se trouvait le bras. On entendit un craquement - était-ce le bouclier ? l'os du bras ? que l'assassin accusa néanmoins d'un grognement douloureux. Kay, surprise de l'issue de sa Main en eut même le malheur d'abaisser sa garde. L'homme ne se le fit pas donner une autre invitation : il lui envoya son bouclier dans la face. À nouveau, elle se retrouva sur le sol, cette fois-ci le nez en sang et la tête qui l'élançait. Des étoiles dansaient devant ses yeux, l'aveuglant - et ce n'étaient pas celles qui ornaient le ciel de cette nuit-là.
"Maîtresse Kay !"
Aussitôt qu'il avait vu cela se produire, empoignant son épée à deux mains, Jordan se précipita, la peur au ventre, mais la rage au cœur.
"Jordan, non !"
Leur ennemi détourna son attention vers le garçon... mais au lieu de se préparer à accuser cette future attaque, il claqua dans ses doigts. Ce n'est que lorsque le son de la corde qui se débande rapidement parvint à ses oreilles que Kay prit enfin la mesure de l'embuscade qu'on lui avait préparée. La flèche cueillit Jordan à l'âme. Il s'effondra, telle une marionnette abandonnée, sans un cri. Satisfait de s'être débarassé de ce nuisible, l'assassin au crâne nu se retourna vers son adversaire principal. Mais Kay ne lui laissa pas ce plaisir. Genou au sol, sa main gauche fusa par le bas, droit sur le cou de l'homme. Il eut un mouvement sec des cervicales pour l'évita, mais l'attaque ne se finissait pas là : à peine son coup initié, Kay lâcha son arme et ses deux mains se rejoignirent sur la poignée de son autre lame et cette fois-ci, passant sous son bouclier, elle la lui enfonça sauvagement dans le bas ventre. La guerrière abattit sa main sur son épaule et, s'y appuyant, elle se redressa tandis que lui tombait à genoux, éructant un flot de sang. D'un brusque mouvement d'épaule, Kay fit remonter son épée dans ses entrailles, jusqu'au thorax. Une flèche se précipita sur elle à cet instant-là, mais elle l'évita sans même y penser. Elle se rua ensuite dans sa direction opposée. L'archer n'était, en réalité qu'à trois pas de là, dissimulé derrière un tronc - comme ne l'avait-elle pas vu plus tôt ! et, n'ayant que son arc pour se battre, fut aussitôt désemparé devant la maître d'armes qui apparut soudainement devant lui. Sans pitié aucune, elle l'égorgea.
Les deux personnes qui avaient attenté à sa vie gisaient désormais sur le sol, privé de la leur et leur sang chaud allait abreuver la terre déjà froide, à cette altitude. Kay s'approcha doucement de Jordan. Elle se laissa tomber à ses côtés. Nul besoin de prendre son pouls ; il était déjà mort. D'un revers du poignet, elle cassa le morceau de bois qui l'avait atteint en son souffle même et de l'autre main, les doigts tremblants, elle lui ferma les yeux. Quelle ironie. Passé d'un camp à l'autre, il n'aura pas survécu longtemps, finalement... Il ne faisait plus trop nuit noire, désormais. Les genoux remontés contre sa poitrine, la demie-Sindel attendit que l'aube se levât. Alors elle porta les cadavres des deux assassins dans une fosse qu'elle venait d'aviser et prit de longues heures pour creuser une tombe digne de son ami. Elle l'enterra là, là où il était tombé dans sa tentative pour la sauver, elle. Le soleil était bien haut quand elle en eut terminé. Mais elle ne serait repartie sans l'avoir fait. Devant cette petite butte de terre, anonyme, elle rappela à elle l'image du jeune garçon et y sourit tendrement.
"Repose en paix, Jordan. Mon brave ami."
Puis son sourire disparut et elle reprit sa route.
Alors qu'elle avait été tranquille durant les trois dernières nuits, toutes celles qu'ils lui restaient avant de parvenir à la citadelle de l'Ordre de l'Opale, sans exception, lui apportèrent des attaques en traître. Mais le jeu avant changé. Ils la surprenaient, mais elle leur tombait dessus. Ils la visaient de flèches et elle enfonçait ses dagues dans leur gorge. Ils fondaient sur elle, leurs épées tendues vers son cœur - seules ses deux lames de ténèbres entraient dans la chair pour la mettre en pièces. Chaque nuit, c'étaient de nouveaux combats, qu'elle gagnait plus ou moins facilement, mais sans qu'il n'eût jamais le moindre doute sur sa victoire. Ils voulurent s'en prendre à Chevauchante ; elle leur fit regretter amèrement, dans un dernier et douloureux soupir. Elle progressait vite, mais elle était épuisée. Elle ne pouvait plus dormir la nuit, n'y arrivait pas le jour. Elle était, constamment, sur les nerfs. Plus de distinction pour ses ennemis : elle les tuait tous, sans la brise d'un regret ou d'une hésitation. Ils étaient tous les meurtriers de Jordan et il en faudrait bien plus pour racheter un jour cette faute. Quand, enfin, elle se présenta à la sentinelle qui gardait l'entrée de Clair de Lune, elle avait le teint cireux - ce qui n'était pas peu dire, même pour une demie-Sindel - ses doigts s'agitaient nerveusement et sa voix était claquante, peu amène.
"Dites à Sylayëm Illinwë que Kay de Kallah est de retour. Et qu'elle le doit le voir tout de suite."
_________________ Kay de Kallah, Maître d'Armes et demie-Sindel
Multi : Ædräs
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