Le soir était très vite tombé. Tu ne t'en étais même pas rendu compte - jusqu'à ce que vous vous arrêtassiez pour établir un camp pour la nuit, en fait. La famille Curtis t'avais comme adopté et tu t'étais délecté de ton chant, de ton instrument et de ton public. Vous aviez mangé sur le bord de la route et tu avais pu, depuis longtemps, te remplir copieusement la panse. En repartant, tu t'étais installé à l'arrière du charriot, avec la mère et ses deux enfants et tu avais tout simplement repris la Ballade du Joueur de Dé. À nouveau, des voyageurs avaient hâté le pas ou, au contraire, ralentit, pour mieux t'écouter. Tu les avais encouragés à chanter le refrain avec toi. La petite fille avait trouvé une cuillère en bois et tapait la mesure contre le bois rêche du véhicule. Son petit frère s'était satisfait de ses deux paumes menues et t'accompagnait tout aussi joyeusement. La mère se contentait de sourire en vous regardant tour à tour. Après la Ballade, tu avais attaqué un chant que tu connaissais depuis ton plus tendre âge : le Roi est Loi. Les mots défilaient en rang serré au creux de tes lèvres et ta voix s'élevait en spirale tourbillonnante et d'autant plus aisément que ta mue ne l'avait guère changée. Les gens venaient et repartaient, fredonnaient ou sifflaient, le bâton ou le rêne à la main, tantôt leurs pieds se faisant rapidement dépasser, tantôt le sabot de leur monture vous doublant. Tu souriais, tu chantais, tu jouais. Les notes ne s'arrêtaient plus, étaient telle une cascade, une source ruisselante de partout, sans fin ni début. Tu apaisais ta gorge régulièrement - mais juste le temps de trouver quoi chanter d'autre. Les heures ne purent que s'envoler et subitement tu étais là, de retour sur tes deux jambes, flageolantes après une journée passée assis, à prêter main forte à M. Curtis pour allumer le feu, tendre quelques toiles pour une tente, un toit improvisé, aller mener les bêtes brouter, tout en les surveillant du regard, puis les ramener pour apporter de la chaleur supplémentaire. Mme Curtis vous prépara un bon bouillon bien brûlant qui t'enflamma tout l'estomac et fit papillonner tes yeux sous la fatigue et le bien-être. La légende d'Oborö te débordait de la bouche, mais tu ne t'y résolus pas : tu reconnaissais que tes cordes vocales étaient à vif et tes doigts incapables de se saisir du moindre objet sans que tu grimaçasses de douleur. Réfrénant ton désir, tu pensas au lendemain. Et tu partis te coucher, aux côtés de l'heureuse famille, un sourire aux lèvres...
Tu fus réveillé en sursaut. Sans savoir pourquoi. Sans savoir ce qu'il se passait. Tu voyais des ombres et tu entendais des bruits. Le feu était presque éteint. Tu étais emmêlé dans les couvertures. Les ombres courraient. Tu te redressas en sursaut et la sueur aux tempes. Il y eut une voix d'homme - et tu reconnus celle, bourrue, de M. Curtis. D'autres ombres, d'autres mouvements. Tu te terras instinctivement contre le large poteau que vous aviez planté en terre pour soutenir les teintures. Tu ne voyais toujours rien et tes oreilles te faisaient défaut. Soudain, une torche. Le feu qui était rallumé. Et tu vis le père, en prise avec deux hommes, les épaules larges, portant des habits sombres. Lui n'était que nus pieds, vêtu d'une simple chemise, armé d'un simple bâton. Un cri de femme. La mère. Sa figure se dressa brusquement devant toi et brilla l'éclat froid de l'acier, du poignard qu'un troisième homme appliquait contre sa gorge délicate. M. Curtis cria lui aussi. Une chaude, mais tremblante poignée enveloppa ta main gauche. C'était Meryl, la petite fille. Tu voyais la forme ronde de son frère, Alberto, aussi près de toi. Ton coeur battait la chamade. Tu réalisas alors que les bandits ne vous avaient pas encore repérés, tous les trois. Avec une extrême lenteur, tu approchas ta main de la boule de corps et de couvertures emmêlées qu'était Alberto et, toujours avec une infinie précaution, le fit passer sous les teintures, de l'autre côté de la tente. Ensuite, tu vins chercher la main de Meryl et sans quitter les brigands des yeux - ils s'étaient rapprochés du feu, tu poussas la petite fille dans ton dos et l'emmena à l'extérieur. Enfin, ton cœur résonnant plus que jamais dans ton crâne, tu t'abaissas sur le sol et passa sous les parois de tissus en rampant. Une fois fait, tu pris Alberto dans tes bras et Meryl par la main et tu courus.
Le plus vite possible, le plus loin possible ; vous vous enfuîtes du campement où les brigands vous avaient attaqués. Meryl courait du mieux que le lui permettaient ses courtes jambes et même dans cette frénésie, tu pouvais entendre ses sanglots. Au moins le garçon dormait-il à poings fermés. Finalement, vous vous échouâtes au bord d'un vénérable chêne, complètement à bout de souffle. Aussitôt, tu empoignas Meryl et la rejetas de l'autre côté du tronc. Tapis contre lui, tu écoutas, tentant de faire abstraction des battements effrénés qui faisaient souffrir ta poitrine. Vous ne sembliez pas avoir été suivis. Tu respiras. Ton regard se porta sur les hauteurs et plus particulièrement celle sous laquelle vous vous teniez. Puis tes yeux s'abaissèrent à la boule chaude et vivante que tu tenais entre tes mains. Tu grimaças. Tu n'allais pas aimer ça. Tu ne pouvais pas faire autrement, il ne risquait rien, mais quand bien même : tu haïssais l'idée. Cependant, tu n'avais pas vraiment d'autres choix. Tu déposas alors Alberto sur le sol et t'accroupis en demandant à Meryl de venir s'accrocher fermement à ton dos. Quand la petite fut en place, tu te relevas, fis craquer les jointures de tes doigts et commença l'escalade. Pour toi qui avais une dextérité supérieure à la moyenne et rompu à de plus durs exercices, ce ne fut qu'un jeu d'enfant et tu parvins sans peine et très vite aux plus hautes branches de l'arbre. Tu y déposas Meryl en lui demandant de s'accrocher de toutes ses forces au tronc et de ne lâcher sous aucun prétexte. Elle acquiesça. En hâte, tu redescendis - au risque de choir, et récupéra Alberto. Tu réitéras l’ascension et t'installa un peu plus que bas que Meryl, mais sur une branche plus épaisse. Il ne vous restait plus qu'à attendre.
"Maman… maman… "
Il n'y avait plus à courir, il n'y avait plus à avoir peur. Seul le vent sifflait, seul le vent vous était audible. Vous ne voyiez plus leur camp, ne saviez plus ce qu'il s'y passait. Meryl se mit à pleurer. Toi-même tu étais désemparé. Tu te remis debout et tendis la main pour venir prendre celle de la fillette. Tu essayas de la rassurer, en couvrant le bruit de ses pleurs. Une berceuse ! Ton esprit chercha fièvrement dans les moindres recoins de ta mémoire, mais ces chansons douces que tu avais pourtant apprises, comme les autres, se refusaient à toi. Tu parvins à en trouver une, mais les paroles se dérobèrent. Tant pis, tant pis ! Tu murmuras, tu chantas d'une voix sourde, tu inventas, ça ne collait pas tout le temps, tant pis, tant pis ! Meryl finit par se calmer et tu pus te rasseoir. La vérité, c'était que les larmes titillaient tes propres yeux. Tu te sentais impuissant. Inutile. Tu n'avais même plus tes armes : tu ne dormais pas avec et tu n'avais pas cherché à les prendre lors de ta fuite. Tu étais lamentable.
"Je peux t'aider."
La voix fluette te transperça l'esprit et tu redressas aussitôt la tête. Des yeux, tu cherchas la forme familière et elle ne tarda pas à se manifester, sous l'apparence du papillon aux ailes bleutées sur lesquelles se reflétaient la pâle lueur nacrée de la Lune. Tu te rendis compte que tu n'étais même pas surpris de la voir. La Faera t'avait-elle suivi depuis que tu avais quitté ce bois, près de Kendra Kâr ? C'était fort possible si elle était là, juste quand tu avais besoin d'aide.
"Avec mes pouvoirs" ajouta-t-elle encore "je peux t'aider à repousser ces hommes."
Être utile, n'était-ce pas ce que tu souhaitais ?
"D'accord."
Le papillon battit frénétiquement des ailes.
"Dans ce cas... donne-moi un nom."
Tu fermas les yeux, serras les poings.
"Est-ce que tu ne peux pas juste m'aider, comme ça ?"
Tu attendis une réponse. Elle ne vint pas. Le papillon continuaient de voleter juste sous tes yeux. Puis, brusquement, il te quitta. Avec horreur, tu le vis s'éloigner à l'opposée du campement, haut vers le ciel. Tu compris que la Faera ne voulait pas t'aider. Ne t'aiderait pas. Tu étendis subitement le bras, mais c'était trop tard, elle était déjà trop loin ; c'était à peine si encore tu la voyais. Serait-ce tout ? Était-ce la dernière fois que vous vous parliez ? Mais qu'importait, ce n'était pas cela qui venait d'infliger un lourd poids sur ta poitrine, comme une chape de plomb. Tu réalisas que tu voulais sincèrement aider la famille Curtis toi qui, peu avant, te vantais encore ne devoir rien au monde et n'être lié à personne. Tu réalisas que tu ne pourrais supporter la vue de deux corps sans vie, demain matin. Encore moins celle de deux enfants devenus orphelins en une nuit. À cause de toi. Tu les avais sauvés, mais pourquoi restais-tu là aussi ? Tu voulais te sauver toi-même ! Égoïste. Une de tes chansons te revint tout à coup en mémoire. Insensé ! Insensé ! disait-elle. Et elle disait encore : notre cœur est droit. Ah, tu t'étais bien gardé de ressentir ce que tu chantais. Les paroles, tu les avais transformées en suites de mots. "Notre cœur est droit !" Avant, dans un autre temps, un autre lieu, tu vociférais cette phrase avec assurance et détermination. Droit, ton cœur l'était-il encore ou un vol avait suffit pour le pervertir complètement ? Tu hésitais encore. Tu ne voulais pas être lié pour la vie à une créature magique que tu avais à peine rencontrée. Tu avais peur. Et tu te réfugiais dans cette peur sans prêter attention à la voix, encore plus effrayée, qui te criait que tu n'en pouvais plus d'être seul, d'être une poussière entre les pieds des passants, une ombre, coupée de sa vie qui était restée à Kers. Pourquoi donc faire la sourde oreille ? Pourquoi ne pas même comprendre les larmes qui s'étaient mises à couler devant un papillon fuyant ? Insensé, te répétait la chanson… Enfin, tu fis ce que tu devais faire.
"SILIWIIH !"
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Multi d'Ædräs
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