(Légère scène de violence)Dans un chaos tonitruant, les sons des sabots et des pas des mercenaires se mêlaient, contrastant avec l'atmosphère paisible du bois. Les heures se suivaient et se ressemblaient. Easley avait quitté l'arrière du chariot dans lequel il voyageait pour avancer auprès des mercenaires, marchant sur la route. Leur compagnie n'était pas des plus jovials. Entièrement voués à leur métier, les six hommes de mains ne parlaient pas pendant la journée. Lors des campements nocturnes, l'ambiance était à peine différente. Des mercenaires dignes de ce nom auraient dû boire, chanter, se battre. Peut-être était-ce une exigence du marchand, mais à part quelques mots échangés lors de la relève de leurs gardes, ils ne gaspillaient pas leur salive.
La présence d'Easley n'apportait donc rien de concret. Il ne connaissait même pas les noms de chacun de ces guerriers. De toute façon, son attention était principalement portée sur la route qui serpentait devant eux. Le chemin dans les bois de Bouhen était sinueux. Il ne se passe pas deux cents mètres avant un virage. Il est par conséquent difficile de voir très loin et d'anticiper la moindre approche. Mais malgré la monotonie du paysage, le jeune mage commençait à se repérer sur cette route. Durant son enfance, il avait souvent accompagné son père sur de cours trajets, lorsqu'il allait commercer avec les villages environnant ou avec les lutins qui peuplent Bouh-Chène.
Easley savait donc précisément qu'il ne se trouvait plus qu'à une petite journée de marche, même à cette allure ralentie.
(Il ne me reste plus qu'à passer une nuit dans ce chariot et je pourrai enfin retrouver mon lit douillet de Bouhen. Je me demande si la maison a changé. Et surtout si père a changé. Je ne l'ai pas vu depuis maintenant neuf ans. Il ne me reconnaîtra sans doute pas et je ne sais pas comment il prendra mes projets pour l'avenir.)Easley jeta un coup d'œil dans la direction de Mirvin. Ce dernier somnolait à moitié en tenant les rênes de son chariot. Les affaires devaient prospérer pour lui au regard de sa corpulence plus que généreuse. Les marchands capables de se payer six mercenaires pendant plusieurs semaines ne couraient pas les rues. Le jeune homme se demandait ce que pouvait bien contenir ce chariot pour nécessiter des moyens aussi important. Même son père ne faisait jamais de telles opérations. Au moins, cela avait assuré un voyage sécurisant pour Easley.
Alors que ses pensées divaguaient, le calme fit rapidement place au chaos. Sorti des fourrées, un sanglier traversa la route en furie, juste sous le naseau des deux chevaux tirant le chariot. Il ne fallu pas plus de quelques secondes pour que l'animal disparaisse de l'autre côté du chemin, mais c'était suffisant pour emballer les chevaux. Dans une série de hennissements de peur, les deux bêtes s'élancèrent au galop. Mirvin, sortant de sa torpeur, ne put reprendre les rênes que bien trop tard. Dans un virage, le chariot sortit légèrement du chemin. Une roue s'enfonça dans un fossé, et l'essieu se brisa comme une brindille. Les chevaux furent maîtrisés par leur propriétaire, mais le mal était fait.
Les mercenaires arrivèrent avec Easley, haletant, pour constater la situation. Mirvin commençait à pester.
« Il ne manquait plus que ça. Si près du but, il fallait que ces deux têtes de mules nous fassent le coup. Et toi, tu ne pouvais pas faire attention bon à rien? »Le marchand assena une claque sur la nuque de son apprenti, qui, évidemment, n'était pas responsable de cette situation. En bon expert, Mirvin entreprit d'évaluer les dégâts. Le chariot ne tenait debout que par une fine lame de bois encore intacte, mais trop largement mise à contribution pour tenir bien longtemps.
« Bon les gars, vous allez devoir bosser un peu. Allez donc me chercher du bois, je vais préparer mes outils pour réparer ça. Par contre, je vous préviens, j'en aurais pour toute la journée. Va falloir installer le campement ici. Nous ne repartirons que demain. »Une nouvelle qui était loin d'enchanter Easley. La patience faisait pourtant partie de ses qualités premières. Mais tout de même, si près de chez lui, après neuf ans d'absence... Le jeune homme voulait revoir Bouhen.
« Mirvin, nous sommes tous d'accord pour dire que je ne vous serai d'aucune utilité pour réparer ça. Je vous remercie pour tout l'aide que vous m'avez apporté, mais je vais vous quitter ici. Je connais parfaitement ces bois, je n'aurais aucun problème à trouver mon chemin. Si j'accélère le pas, je pourrai être à Bouhen demain en fin de matinée. Je vous souhaite bonne chance pour la fin de votre voyage. »Le marchand releva à peine la tête à ces paroles, trop concentré sur les réparations qui l'attendaient. Il fit un geste de la main marquant son consentement. Sans doute était-il heureux de se débarrasser d'une charge tout en pouvant justifier d'avoir effacé sa dette envers le père d'Easley.
Ce dernier ne prit pas la peine de saluer les mercenaires. Il ne comptait pas les revoir à nouveau, et cela lui importait peu. Après avoir récupéré ses effets personnels, ce qui se résumait à quelques vêtements et son vieux grimoire, le jeune homme repris la route.
L'après-midi était déjà bien engagé au moment de l'accident. Il restait à peine quelques heures avant le crépuscule. Des heures vite avalées par Easley qui ne rencontra pas de problème majeur. L'idée de marcher de nuit lui déplaisait quelque peu. La fatigue commençait à se faire sentir, et son estomac se mettait à jouer une symphonie de plus en plus pressante.
Le Kendran s'éloigna de la route pour trouver une clairière dans laquelle il serait au calme pour établir son campement de fortune. Il trouva son bonheur à quelques centaines de mètres du chemin de terre. Avec la densité du bois, son feu ne serait pas visible des éventuels pillards.
Le soleil commençait à disparaître derrière les arbres. Easley avait fini de réunir du bois pour la nuit et entrepris d'allumer son feu. Par jeu, il se concentra sur le bois pour l'allumer par la pensée, comme son maître essayait de lui enseigner depuis tant d'année. Mais comme d'habitude, cette-fois, cela ne fonctionna pas. Ce qui fit rire le jeune homme. Il avait maintenant pleinement conscience de la magie qui coulait dans ses veines, et de son lien avec la puissance de Rana, la déesse de la sagesse et de l'air. Comme tout homme dénué de pouvoir pyrotechnique, Easley sortit ses pierres à feu et créa une étincelle sur des brindilles sèches qui s'embrasèrent rapidement.
Au moment où le feu commençait à crépiter joyeusement, un son alerta le jeune homme. Un feulement se faisait de plus en plus distinct. Il fallu plusieurs minutes à Easley pour remarquer l'origine du bruit. Il ne vit d'abord que brièvement une touffe de poil rouge dépasser de l'herbe assez haute. C'était suffisant pour comprendre. Dans sa jeunesse, son père l'effrayait avec des histoires de chats particulièrement agressifs à chaque fois qu'il s'éloignait de lui. Son éducation lui avait appris la vérité sur ces histoires.
(Je ne croyais pas vraiment père, mais les asternias semblent capables de se déplacer jusqu'à Bouhen. Il m'avait pourtant semblé lire qu'ils quittaient rarement le duché des montagnes. Fallait vraiment que ça me tombe dessus. Pourquoi je n'ai pas voulu attendre un jour de plus? Bon, on va voir ce que ça donne, peut-être qu'il va s'en aller de lui-même.)L'asternia était seul. Pendant de longues minutes, il tourna à une distance raisonnable du feu, passant par des zones beaucoup plus clairsemées. Easley en profita pour voir que l'animal était famélique. Il ne devait pas avoir mangé depuis plusieurs jours, ce qui le rendait d'autant plus dangereux. Le jeune mage profita de cette attente pour se remémorer tout ce qu'il avait appris sur l'animal. Lors de son éducation, la faune et la flore étaient loin d'être ses plus grandes passions. Mais il se souvenait parfaitement de la capacité des asternias à jeter des épines à plusieurs mètres. Dans le visage, cela pouvait s'avérer fatal. Easley devait prendre de grandes précautions.
Il ramassa des pierres, des branches, et tout ce qui lui passait sous la main pour tenter de faire fuir le félin. Cela suffit tout bonnement à exacerber sa rage. Quand le stock de projectiles fut épuisé, l'animal avança à pas feutrés dans la direction du jeune homme.
Easley ne vit qu'une solution, qui l'avait déjà sauvé une fois. Mentalement, il visualisa le seul sort susceptible de lui sauver la vie. Depuis son adolescence, il avait appris à le maîtriser et l'invoquer quand il le souhaitait. Il se plaça près du feu, espérant éblouir la bête à la vision défaillante.
L'attaque ne se fit pas attendre. L'asternia bondit à cinq mètres d'Easley, hérissa le poil et fit jaillir ses épines mortelles. Des dizaines de fléchettes longues de plusieurs centimètres et dures comme des os s'élancèrent vers la proie du félin rouge. Le mage s'était toujours demandé comment il réagirait en situation de combat. Mais là, il ne s'agissait pas de combattre un semblable. Pour Easley, c'était avant tout une question de survie. Il ne prit donc pas la peine de réfléchir au moment où ses fluides magiques entrèrent en action. Les quelques minutes d'attentes lui avaient permis de concentrer de l'air autour de son corps. Au moment où Easley relâcha la pression, des vents s'élevèrent en furie tout autour de lui, balayant la poussière aux pieds du jeune homme. Le mur d'air accueillit les épines avec violence, les déviants dans toutes les directions. Malgré toute la puissance qu'Easley pensait avoir mise, plusieurs projectiles traversèrent et faillirent lui faire perdre sa concentration. L'une d'elles lui balafra la joue, ouvrant une plaie sanguinolente. Une autre lui ouvrit une entaille dans le bras alors qu'une dernière s'enfonça dans sa cuisse. Réprimant un cri de douleur, Easley laissa l'air retomber autour de lui et jeta un œil dans la direction de l'animal. Ce dernier n'avait plus d'épines à propulser, mais il voulait toujours en découdre.
Le danger n'était pas totalement écarté. Ce gros chat pouvait encore faire usage de ses griffes. Easley attrapa une branche enflammée de son feu de camp et s'en servit pour garder l'animal à distance. Par trois fois, il tenta de bondir sur le Kendran qui le repoussait par des coups sur le museau. Il était clair qu'aucun des deux n'était prêt à l'emporter. L'asternia en prit finalement conscience et battit en retraite dans les bois. Le mage, ne relâchant pas sa vigilance, décida de reprendre le voyage de nuit. Il ne souhaitait pas laisser la possibilité au prédateur de l'avoir pendant qu'il somnolait.
L'adrénaline dégagée par cette attaque lui permit de rester éveillé une bonne partie de la nuit. Easley ne s'arrêta que quelques heures pour laisser ses jambes se reposer et nettoyer ses plaies à l'eau claire pour éviter tous risques d'infection. Mais il ne s'autorisa pas de sommeil. Si bien qu'à l'aurore, les portes de Bouhen se trouvaient juste devant lui.
Aux portes de Bouhen