Pendant que j'approche de l'étalage, je cogite. Dae'ron ne pensait pas à mal, je le sais. Et cela m'agace. Un autre que lui aurait reçu mon fiel avec véhémence. Ces histoires de vœux sont pour les faibles, les incapables, ceux qui sont infoutus de se prendre en main et d'améliorer leurs conditions par eux-mêmes. Et encore une fois, je n'ai pas pu. Cela ne me ressemble absolument pas. C'est de ma faute. J'ai suivi mon envie idiote de créer de bons souvenirs avec lui. Il est vrai que jusque-là, ils sont globalement positifs.
Cette idée me cause un frisson étrange. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule pour apercevoir mon congénère, mais ces grands couillons à bonnet derrière moi m'en empêchent. Toujours là où je ne veux pas les voir, ceux-la ! Mes achats en préparation, je fais un pas de côté, cherchant à le voir. Dae'ron est immobile, yeux clos, tenant entre ses doigts le yû que je lui ai donné.
Retour de mon agacement.
(
Et te voilà en train de le chercher dans la foule, comme un poussin qui aurait perdu sa mère. Pitoyable... )
La lutine cuisinière discute longuement, au point que mon achat finit par sentir le brulé. C'est bien une femelle, ça. Incapable de s'atteler à une tâche correctement et de la mener jusqu'au bout ! Et ça sourit, comme si cela allait suffire à réparer sa crétinerie ! Et je dois encore attendre ! Toute cette contrariété me coupe l'appétit. Usant des ailes, mains chargées des crêpes, je me fraie un passage entre les estomacs sur pattes. Regard vers la fontaine. Déferlement d'amertume.
Dae'ron semble mal à l'aise, presque adossé à la pierre. Et il a de quoi. Entre lui et moi, trois paires d'ailes se dressent. Les silhouettes dépassent mon congénère de deux têtes pour la plus petite. En tenues florales respectivement rouge, blanche et bleuet épousant leurs immondes formes, c'est un trio féminin qui se trouve là. La rouge est la moins grande, arborant un affreux chignon posé sur le sommet de son crâne. Penchée, elle avance ses formes écœurantes vers le brun. La femelle à haillons blancs, tignasse courte et d'un blond paille souillée, a la main rivée au poignet de Dae'ron. La dernière, en bleu, se tient un peu en retrait. Elle doit être aussi grande que Lyïl, mais se voûte comme une vieille peau.
J'allonge les pas, hargneux.
"
Mais puisque je vous dis que j'attends quelqu'un.", tente le brun.
"
Ce n'est pas notre problème., affirme la garce rouge.
En plus, si c'est une aldryde, ce sera bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à pas laisser trainer ses affaires."
"
Bien vrai ! Maintenant, tu es à nous. Et tu vas faire ce qu'on te dit, docilement.", s'amuse la blanche.
L'immense femelle courbée tente d'intervenir, mais elle est sèchement coupée par les autres. Visiblement, son avis leur est indifférent. Elle tente encore de calmer le jeu, demandant d'une façon détournée à mon congénère le genre de personne qu'il attend. Dae'ron s'est à peine fait silencieux un instant que les autres voix s'élèvent.
"
J'veux pas l'savoir !", coupe la rouge.
Tu te tais, tu nous suis. J'suis en colère et en retard. J'repars pas d'ici les mains vides !"
Obéis, ma magie me démange.", glousse la blanche.
Subitement, Dae'ron m'aperçoit mais ne trahit pas ma présence. Profitant de cet avantage, je lance tour à tour mes crêpes dans le dos de la rouge et la trogne de la blanche. Toutes deux émettent un son surpris, et j'attire ainsi l'attention de la bleue sur moi. Pourtant, à part lever la main vers son visage, cette dernière ne semble guère réagir à ce que je viens de faire. Elle n'aide même pas les deux autres à se défaire des projectiles comestibles. Voyant que celle qui l'a agrippé ne l'a toujours pas lâché, je m'avance aussi vivement qu'un félin et frappe résolument sur ses doigts de ma main sombre.
"
Bas les pattes, mocheté.", siffle-je dangereusement avant de m'adresser au mâle. "
Nettoie vite. Qui sait où ces créatures puantes ont trainé."
Derrière moi, Dae'ron a l'air de se calmer assez rapidement. Il avance sur ma droite pour venir à ma hauteur. Une brève analyse des femelles m'apprend que la cicatrice que je leur présente les dérange. La blanche en particulier. Elle imite même quelqu'un sur le point de rendre son repas. Je la dégoûte ? Tant mieux ! Si elle pouvait s'étrangler avec sa bile, celle-la !
"
Ecoutez.", tente courageusement le brun. "
Il est inutile de vous énerver. C'est juste un malentendu."
Pour toute réponse, encore la même rengaine. Deux mâles dehors, sans chaperonne, et dont un ressemblant à un chien sans laisse. Maudites femelles. Il faut qu'elles ruinent ma vie, encore et encore. Et cette fois, elle gâchent le dernier jour que je veux passer avec Dae'ron ! Ma magie sombre gronde au fond de moi. Ma soudaine haine aussi, réveillant la corruption. La fièvre s'accentue, mordant mon pectoral droit et ma hanche. Dae'ron tente encore de calmer le jeu. Moi, j'ai envie d'en découdre. De leur faire ravaler leur langue jusqu'à les faire s'étouffer avec !
Non seulement elles ne veulent rien entendre, mais elles agissent comme pensant nous être supérieures. Mon compagnon est qualifié de beau brun, mais menacé tout de même de regretter sa bravoure s'il persiste à leur tenir tête. Elles ne m'accordent aucune importance. La blanche ne verrait même aucun inconvénient à m'abimer un peu plus et, insulte supplémentaire, considère que je ne suis guère plus que l'animal de compagnie de Dae'ron ! Le bref regard que j'échange avec lui m'apprend que lui-même a du mal à digérer ces paroles. Les femelles font un pas de plus vers nous avec assurance. Nous les accueillons à la manière aldryde, version mâles indépendants.
"
Arrière !", ordonne le brun, la javeline menaçante.
"
Emplumées ridées.", ajoute-je, la main liée à l'orbe pointée vers elles.
"
Sachez que si nous devons nous défendre, nous le ferons.", affirme un Dae'ron résolu. "
Même si le lieu n'est pas propice. Vos menaces ont attiré l'attention sur nous."
"
Pas que cela me gênerait de vous plumer en public, ceci dit.", grince-je avec froideur.
Les trois imbéciles semblent décontenancées par les regards des lutins braqués sur la scène. Croiser des mâles de notre trempe doit être leur première fois. Surprenants car capables de se défendre aussi bien par les mots que par les actes. Gênée, la rouge siffle, prétendant pouvoir et vouloir nous traquer jusqu'à nous faire redouter notre ombre. L'abrutie. Me dire ça, à moi, alors que dans ma paume évolue de la magie obscure. D'ailleurs, des trois, seule la grande penchée a l'air de s'en apercevoir.
Mauvais, je prends la parole avec violence, menaçant ces imbéciles de leur faire pourrir la trogne si jamais leur chemin croise de nouveau le mien. J'ai à peine le temps de comprendre qu'Al'Inka est le nom de la blanche que cette mégère utilise un sort contre moi. Le choc est brutal, douloureux, effrayant. Mes muscles se crispent tandis que l'énergie électrique les dévale. Mon cœur rate un battement puis un deuxième, comme agrippé par le fluide de foudre matérialisé. La pression sur mon muscle cardiaque me fait redouter une issue dangereuse. Seul mon orgueil me permet de ne pas mettre un genou à terre. Alourdies et parcourues de soubresauts, mes ailes m'entrainent vers la fontaine. Je me laisse l'atteindre pesamment, gardant le silence malgré la peine.
Je respire péniblement lorsque le sort se dissipe. La charogne... Ma gorge me fait mal, au point que je ne peux pas répondre quand Dae'ron m'appelle, inquiet. J'ai été pris par surprise et ai manqué choir aux pieds de femelles. L'humiliation, encore, évitée de justesse. Haineux, je riposte avec une froideur meurtrière, matérialisant mon sort d'ombre préféré. La main noire agrippe la gorge de celle qui m'a blessé avec une telle vivacité qu'elle n'a pas le temps de bouger.
"
Sol'Aïna !", hurle la garce en rouge, en tentant d'attraper ma magie. "
Fais quelque chose ! Empotée !"
La femelle en bleu me scrute à travers sa frange, puis effectue un signe de tête. Négatif.
"
Non, Bel'Inka. Vous l'avez cherché."
Et pour asseoir sa décision, la crétine en bleu se redresse et croise les bras. Je broie partiellement la gorge de mon attaquante. Quand le sort se dissipe, celle-ci a tant de mal à respirer qu'elle ne tient plus debout. Sa consœur en coloris sanguin me lance un regard colérique, mais elle semble principalement en vouloir à la femelle immobile. Cette dernière ne tressaille même pas, la regardant avec une expression impassible. Aussi froide que la statue.
Le brouhaha lutin semble se faire un peu plus fort. Sans que je lui demande quoi que ce soit, Dae'ron place sa main dans mon dos, entre mes omoplates, m'offrant un léger appui. Je lis de l'inquiétude dans son attitude, mais m'efforce de ne pas y prêter attention. Je refuse de laisser à ces garces la possibilité de croire que cela m'a affecté.
"
Debout.", fait sèchement la géante en bleu. "
Nous partons."
L'aldryde vêtue d'écarlate ouvre la bouche, affiche une grimace mécontente puis se met à bleuir comme une aldronne en faute. Elle aide la magicienne pâle à se relever, déploie ses ailes et décolle. De son côté, la grande idiote les regarde faire, puis nous tourne le dos.
"
Prudence.", conseille-t-elle, avant de décoller à son tour.
Quelque peu incrédule face à ce qui vient de se passer, je sens ma hargne encore bien vive en moi. Et ce sort m'a donné la nausée. Autour de nous, les lutins murmurent, froncent les sourcils voire nous désignent. J'avais oublié. Ces crétins à bonnet n'aiment pas ma magie. Célestin m'a prévenu, mais sur le moment, je voulais broyer le cou de la femelle, pas attirer la sympathie lutine.
"
Je pense... Qu'on devrait s'éloigner.", me souffle coupablement le brun.
Prenant conscience de sa paume contre mon dos, je m'écarte vivement de lui. Aux visages interloqués, désapprobateurs ou encore inquiets tournés vers moi je réplique par des regards meurtriers, et bouscule les lutins pas assez rapides pour s'écarter de mon chemin. Je me fous de ce qu'ils pensent ! Pour qui se prennent-ils de toute façon ?
S'il faut blâmer quelqu'un, ce sont ces maudites femelles, par mes ailes !