Mes foulées sont rapides et grandes tandis que je me déplace sans aucune précaution entre les silhouettes des lutins, poussant certains, grimaçant contre d'autres. Je ne suis vraiment plus d'humeur à tolérer leur présence. J'en viens à voler au-dessus de cette masse rigolarde et écœurante, l'estomac encore en vrac. Quand je me pose enfin, je comprends être dans une sorte de parc public. Au moins, cette fois-ci, les végétaux sont à mon échelle.
Après quelques pas, je m'immobilise en sentant la corruption s'étendre davantage. À travers ma colère, l'idée saugrenue que son développement est lié à mes émotions me traverse. Théorie farfelue, mais sachant comment j'ai été maudit, cela reste plausible. Un bruit de plumes me fait réagir au quart de tour. Mais ce n'est que Dae'ron. Dans ma précipitation à m'éloigner du marché, je lui ai presque faussé compagnie.
"
J'ai failli te perdre de vue. ", annonce-t-il sobrement. "
Tu vas bien ? Elle ne t'a pas raté. "
"
Cesse de me rappeler que ces erreurs à plumes vivent encore, et cela ira."
"
Ta colère t'aveugle, Nessandro. Tu ne peux pas toujours tout régler par la violence, tu sais ?"
"
Ha ! Parce que ta méthode fonctionne, elle ?", fais-je, moqueur et irrité. "
Ces monstres ne comprennent que dans la douleur. Faut t'y faire !"
"
Non, tu te trompes. Je n'ai simplement pas employé les bons mots, c'est tout."
"
Et l'animal de compagnie sait d'avance qu'elles ne t'auraient jamais laissé en placer une, monseigneur le bel aldryde !", siffle-je avec une amertume corrosive.
Dae'ron semble surpris à ma pique et s'assombrit. Visiblement, lui faire remarquer qu'il est agréable à l’œil le gêne. Ou c'est seulement parce que c'est moi, aldryde marqué de façon dérangeante, qui lui ai sorti. Ma blessure faciale m'enlaidit, c'est vrai, mais qu'il n'aille pas s'imaginer que j'envie son apparence pour autant ! La mienne me va parfaitement, même abimée de nombreuses cicatrices me rappelant mes erreurs passées !
Cela m'énerve. D'un côté, j'ai envie de lui cracher tout ce que j'ai sur le cœur droit dans sa face délicate, mais de l'autre, ce foutu lien que j'ai avec lui est comme une entrave capable de m'en empêcher. Je déteste cet attirant Dae'ron, naïf et aveugle, mais je l'apprécie aussi beaucoup pour ce brin d'innocence qui m'a été arraché il y a longtemps. Et cela n'a pour conséquences que de me faire bouillir intérieurement.
"
Vivre aux côtés de ces cervelles moisies féminines t'a perturbé l'esprit.", lui lance-je froidement. "
Shada'ïs était une exception. Mets-toi cela dans le crâne avant qu'il ne soit trop tard."
Rivant mes yeux sombres aux siens, je poursuis avec un calme glacial.
"
Fais confiance aveuglément, et il n'en sera que plus simple de te briser, Dae'ron."
Un bref instant, mon camarade examine mon regard, et je ne cille pas. Il prend un peu de temps pour réfléchir, mais quand il semble prêt à formuler une réponse, un bruit de course attire mon attention. Un haut lutin, avoisinant la trentaine de centimètres, se dirige vers nous. Je n'y aurais guère accordé d'importance s'il ne nous avait pas interpellés.
"
Aldrydes ! Att... Ouf ! Attendez..."
Visage un peu rond et ponctué de taches de rousseur, chevelure teinte écorce courte et en bataille, partiellement recouverte d'un bonnet rouge. Il est un peu empourpré par la course rapide qu'il semble avoir fait. Sa tunique sans manches est constituée de deux ou trois feuilles jaunies liées entre elles par un fil blanchâtre, et tombant sur un pantalon trop grand pour lui. Comme ses chaussures.
"
Un... Un instant. Je reprends... Mon souffle. Ouh ! Vous êtes rapides... Malgré votre taille."
Et encore un commentaire là-dessus. Comme s'il prévoyait ma réaction, Dae'ron lève légèrement son bras libre, me barrant le passage. Je me contente de m'en détourner en sifflant, tendant mon profil blessé vers cet importun. Ce dernier, après d'atroces et longues secondes pour se remettre, finit par se redresser et apposer sa main contre son bonnet.
"
Est-ce que vous connaitriez un aldryde répondant au nom de Bahadïuul ? Un peu plus grand que vous, courts cheveux noirs, peau bleue comme un ciel d'été, un tatouage en spirale sur la pommette gauche et vêtu comme un lutin ?"
Je hausse les épaules. Le brun fait un signe de tête négatif. Le bref espoir présent dans le regard de l'arrivant disparait et il pousse un soupir. Plus surprenant encore, ce grand gaillard s'accroupit et se met à renifler. Encore un lutin qui chiale... Avant de pouvoir l'en empêcher, mon congénère a apposé sa main libre contre l'épaule du pleurnichard.
"
Cela ne va pas ?"
Entre deux reniflements, le lutin se secoue.
"
C'est que... Vous êtes des aldrydes alors, j'avais pensé..."
"
Oh, bien sûr. ", l'interromps-je sans gêne avant de poursuivre avec mépris et sarcasme. "
Demande donc au premier aldryde que tu croises, il sait forcément tout sur tous les autres !"
"
Nessandro !"
Le regard empli de remontrance du mâle se pose sur moi, chose qui ne fait que me vexer. Il me fait la morale ? À moi ? Je ne suis plus un aldron en bas âge qu'il faut empêcher de gaffer, par mes ailes ! La bienséance, l'ouverture à autrui, le respect des sentiments d'un parfait inconnu... Et puis quoi encore ? Je suis Nessandro, moi ! Bien tenté Dae'ron, mais je ne te laisserai plus me manipuler.
Le lutin se passe le revers de la main sur le visage.
"
Non, il a raison. Je suis désolé. C'est simplement que... Il avait l'habitude de venir me voir régulièrement, et de rester quelques jours pour discuter. Cela fait plus de trois mois que je ne l'ai pas revu. Et quand j'ai aperçu ces femmes ailées au village..."
Le porteur de bonnet finit par se redresser et esquisser un sourire. Ses yeux d'un marron qui me semble familier se posent sur mon visage. Et le voilà qui détaille à son tour ma cicatrice.
"
Venez avec moi.", ordonne-t-il sans cérémonie.
Instinctivement, je me braque. Même mon congénère apparait un brin sur la défensive. En voyant nos réactions, le parasite de grande taille lève les mains.
"
Oh, attendez, ce n'est pas... On recommence.", propose-t-il en souriant. "
On m'appelle Mathurin Chouad'laoh, enfin c'est davantage un surnom. Vous pouvez m'appeler Mathurin Dubosquet. Et si je vous propose cela c'est..."
Son attention se porte sur moi, et en particulier sur ma main assombrie.
"
Parce notre village n'est pas bien grand. Si vous comptiez passer la nuit à l'hôtel de Callie, il y a des chances pour que quelqu'un lui ait déjà raconté ce qui s'est passé sur la place tout à l'heure. Les villageois sont gentils, mais ils n'aiment pas les bagarre, et gardent de mauvais souvenirs de la magie noire."
"
Et pas toi ?", m'enquiers-je avec suspicion.
"
Si, mais je sais que tous ses pratiquants n'ont pas un mauvais fond."
Et le voilà qui se met à sourire avec tristesse, comme si cela avait été de ma faute ! Et qu'est-ce qu'il cause ! C'est une manie chez les lutin d'énoncer à voix haute tout ce qui leur passe entre les oreilles ? Il me suffit d'apercevoir son regard rempli d'espoir pour deviner ce que mon congénère va lui répondre.
"
C'est aimable de votre part. Mais, êtes-vous sûr ?"
"
Oh oui. J'aurais bien besoin d'un peu de compagnie en ce moment... Et puis, je peux aussi vous préparer des crêpes. Elles ne seront pas aussi bonnes que celles de Bobine mais..."
Comme un immense gamin, le parvenu se met à se tortiller et malaxer ses mains.
"
Ben voyons. Et tu proposes tout cela par ennui... Évidemment."
J'ai comme une impression de déjà-vu en prononçant cette phrase, mais je préfère éviter d'y songer.
"
En partie. Mais surtout par solitude. Promis, je ne vous ferai pas de farces. Je n'ai pas le cœur à cela en ce moment."
"
Je mangerais bien quelque chose, en effet.", assure le brun.
Un bref instant, le regard appuyé du protecteur me parvient. J'ai presque la sensation d'y lire d'aller seul à l'hôtel si je dois toujours mettre en doute la gentillesse des autres. Pourquoi mon congénère ne veut-il pas comprendre ? Le désintéressement et l'altruisme sont des illusions.
Je me méfie de ce Mathurin, ce qui ne m'empêche pas de suivre. Je verrais bien sur place. Si son lieu de vie réveille ma méfiance, je ne demeurerai pas entre ses murs plus que nécessaire.
Et de toute façon, d'ici quelques heures, je pars.