Le silence, allié à cette inconfortable situation, m'incite à prendre la parole. C'est le meilleur moyen d'oublier ce ressenti inhabituel et surtout de masquer l'embarras croissant et totalement inconcevable qu'il suscite en moi.
"
J'peux t'expliquer un peu.", souffle-je, l’air de rien. "
Pour les lutins. Si ça t'intéresse."
"
Je... Oui, je ne peux pas le nier."
Distant, je reporte mon attention vers l'extérieur, m'efforçant de retrouver mon sang-froid et mon indifférence face à tout cela. Peut-être m'a-t-il envoûté. Peut-être est-ce ce calme inhabituel et cette absence de menace immédiate qui m'y incitent, mais je me sens l'envie de satisfaire sa curiosité. Je réfléchis un peu puis me lance, décidé à ne pas évoquer plus que le nécessaire.
"
Depuis mon... Départ, j'ai rencontré au moins quatre de ces porteurs de bonnets. Le premier, frappé par la folie kendrane, était persuadé que je lui avais volé sa coiffe. Mes côtes s'en souviennent."
L'aldryde semble m'écouter avec attention. C'est du moins mon interprétation de son attitude silencieuse où seul un hochement de tête, vaguement lié à un contact plus prononcé, me répond.
"
Le deuxième. Un crétin des champs. Il aggravait la situation d'un nid où un harney et sa femelle étaient attaqués par une sorte de coq croisé reptile."
"
Un coq croisé... Cocatrix peut-être ?"
"
Possible."
"
Mes excuses, je t'ai interrompu."
Je hausse légèrement les épaules et poursuis.
"
Un idiot doublé d'un lâche. Il m'a poussé dans les pattes de cette chose immonde pour prendre la fuite. Cette marque en est le résultat. Mais la bestiole, elle, elle est morte."
J'effleure la cicatrice de mon abdomen, encore en relief malgré le temps passé. Dae'ron acquiesce doucement et je le devine monter sa main à ses lèvres.
"
Un harney...", fait-il, songeur. "
C'est à cette occasion que tu as rencontré Lyïl ?"
Je hoche la tête lentement, étrangement content de sa perspicacité, puis visualisant la scène où mon animal me projetait des bourrasques poussiéreuses en lançait des sons d'avertissement. J'ai l'impression que c'était hier tant le souvenir est vivace dans ma mémoire. J'évoque la femelle morte, les œufs brisés et le courage de Lyïl. J'enchaine ensuite sur le troisième larron, sans préciser l'avoir connu dans ce livre maudit, et espérant qu'il y ait crevé.
Mes prunelles bleu sombre cherchent celles de mon congénère dans cette pénombre à laquelle mes yeux commencent à s'habituer. J'en viens à mentionner Célestin, le lutin ayant soigné mon aile. Rien des circonstances de notre rencontre ne s'échappe de mes lèvres, en revanche. J'effleure ma cicatrice faciale de ma main bleue.
"
Sujet à des crises violentes. J'ai temporairement cru qu'il était fréquentable, après tous les autres.", dis-je avec dépit avant de poursuivre, sur un ton meurtrier. "
Ceci est de son fait. Et je compte bien lui faire payer."
Dae'ron se raidit un peu.
"
Mais pourquoi ? Que gagnerais-tu à..."
"
Ça me regarde !", le coupe-je avec amertume.
Mon expression se ferme subitement à cette question au sous-entendu moralisateur. J'écarte ma jambe de la sienne, amenant une distance glaciale entre nous. Un peu d'incompréhension teintée de frustration peut se deviner sur les traits de plus en plus visibles de mon congénère. Pourtant, il finit par inspirer calmement, pousser un soupir, et parler avec sérénité. Ses mots, brefs, m'apprennent sa gratitude quant à ce que je lui ai dis.
Dae'ron se laisse aller à un sourire amical, comme sincèrement heureux que je lui ai fait partager ces bribes de mon passé. Pour moi, cela représente peu, mais pas pour lui. Cependant, jamais je ne lui conterai ce qui s'est produit avant mon évasion. Cela ne le regarde pas, et je serai loin avant d'avoir envie de l'évoquer. À cette pensée, je perçois comme un élan de mal-être, de refus. Il me faut un moment pour reprendre ma posture et retrouver mon calme. Je me sens confus, et plus encore lorsque la chaleur du contact finit par se reformer. Impossible de déterminer si c'est moi qui suis allé vers lui ou le contraire. Apaisant. Étonnant. De plus en plus effrayant.
Nous demeurons assis sur ce rebord de fenêtre sans rien ajouter, profitant simplement de la vue. Ce que ma botte touche est bien réel. L'incompréhension et le doute me submergent. J'abandonne l'idée de trouver une explication convaincante à la situation. Et surtout au comportement de ce mâle, auparavant entouré d'un harem stupide. En fait, il doit simplement se sentir seul, et je suis le dernier aldryde à proximité, c'est tout. Ce que je ne comprends vraiment pas, c'est pourquoi, moi, je tolère ce contact amical.
Finalement, les environs se faisant de plus en plus calmes, nous décidons d'aller prendre du repos. Le sommeil me gagne vite, mais je m'éveille néanmoins à intervalles réguliers. À la sixième fois, je suis certain d'avoir fait un rêve, mais demeure incapable de m'en souvenir. L'aube devrait poindre d'ici une bonne heure.
(
Il est temps. )
Sans bruit, je m'extirpe des couvertures, enfile mon plastron, et refais vaguement le lit. J'y dépose la javeline Plume d'Argent avec respect. Dae'ron va en avoir besoin. À côté, je place la petite gourde magique, ainsi que l'équivalent d'un millier de yus, glissés dans un sachet de balles de miel vide. Partir sans rien laisser aurait été faisable si cela n'avait pas été
ce mâle. Un compagnon de voyage et d'infortune, envers lequel j'ai commencé à m'ouvrir de manière dérangeante. Ce début de dépendance à son égard et l'importance croissante de son avis dans mes décisions me font de plus en plus peur.
Un mouvement dans mon dos me fait regarder vers le brun. Celui-ci ouvre un œil ensommeillé et le pose sur moi.
"
Tu as... Du mal... À dormir ?"
Une réponse reste bloquée derrière mes lèvres quand je comprends que ce qu'il me dit aura fui sa mémoire au matin. Il est davantage endormi qu'éveillé, même lorsqu'il tapote la place juste à côté de lui. Un mince sourire peiné s'affiche sur mes traits et, mu par une envie soudaine, je m'étends sur mon flanc noirci, là où il le souhaite. Je patiente un peu, regardant son visage clair dans le manque de lumière passer d'un sourire satisfait à une expression détendue. Sans un son, j'attends de percevoir cette respiration propre au sommeil.
En apercevant son épaule hors de la couverture, le souvenir de ce contact sur le rebord de bois me revient. J'hésite. Me décide. Renonce. Me rappelle que je ne verrai jamais plus ce mâle d'ici peu et me lance. Mon cœur pulse comme si je faisais la chose la plus audacieuse et dangereuse de mon existence. Ma main se dirige vers son épaule. Sauf que lorsque je perçois sa température à proximité de mes doigts, je suis tétanisé. Des images de mon passé, plus horribles les unes que les autres, me reviennent. J'ai réussi à pousser avec complicité le visage d'Arkalan, mais là, envers Dae'ron, mon corps refuse de m'obéir.
Risible.
Frapper, menacer et me moquer sont des actes qui ne me posent pas de souci, mais ce geste-la, si simple et basique, m'est impossible. Le toucher de mon plein gré sans que ce geste soit utile est au-dessus de mes forces. J'ai donc réussi. J'ai suffisamment gardé mes distances avec lui pour que mon instinct me défende contre une potentielle faiblesse. Mon cœur est fort, fait pour tenir seul. Malgré tout, apercevoir mon bleuté de peau si proche de sa pâleur fait vaciller ma résolution. Peut-être puis-je encore attendre ? Peut-être remettre à demain ? Ou jusqu'à avoir trouvé le pendant au Cœur ?
Je ramène ma main et clos les yeux, mais le sommeil me fuit. À la place, ce sont les souvenirs de danger affrontés à ses côtés, sa souffrance par ma faute, et les bons moments partagés lors de notre périple qui me reviennent. Et tout ceci est mis en balance avec les visages immondes et haïs de mes ennemis, de mes tortionnaires. Avec ma haine. Ma propre souffrance. Ma volonté de revanche. La conclusion est évidente.
Mes ténèbres sont les plus fortes.
C'est suffisant pour me reprendre et définitivement oublier ce caprice. Je ne veux pas le voir périr et refuse en bloc de m'attacher davantage à lui. S'il reste avec moi, mes ennemis ne tomberont pas. Je veux répandre leur sang, leur rendre au centuple la douleur causée, cracher sur leurs dépouilles. Et je sais pertinemment que Dae'ron ferait ce qu'il peut pour m'en empêcher. Il ne comprend pas. Il ne
me comprend pas.
Et je ne veux pas qu'il y parvienne.
À regret, mais sans hésitation, je m'assois et observe brièvement ce visage serein. Pendant ces quelques jours, il a apporté un peu de lumière dans mon existence. Sa valeur demeurera particulière, mais sa lueur est surtout un poison : dérangeante, dangereuse, et apte à causer une douloureuse addiction. Ce que j'ai vécu ces derniers jours m'empêchera de basculer dans la folie de la Voix, mais ne me changera pas. Cela a été appréciable tant que cela a duré. Et c'est à présent terminé.
Je suis victime d'une soif absolue de liberté, et le garder auprès de moi ne ferait que la contrarier. En fait non, pas victime, car j'ai choisi d'être libre et de m'y tenir. C'est dans ma nature, ma façon d'être.
C'est ma voie.
Mes bagages embarqués, je l'écoute respirer doucement. Partir est le choix le plus logique, censé, car j'ai réalisé amèrement que prendre sa vie m'était définitivement impossible. À son réveil, il se sentira peut-être abandonné et trahi. Ce serait l'idéal. Ainsi, je suis certain qu'il n'aura pas l'idée stupide de partir à ma recherche. C'est ce qu'il y a de mieux, et il pourra obtenir du soutien de la populace lutine au besoin.
Je me persuade que la peine qui me parcourt le torse alors que j'avise la fenêtre est semblable à toute douleur ressentie jusqu'à maintenant. Juste quelque chose de temporaire, qui s'effacera rapidement si je ne m'attarde pas. Et qui me laissera sa marque, comme chacune de mes blessures.
(
Puisses-tu trouver ce que tu cherches vraiment, Dae'ron. )
Tout en faisant le moins de bruit possible, mes ailes m'aident à bondir sur le rebord de la fenêtre demeurée ouverte. Une partie de moi veut que je me retourne pour embrasser une dernière fois la vision de ce mâle apprécié, mais une autre m'affirme que le faire est une très mauvaise idée. Je dois l'oublier. Lui, son visage, sa voix. Je suis d'accord avec la seconde. Entièrement. J'ai déjà trop tardé.
Détermination. Résolution. Rupture de lien avant qu'il ne devienne entrave. Mes principes. Ma vie.
Mon corps se penche en avant, prend un vif appui, et j'étends mes ailes une fois lancé. Tel une ombre, je me glisse dans les airs discrètement, laissant la nuit chasser cette chaleur aussi apaisante que douloureuse jusqu'aux tréfonds de mon être. Il me faut retrouver Lyïl, partir d'ici rapidement, puis me mettre en quête du remède à la corruption qui m'attaque. Comme prévu. Sans regrets. Fidèle à moi-même. Et comme je l'ai toujours été.
Seul.