| Le tricorne d'Heartless transperça encore une fois la foule de kendrans abasourdis par la fierté de son bâtiment. Cette ombre, suivie d'Ambre, se faufila entre les badauds pour rejoindre le pont de son navire. Alors qu'il marchait sur le ponton d'embarquement branlant, il se retourna en direction de sa nouvelle recrue et esquissa d'amples gestes pour accentuer ses répliques qui, si il n'avait pas été aussi fier de sa proie la Laide, aurait davantage ressemblé à une propagande idéaliste. Il vanta les mérites imaginaires de son navire tout en accentuant bien les insultes qu'il dédicaçait à Erzébeth, la reine de ses cauchemars. Il se fit aussi un plaisir d'écorcher tout nom qui y faisait référence, ou bien les avait-il déjà oublié dans son fol élan.
 - Bienvenue sur mon humble navire, jeune demoiselle ! La Laide-les-Maines, le fleuron des fleurons en fleur de la flottille de la tout aussi laide, que dis-je, de l'horrrrible Baronne Arzébuth de Kreussture !
 
 Aussitôt eut-il passé le bastingage qu'il s'attarda sur les voiles. Les voiles, ça inspirait la grandeur, c'était haut perché, impressionnant, rouge, lumineux... des voiles quoi.
 
 - Un navire que moi et mes hommes, redoutables pirates, avons disputé à l'odieux capitaine Yvonne Crasse au terme d'un affrontement épiques ou j'ai, à moi, seul, défait dix de ses hommes ( des colosses de deux mètres ! ) avec une main attachée dans le dos avant de lui faire mordre la poussière de son propre rafiot ! Les voiles rouges sont les témoins de nos glorieuses batailles par les flots, les mers, les océans ! Alors quand je te dis qu'on est pas des rigolos, hein !
 
 Dans sa hâte, il bouscula d'un mouvement trop ample du bras son ami Eliwin qui avait tout entendu de son monologue et, interpellé par la jeunesse apparente de la "recrue", se révolta contre l'inconscience de son capitaine.
 
 - Sirius ! Qui est-elle ?
 
 - C'est notre nouvelle recrue, Ambre ! Un problème ?
 
 - Mais c'est... ! Viens avec moi !
 
 Il emmena le borgne à l'écart pour ne pas se faire entendre de la Sinari. A la regarder, elle paraissait bien trop jeune et pure pour jouer les boucanières en haute mer et son âge était encore incertain.
 
 - Qu'est-ce que tu fais, Sirius ? Tu vois pas que c'est une gamine ?!
 
 - Ouais, c'est génial non ? On fait rêver les jeunes et...
 
 - Écoute-moi quand je te parle ! Je t'ai entendu déblatérer toutes tes conneries en face de cette petite pour l'attirer ici, mais tu te rends compte qu'elle est... qu'elle est...
 
 - Qu'elle est quoi ?
 
 - Mais une gamine ! La piraterie c'est pas pour les gosses, si c'est pour se refaire un Von Klaash, autant qu'elle se pende tout de suite, ça lui rendra la mort plus douce !
 
 - Mais qui t'as parlé de "mort" ? On va juste vadrouiller sur un navire et...
 
 - Et la baronne ? T'y as pensé à la baronne ? Elle va te coller au cul après c'que t'as fait à son rafiot !
 
 - Mais elle saura rien, j'te dis, fais moi de l'air !
 
 Heartless, emporté par des illusions et des fantasmes de son enfance, croyait vivre en plein rêve et ne se souciait plus guère du monde qui l'entourait. Il ne pensait qu'à la mauvaise haleine d'Eliwin et c'était la seule ombre au tableau qu'il écarta rapidement pour passer à une personne plus intéressante : Ambre.
 
 - Ce grand costaud là, c'était Eliwin, un bon gars qui me rappelle chaque jour que l'on a des affaires à traiter avec des petits seigneurs sans importance, pour le prestige t'vois. Alors, où on en était...
 
 Là encore Sirius fut interrompu dans ses déboires extravagants par la silhouette endolorie du sage homme qui avait douloureusement donné de sa personne pendant cette aventure : Mazhui, qui le fixait d'un air grave. Son regard oscilla alors entre les mines de la hobbit et du capitaine, pour déclarer ensuite d'une tirade solennelle :
 
 - J'ai besoin de m'entretenir avec toi en privé, "capitaine".
 
 Dans sa voix étaient perceptibles l'ironie et le sarcasme. Heartless, saisi par la mine pathétique son compagnon dont il avait oublié la convalescence à force de s'enfermer dans une bulle rose, le prit sous l'aisselle pour l'aider à se mouvoir et, adressant de brèves excuses à sa recrue laissée sur sa faim, se retira dans un coin du navire avec l'Ynorien, en prenant soin de demander à l'un des quatre gardiens du navire ( Plagg, Iguru, Elias et Eliwin ) de continuer la visite guidée d'Ambre lors de son absence.
 Assis près du beaupré, face au vent marin qui leur giflait le visage et ravivait discrètement les blessures brûlantes du blessé. Un silence amer s'installa entre les deux hommes, l'un ne sachant que dire à l'autre car il l'avait laissé sans se soucier de ses blessures, et l'autre dégoûté par ce sentiment d'abandon. Ce fut Mazhui qui fit le premier pas, mais aucun des deux ne se regardèrent, le soleil leur consumait l'iris mais il était préférable pour eux de ne pas croiser le regard, c'était plus douloureux que de se faire arracher un œil, l'orgueil était un pêché plus fort que celui de la chair et la matière dont l'humain est faite.
 
 - Alors, fier de toi ? Tu as bien récolté tous les honneurs ?
 
 Sirius ne répondit pas tout de suite, un sentiment de culpabilité poignardait son esprit et il savait bien qu'il était devenu indigne de répondre immédiatement par la positive à l'Ynorien, dont le visage était passé du serein au dur.
 
 - Je m'étais laissé entraîner par... tout ça... Comme un gosse en plein rêve...
 
 - Et ceux qui versent leur sang pour ton rêve, ça ne compte pas ?
 
 - Non ! Enfin si... Écoute Mazhui ça fait trop longtemps que j'avais envie de faire ça...
 
 - Et maintenant que tu "vis ton rêve", tu vas faire quoi ?
 
 - ... Retrouver Gallion.
 
 - Et bien sûr, tu ne te soucies pas de ceux qui te suivent et qui risquent leur peau pour assouvir ton ambition ? C'est bien cela, Sirius ? Tu n'en a cure de nous tours, toi seul compte.
 
 La réponse du borgne fut violente, il se releva d'un saut et frappa le mât de beaupré du poing, la vérité faisait mal et Mazhui s'en servait comme d'une arme.
 
 - C'est pas ça, bordel ! Tu délires complètement !
 
 Il s’essouffla par ce seule geste, son imaginaire était un endroit trop douillet pour qu'il se laisse une nouvelle fois happer par la dureté du monde réel. Il voulait faire taire Mazhui, faire taire tout le monde, les avoir tous à sa botte et qu'ils ne discutent plus jamais ses ordres, même si il savait que c'était une pensée digne d'un gros bébé immature. Il se laissa retomber près de Mazhui après s'être calmé, son inconscient l'avait empêché de s'éloigner pour la simple et bonne raison qu'au fond de lui, le borgne connaissait la réalité sans vouloir l'admettre. La voix de Mazhui, qui était celle de la raison, le dégoûtait et inspirait en lui une peur nouvelle, ou plutôt une peur qu'il croyait avoir enterré depuis des années. C'était la peur de s'écarter de son chemin premier, du chemin qu'avaient tracés ces contes d'enfant pour lui et de les détourner à son avantage pour finir comme Von Klaash, un pirate qu'il aurait admiré si il ne l'avait pas emprisonné. Il se rendit compte que les habits de Von Klaash qu'il portait étaient en train de prendre le dessus sur sa personnalité, un serpent qui se glissait dans son esprit. Il voulait se croire en capitaine invincible mais il se rendit compte qu'il n'était qu'une ébauche... Il s'excusa alors qu'il cachait son œil unique sous son tricorne.
 
 - Désolé, je sais pas ce qui m'a pris...
 
 - Des excuses venant du grand capitaine Heartless ? J'en suis ahuri.
 
 - Mais je peux pas... faire comme Gorilla m'a dit... Je peux pas vivre normalement, je veux pas. Une femme, des enfants... tout ça n'est qu'une distraction qui rend la vie sans saveur.
 
 - Tout le monde ne pense pas comme toi, Sirius, accepte-le. En ce moment, il n'y a que Nark qui daigne te vouer une obéissance aveugle, mais qui sait combien de temps cela durera. Si tu ne veux pas entendre les autres, tu continueras tes vaines promesses et les embarquera contre leur gré.
 
 - Mais alors, qu'est-ce que je dois faire ?
 
 - Tu devrais d'abord arrêter de te conduire comme une bête de foire devant eux et écouter ce qu'ils ont à te dire. Qui, parmi les anciens prisonniers de Von Klaash, se soucie réellement de ce Gallion à part toi ? Commence par les écouter, tu apprendras beaucoup des autres, bien plus que tu ne peux l'imaginer. Et ne te laisse pas berner par ces images du héros idéal que l'on dépeint dans les récits pour enfants, ils sont pleins de mensonges, de faits magnifiés, de fiction chevaleresque, et par-dessus tout ce que je hais le plus en ce bas-monde...
 
 - Et c'est quoi ?
 
 - Ce mot vague et abstrait, écrit et parlé à tort et à travers de par les continents : l'honneur.
 
 Le mot "honneur" en lui-même ne déplaisait pas à Mazhui, mais l'usage tordu que les hommes en faisaient avait mordu son esprit et meurtri son passé, passé qu'il dissimulait sous son visage trop calme pour être totalement serein. Il était impassible, un visage de pierre que seuls ses yeux tristes trahissaient. Les deux hommes n'échangèrent guère davantage et le Sirius soutint l'Ynorien alors qu'il le raccompagnait à l'infirmerie, sans mots et sans regards. Revenu près d'Ambre et des marins, il fit un signe de la main à la Sinari et si dirigea vers Eliwin pour lui demander la raison de l'absence de certains de ses compagnons dont il venait de remarquer qu'ils étaient sortis :
 
 - Hé, El'. Toi qui sait tout sur tout, t'aurais pas vu où sont les autres ? N'Kpa, Rosa, Thalo et... Nark ?
 
 - Je les ai vu sortir du navire y'a pas si longtemps. Je parierais ma langue qu'il sont au marché. Devraient pas tarder à revenir...
 
 - Merci, et euh... encore une chose...
 
 - Moui ?
 
 - ... Non... rien du tout, oublie.
 
 Sirius repartit vers Ambre. Il voulait se prouver qu'il était capable de retirer le meilleur de ses alliés mais après sa discussion avec Mazhui, il se sentit gêné de demander un tel service. Le borgne avait été très impressionné par la combativité d'Eliwin et désirait apprendre de lui quelques techniques de combat, mais cela l'aurait blessé dans son orgueil de nouveau capitaine. Mais l'autre était perspicace et avait deviné que le borgne désirait se racheter en acceptant d'écouter les autres pour enrichir sa propre expérience, mais il n'osait pas, pudique qu'il était. Heartless prit un air bien plus confiant en face d'Ambre et, ne sachant pas si elle avait eu le temps de visiter convenablement le bateau, l'interrogea :
 
 - Alors, t'as visité la bête ? Pas mal, hein ?
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