|
Au beau milieu du vacarme, cinq silhouettes se hissèrent jusqu'au pont du navire, celles d'Heartless, Eliwin et d'autres hommes de la mer. Ne pouvant se procurer de la cire, ils avaient néanmoins les oreilles assez obstruées pour ne pas se laisser complètement envoûter par le chant des sirènes. Sirius pointa du doigt la cabine d'équipement non loin de l'infirmerie et hurla :
- ...... !
Eliwin haussa les épaules pour montrer sa sourde incompréhension, le borgne se saisit alors d'un bout de cordage en toile près du mât contre lequel, à sa grande surprise, était attaché Thalo. Remarquant ses mouvements imprécis et convulsifs, il en déduit qu'il avait été lui aussi touché par le chant maléfique et le laissa à sa place. Le capitaine montra la corde et mima un poisson se faufilant entre les mailles d'un filet : Eliwin comprit qu'il devait aller chercher l'outillage de pêche et s'en servir contre les femmes-poissons. Mais il ne bougea pas tout de suite et désigna du regard la foule d'esclaves qui trottinait jusqu'à la mer dans l'espoir de se faire dévorer par les muses carnassières, pour lui répondre, Sirius se désigna lui-même du pouce en arborant un sourire vu mille fois pour lui dire "Laisse-moi m'en charger". Le gaillard, que l'assurance du borgne déroutait, décida néanmoins de lui faire confiance, il fallait au moins trois hommes pour étendre le filet sur toute son ampleur et Heartless, à cause de son inexpérience en la matière, était de trop.
Une énorme averse ébranla les voiles de la Laide-les-Maines, mais par chance, il n'y avait d'une tempête que la pluie battante. Mais même cela n'était pas assez pour taire la mélodie sanglante. Les marins suicidaires continuaient leur funeste marche jusqu'au rebord et la mort mais furent soudain interrompus par une silhouette familière dressée devant eux; armé d'un aviron, Sirius, muet, leur barrait la route. Ils s'arrêtèrent comme un banc de thons qui voyaient l'un de leurs semblables nager à contre-courant et le regardaient, perplexes. Heartless savait que face à ces monstres marins, les mots n'avaient que peu d'importance, il ne pouvait même pas entendre ceux qui provenaient de sa propre bouche alors qu'en était-il de ceux obnubilés par l'aria obscur ? Peu à peu, leurs mines contrariées devinrent agressives, une haine dictée par les sirènes dirigée sur le borgne les envahit et ils prirent plus l'allure d'animaux féroces mais domestiques. C'était précisément cette expression qu'attendait le pirate pour faire tournoyer l'arme de bois au-dessus de sa tête et la pointer contre ses propres alliés.
Sirius s'était demandé auparavant, alors qu'il était au chevet d'un Nark épuisé, pourquoi il s'était désigné d'emblée comme le chef, si il avait été choisi ou si il avait imposé sa tyrannie sans demander l'avis d'un tiers. Il s'était demandé pourquoi tout ça, pourquoi avait-il fait tout ce chemin sans même être sûr de ce qui allait se passer durant son voyage ? Comment avait-il réussi à se faire seconder par des hommes et des femmes tels que Gallion Thunderhead, Leoj, Thunar, Renart, Nark, Rosa, N'Kpa, Ambre... alors qu'aucuns d'eux ne se connaissaient l'un l'autre ? Si il avait un charisme, alors il n'y avait pas plus étrange et illogique attraction que celle qu'il exerçait sur ses proches. Même alors qu'il ne désirait plus les tromper avec de belles paroles, il ne pouvait s'empêcher de se vanter, de faire de vaines promesses ? Et désormais, cela le mena à se battre seul contre son propre équipage, était-ce Zewen qui lui avait dessiné un destin si ironique ? Zewen, les dieux, la milice, n'importe qui... ne se méfiaient-ils jamais de ce que pouvait accomplir un ver de terre insolent et borné qui se mettait en tête de déjouer chaque défi qu'on lui imposait ? Cette odieuse tâche noire n'était-elle alors que la concrétisation de toute cette moquerie, qui l'égarerait encore plus et rendrait sa vie encore plus tanguante qu'une barque inondée, encore plus fugace qu'un coup de vent dans les voiles ? Si l'existence même d'Heartless était une telle blague, alors comment arrivait-il à se faire suivre d'êtres uniques, exceptionnels ? La réponse surgit avec le premier coup d'aviron.
Alors qu'il fracassa les roubignoles de sa première cible avec le plat de son arme, le capitaine comprit : il n'y avait que lui qui soit assez fou pour accomplir ces singeries sans se poser des questions incessantes, son esprit était léger, et il devait l'être, pour faire oublier à ses compagnons une vie de souffrance et de peine pour un instant d'excitation et de franc-rire, de tuer l'invincible ennui du monde et de faire de l'existence un simple jeu, de tout rendre vain pour ne rien rendre triste. Pendant ce temps-là, Elias se tint les roustons qui lui inspiraient milles souffrances de Thimoros et se laissa tomber sur le sol, vaincu d'un coup lâchement bien placé. Juste ensuite, un marin fou se jeta sur Sirius pour l'étrangler mais fut dégagé d'un coup d'aviron en plein vol sur le pont, légèrement groggy mais prêt à revenir à la charge. L'attention du capitaine n'était pas à porter sur un seul homme, mais bien sur une troupe de zombis furieux qui n'avaient même pas le réflexe de dégainer l'épée. Heartless distribuait les coups et fendit l'averse d'un hurlement insonore, frappant encore et encore sans faire de jaloux jusqu'à ce qu'il fut dépassé par le nombre et surtout, le poids. Iguru avança en première ligne et bloqua la rame de Sirius sous son aisselle avant de le bousculer jusqu'au bord du navire, où les sirènes affamées se languissaient. Les mains puissantes du géant saisirent la gorge du pirate qui perdit peu à peu ses forces jusqu'à lâcher son arme qui se brisa sous les pas enragés de l'équipage possédé tandis qu'une créature vicieuse susurrait des mots d'une douceur hypocrite aux oreilles du borgne et infiltra doucement ses doigts palmés dans son oreille pour le rendre sensible à son chant et éliminer ce frêle mais ô combien gênant rempart à leur festin. Un orage éclata sur le crâne d'Iguru, une massue frappa sa nuque et l’assomma sur le coup, et le plus surprenant était que cet ouvrage provenait de Mazhui ( protégé par de la cire que Rosa lui avait enfoncé dans les oreilles ), qui souriait très légèrement à Heartless tout en se demandant pourquoi il avait répété ce geste qu'il trouvait si idiot, celui de sauver au dernier moment une personne à laquelle il disait ne pas tenir. Mais là encore, il s'était mis gravement en danger et s'exposait aux coups mortels d'une foule de chiens sans maître.
Et puis un second orage, sonore cette fois, vrilla les tympans d'un équipage tout entier, même ceux dont les oreilles étaient bouchées de cire. Sauvé par le gong, ou plutôt par la flûte d'Ambre la Sinari providentielle. Les marins furent pris d'un moment d'absence douloureuse et la sirène qui menaçait Heartess s'était tordue de douleur avant de replonger dans la mer. La hobbit avait pris son courage à deux mains et, dans un élan de lucidité, avait encombré la sérénade des fléaux marins avec un hurlement aigu et retentissant, qu'elle se fatigua à répéter maintes et maintes fois. Mazhui et Sirius se dégagèrent de la précédente mêlée que la majorité des participants avait cessé d'entreprendre, recroquevillés sur leurs douloureux tympans. Ce fut alors qu'arriva la troupe d'Eliwin avec l'imposant filet et ce dernier, constatant que, sous l'eau, les queues de poissons des sirènes se débattaient pour taire leur douleur, il fit signe à ses hommes d'étendre le filet. Heartless savait que, dans leur état, les sirènes nageraient inconsciemment vers le piège qui les recouvrait peu à peu mais il fut soudain perturbé par une silhouette élancée qui se balançait nerveusement entre les cordages puis sauta avec un cri désabusé : c'était Plagg qui, agacé par le son d'Ambre, tomba de ses cordages et rejoignit les sirènes malgré lui. Sirius lit sur le visage d'Eliwin la terreur de voir son ami plonger avec ces rapaces et qui hurlait inconsciemment "Plagg ! Plagg !" sans pouvoir se résoudre à lâcher le filet car, réfléchi qu'il était, il savait que si il abandonnait son ouvrage maintenant, il gâcherait le dernier plan. Le plongeon qui suivit fut celui d'Heartless qui se jeta dans la gueule du loup pour sauver son compagnon.
Sous l'eau, le monde était paisible, pensa le borgne alors qu'il cherchait désespérément le corps de Plagg qui s'engouffrait dans les profondeurs. Lorsqu'il reconnut sa silhouette maigrelette au milieu du banc de dix sirènes, son sang ne fit qu'un tour. Priant pour garder ce qui lui restait d’oxygène, Sirius nagea encore plus vite vers ce danger, n'ayant que la noyade de son camarade en tête. Par chance, les sifflements d'Ambre résonnaient encore même sous l'eau et étourdissaient les sirènes qui, de par leur nature, étaient bien plus sensibles à ces bruits horripilants. Le borgne attrapa Plagg et les sirènes le voyant émirent un hurlement guerrier et se préparèrent à fondre sur l'insolent qui empiétait sur leur domaine avant de se rendre compte que leurs mouvements étaient restreints : le filet renfermait sa terrible emprise. S'accrochant désespérément à son ami, Heartless se laissa prendre avec les sirènes dans le piège et tous ne devinrent qu'une sorte de masse informe qui se débattait naïvement entre les mailles du filet. Alors que les femmes-poissons tentaient vainement de passer à travers le filet, les corps de Sirius et Plagg dominèrent le capharnaüm. Hors de question de se laisser berner par leurs jolis minois, Heartless dégaina son poignard d'argent, et son cri rageur quoique étouffé paraissait à ce moment-là plus effrayant que les appels de détresse des chanteuses désœuvrées...
Eliwin et ses hommes remontèrent le filet aussi vite qu'ils le pouvaient aussitôt qu'ils eurent aperçue la teinte pourpre qu'avait prise l'eau. Lorsque le filet fut entièrement hissé sur le pont, Eliwin se déboucha les oreilles et s'écria avec joie :
- Et bien, en voila une belle prise !
Heartless était là, essoufflé et tremblotant, trempé jusqu'au bout des orteils, le corps entier rougi par un sang qui n'était pas le sien, le couteau d'argent tenu jonglant entre ses doigts, sourire narquois. Il laissa le corps de Plagg tomber du filet et les marins aux côtés d'Eliwin se hâtèrent de sauver leur compagnon de l'asphyxie, et ils y parvinrent fort heureusement après de nombreux efforts. La crise était terminée, et les quelques sirènes qui s'étaient échappées du filet fuyaient la Laide, trop peu nombreuses et bien trop effrayées pour attaquer à nouveau. Heartless se déboucha les oreilles, l'air vainqueur, et regarda ses marins se redresser, complètement déboussolés et inconscient de ce qui leur était arrivé. Il rit en voyant Mazhui se plaindre de la brutalité de Rosa qui avait sur rester courageuse et il adressa un pouce levé à Ambre qui leur avait sauvé la mise en leur faisant profiter de la plus horrible mélodie qu'il ait jamais entendue.
Lorsqu'Eliwin constata que le visage et le corps de son capitaine était couvert des bleus et des blessures laissés non seulement par sa bataille contre les sirènes mais aussi par ses propres hommes, il ne put s'empêcher de penser que pour ce qui était de maîtriser ses camarades, il avait de vraies qualités de capitaine. Mais tout ça ne se disait pas, seule la moquerie prouvait sa gratitude :
- Alors, capitaine, des problèmes de discipline ?
Sirius recracha un peu du sang étranger qu'il avait avalé et répliqua sur le même ton :
- Tant que ça se règle avec des mandales bien placées ça reste mon domaine. Bon... on en fait quoi ?
Il désigna le tas de cadavres aux gorges tranchées sur lequel il était assis, un vrai carnage.
- On les rejette à la mer ?
- Mouais, bonne idée. Mais entre nous...
Le borgne se releva et descendit son escalier de massacre pour mettre une petite tape sur l'épaule du marin et lui dire à l'oreille :
- ... ça fait combien de temps que t'as pas mangé du poisson de qualité comme celui-ci ?
Eliwin comprit l'allusion de son capitaine et jeta encore un œil à la pile de corps inanimés, puis répondit d'un air dégoûté :
- T'es dingue ?
Sirius s'éloigna avec un hochement de tête et déclara à tous les marins :
- Les gars ! Ce soir, on bouffe de la sirène !
- OUAIS ! répondirent les autres presque par plaisanterie.
Les hommes commencèrent à découper les queues des sirènes pour la cuisine, excités et joyeux d'avoir ridiculisé Moura sans avoir subi aucune perte. Le regard d'Eliwin était bien plus grave, assis dans quelque coin de l'infirmerie, il repensa à la main noircie de Heartless qu'il avait remarqué lors de leur discussion et à combien il était étrange de subit une attaque des sirènes si tôt après l'acquisition de leur navire. Pas de doute, c'était une malédiction, mais il sourit en pensant que cette malédiction déjouée leur avait permis de s’enorgueillir d'une victoire contre la mer et d'un repas nocturne aussi malsain que mérité. Il dissipa ses doutes : bientôt, le continent de l'Imiftil apparaîtrait à l'horizon...
_________________
|