[Début]
Le vent venant du large souffle dans les voiles de la Charmeuse des eaux, une de ces tempêtes automnales qui balaye les airs et noie les terres. Rana et Moura s'en donnent à cœur joie, terrifiant les marins à son bord, ballottés par les flots dansant et les creux de plusieurs mètres. La côte de la péninsule de Bouhen est là, à quelques encablures, palpable, mais cachée par le crépuscule naissant et les bourrasques d'embruns. Le danger est réel, récifs affleurants et falaises de granit sont les pièges du littoral. Seul, je suis là à rester sur le pont, malgré le tangage et les vagues s’abattant en rythme soutenu. Seul, je suis le dernier résistant à cette fureur de l'Océan, le dernier courageux d'un navire de lâches. 
   Je m'appelle Dems, j'ai tout juste quinze ans, je suis le gamin à tout faire de cette cogue de commerce que l'on nomme Charmeuse des eaux. La répugnante des eaux serait plus juste tant ses marins sont d'une saleté ignoble. Cela fait cinq ans qu'on m'exploite sur ce navire de malheur dans les tâches les plus dures et risquées. Ce qui fait que je me retrouve une fois de plus à la manœuvre sur le pont, seul pour réduire l'imposante voilure, avant que les terribles rafales de vent ne viennent à abîmer les deux mats de la cogue. Ce n'est pas la première fois, j'ai l'habitude du risque et de la difficulté de la tâche. Je donnerai tout pour avoir quelques années de plus et surtout assez de muscles pour arrêter tout ça, me révolter, me défendre et défoncer les crânes de mes persécuteurs. Mais je ne suis qu'un gamin des rues, pas très grand, pas très musclé, mais rapide, agile comme les singes d'Eniod, volant de voiles en voiles, grâce aux cordages et les structures des mâts. 
   Je dois à tout pris réduire les six voiles sans cela le bateau sera à la merci de la mer. Il me faut faire attention au vent mais aussi au roulis incessant qui peux me jeter à la mer à tout moment. Sans compter que la visibilité est quasi nulle et que je suis trempé jusqu'au os. Mes pieds nus tentent désespérément d'accrocher au bois des drisses, mes mains agrippent les cordes et glissent jusqu'à m'en brûler les paumes. Une à une les voiles sont carguées de façon à n'avoir plus de prise au vent et de ne plus foncer à travers la mer démontée qui, coup de boutoir après coup de boutoir, ne cherche qu'à nous dévorer. C'est ainsi que, après près d'une heure d'effort, je parviens à finir ma tâche, non sans mal ni frayeur. Ma rapidité et mon agilité m'ont sauvé une fois de plus des flots tumultueux. 
   Une lumière scintille à l'horizon sur tribord, le phare de Bouhen! Je suis si soulagé de revoir cette ville qui m'a vu naître après un périple si long et dur. Je rentre enfin et j'ai pris ma décision : je quitte l'équipage. Je fuis cette servitude pour me bâtir une vie décente. Une existence qui m'échappe depuis ma naissance, je veux vivre libre et manger à ma faim ! Plus que quelques milles et nous serons à l’abri au port. Déjà les terres de la péninsule au sud nous protègent du plus gros de la tempête. Je me dois de dire au capitaine que j'ai fini ma tâche et que l'on voit le phare pour qu'il puisse diriger correctement le bateau.    
(Et que je puisse poser pied à terre sain et sauf... )   J'entre dans la cabine d'équipage à la proue du navire. Un profond remugle de sueur et de vieille vinasse m'agresse les narines dés que je passe le seuil. Je me fais agresser directement par un des marins: "Tu vas la fermer cette putain de porte, bordel de drôle ?" en me prenant une vilaine claque sur le haut de mon crâne détrempé. Je ne dis rien comme à mon habitude et vais à la rencontre du capitaine, le chef de tout ces lascars, qui m'ont servi de compagnons pendant cinq ans et qui m'ont pris comme souffre-douleur.  
"Capitaine, les voiles sont hissées comme vous le vouliez. J'ai aperçu le phare de Bouhen à tribord encore à quelques milles, il vous faut barrer vers le port." Une violente douleur sur ma joue me rappelle que je dois tenir ma langue, combien de fois l'ai-je oublié !!  
"Depuis quand tu oses me dire quoi faire Dems ? Me prends-tu pour un demeuré ?"   Je n'ose pas répondre, sachant pertinemment que chaque mot sortant de ma bouche sera autant de coups dans ma gueule. Je subis une fois de plus un flot d'insultes et de moqueries de tout l'équipage. Plus que quelques milles et je m'évade de cet enfer à tout jamais. Cinq ans d'âpre solitude, seul au milieu d'un monde d'adulte, à subir les pires dérouillées pour un oui ou pour un non. A être celui que l'on hait, parce qu'il est un enfant rappelant trop ceux restés à terre. Corvéable à souhait, ne disant jamais non, ne bronchant même pas sous les coups et bousculades journalières. Et bien heureusement les escales étaient fréquentes de villes en villes, sur Imiftil ou Nirtim à échanger et vendre nombre de marchandises, ce qui me permettait de fuir à terre quelques heures, à échapper à l'enfer de l'Océan, à tenter de manger à ma faim, en volant de-ci de-là ma nourriture dans des échoppes peu fréquentées. 
   Je prends une dernière claque derrière la tête et, sans demander mon reste, je vais me réfugier dans le petit débarras à l'écart des autres où j'ai créé ma tanière, mon dernier refuge. Je suis trempé et glacé, je tremble de tout mes membres, dégoulinant de tous mes haillons. Je tente désespérément de me sécher avec quelques hardes pas trop moisies par l'humidité ambiante. Je ne vais plus tenir longtemps à ce rythme infernal. Pour ma survie je dois partir et loin de ces marins de malheur, plus contrebandiers que commerçants, profiteurs et esclavagistes ! Il faut en finir de l'exploitation, je dois être libre de vivre la vie que je veux. Je me roule en boule dans un coin de la pièce pour tenter de me réchauffer un peu et d'épuisement je m'endors bercé par l'incroyable tempête au dehors. 
   S'il est des choses les plus difficiles pour moi c'est bien de dormir en paix. Je ne contrôle pas mes rêves, qui le peut ? Mais souvent mes songes se transforment en cauchemar morbides. Je rêve des morts, ceux passés errants sans buts sur nos terres ou ceux actuels en train de rompre le fin fil de la vie. Ces visions malsaines m'ont profondément touchées toute mon enfance et même aujourd'hui je ne comprends pas ce qu'il en est réellement avec ça. Parfois, lors de mes escales dans les ports, je partais en quête de réponses, j'entrai dans les temples les plus sombres et demandais aux prêtres noirs et gris. Aucun, jusqu'à présent, ne m'a permis de trouver les réponses à mes nombreuses questions. Mais je ne désespère pas de soigner le mal qui me ronge dans le plus profond de mon esprit.
   Je suis réveillé d'un coup de pied par un de l'équipage, un dénommé Cartehm, un Wiehl de Tulorim. Une saleté d'une quarantaine d'année, le visage ravagée par une barbe poivre et sel des plus hirsutes. Ses cheveux se confondent avec sa barbe tant il n'y a aucune délimitation claire. Ce petit monsieur est un des pires connard de l'équipage, nombre de fois j'ai eu à faire à lui, à être pris par les cheveux et balancé au sol pour frotter ses immondices, à récurer ses marmites et casseroles, car oui Cartehm est aussi le cuisinier à bord. Comprenez ainsi que mes rations étaient des plus frugales, depuis qu'à mes débuts sur la Charmeuse, j'ai été pris en train de voler des bouts de viande séchées dans un tonneau de salaison. Je paye depuis mon erreur de jugement et suis devenu l'esclave du vrai maître à bord. 
"Lève-toi pouilleux, on est en vue du port, le Capitaine te veux tout de suite !"   Tenir, il me faut tenir, mais la haine est si forte que je serre mes poings, j'attends ce moment depuis des semaines, depuis que j'ai décidé de fuir dans la ville qui m'a vu naître.  
 "Le petit coquelet veut se rebeller ? Baisse les yeux larve !" M'aboie-t-il en m'assenant un coup de pied supplémentaire. Cette fois-ci s'en est trop, subir pendant cinq ans sans rien dire, mais l'heure de la révolte a sonnée. J'attrape son pied et le pousse violemment vers l'arrière. L'homme est déséquilibré et chute sur un autre gars en train de curer ses ongles avec son couteau. Tout le monde s'arrête et tourne le regard vers la scène inhabituelle et rie pour la bonne blague du petit. Tous sauf Cartehm et le Capitaine. Le cuisinier a un regard noir, celui du genre cours ou tu vas prendre ! 
"Qu'est-ce ça signifie ?" Demande le Capitaine.  
"Il m'a poussé Cap'tain, je vais lui faire passer l'idée de rébellion !" Crie le cuisinier hors de lui, repoussant le gars sur qui il est tombé.
   Je me redresse prêt à me battre, s'il faut en passer par là, mes petits poings crispés, une lueur de défi dans les yeux, comme si, après ces années de servitudes, je me relevais en homme libre. Un couteau frôle mon bras gauche, le cuisinier, habitué de l’ustensile, m'a lancé le cure-ongle de trois pouces de son coéquipier qui vient fortement se planter sur une poutre de la cabine. Silence dans la pièce, chacun se réjouie à l'avance du combat qui se prépare, de me voir certainement me faire massacrer et revenir dans ma condition normale d'esclave. Mais tous se trompent, je ne me laisserai pas faire, plus faire, plus jamais ! Le cuisinier s'avance vivement pour me coincer sur les bords de la cabine, je me baisse et d'un mouvement ample le bouscule sur le coté ce qui le propulse dans les bras du Capitaine. Personne n'ose broncher. Le cuisinier surpris se fait dégager violemment par le chef qui le repousse sur d'autres de l'équipage.  
"Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Dems, espèce de sale fils de putain, qu'est-ce qui te prends ? Tu te crois où ? Baisse les yeux petit merdeux ! Il n'y aura pas de mutinerie à bord je vous le garantis !"   Le capitaine s'approche et me fout une de ses torgnoles réputée qui tuerai un bœuf, me laissant la lèvre inférieure en sang et à moitié étourdi. Il m'attrape par le col. 
"Après tout ce que j'ai fait pour toi espèce d'ingrat ! Tout ce que je t'ai appris, tout ce que je t'ai donné, voila enfin mon remerciement ?" Hurle maître du navire. La baffe me laisse sans réponse, trop sonné par le choc. 
"Venez-vous autres, voyez ce qu'il en coûte d'être un rebelle !" Il me transporte sans mal toujours me tenant au cou par mes vieux haillons. Les embruns, le froid et le vent du dehors me font retrouver instantanément les esprits. Tous sortent à sa suite des flambeaux à la main pour voir dans la nuit. Par chance la tempête s'est bien calmée, reste une puissante houle mais le fort vent a diminué et la pluie s'est arrêtée de tomber. En cercle autour de nous, l'équipage a l'air menaçant, grogne et m'invective de toutes les insultes qu'ils connaissent du bas monde.  
"Dems, mon petit, je suis désolé de te dire que tu es renvoyé après cinq ans de bon et loyaux services !" Dit narquoisement le Capitaine. Tous se mettent à hurler de rire, comme fous. 
"Tu es devenu trop grand pour bien me servir, et il faudrait que je te paie désormais comme un vrai membre de mon équipage. Tu peux comprendre que nous ne voulons pas d'un bâtard comme toi, juste bon à récurer les latrines ?" L'air de plus en plus mauvais, le Capitaine me cause une angoisse sourde, mais que vont-ils faire de moi ? 
"Vois les lumières de Bouhen tout proche, son phare et ses remparts éclairent tout le golfe, c'est ta chance, ta seule chance, regarde ces lueurs et grave dans ta tête à jamais à quel point tu n'es rien ! Vois-les et rejoins-les si tu le peux car à présent et à jamais tu ne peux prétendre à fouler le noble bois de la Charmeuse des eaux !"   Le Capitaine s'approche du bastingage, l'Océan agité nous éclabousse de ses embruns froids. 
"Meurs et rejoins Moura dans son antre maritime ou vie et rejoins la terre de Yuimen, peu m'importe, mais ne croise plus jamais notre chemin !". D'un coup sec le Capitaine m'envoie dans les eaux noires démontées. Je coule sans savoir où je suis, au milieu de la mer, mon corps entier engourdit par la froideur des eaux. C'est dans cet instant que la seule chose qui me vient à l'esprit est que je vais mourir, libéré et accueilli dans les profondeurs de l'Océan, par Moura la Divine Déesse de l'Eau. La seule pour qui je prie chaque jour de dévorer mes tortionnaires, vils et arrogants incroyants de la Divinité leur permettant de voguer à loisir sur ses flots. 
   Je remonte à la surface et prends une grande bouffée d'air, les flots forment des creux que je ressens impressionnants. Je ne vois rien, ni le bateau, ni la côte illuminée de Bouhen. Je ne m'en sortirai pas si je lutte, je suis bon nageur, mais les courants sont si forts que mes efforts seront vains. Avec de la chance les vagues vont me ramener sur le rivage. Je décide donc de faire la planche du mieux que je peux pour m'éviter des efforts superflus. Je tente, sans me décourager, à rester le plus calme possible malgré l'énormité des ondulations maritimes. Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans l'eau, mais tout à coup je sens une vague me projeter sur la cote rocheuse. J'évite par chance les récifs tranchants comme des rasoirs et me retrouve écrasé par la masse liquide sur une barre rocheuse où je tente de prendre prise. Plusieurs vagues ont failli me tuer mais petit à petit me remonte plus haut sur le rivage. J'arrive à me traîner avec mes dernières forces jusqu'à une zone protégée des puissantes déferlantes, plus haut sur le rivage. Mort de fatigue et de terreur je m'évanouis là dans les galets et rochers.