Par l’interstice entre les rideaux, un rayon espiègle issu d’un soleil estival et mutin traverse la pièce avant de se déposer doucement sur la sombre pâleur de la peau d’un fanatique shaakt. Une douce odeur de brioche et de fleurs mêlées a envahi la pièce il y a déjà plusieurs minutes. Au dehors, les oiseaux chantent leur mélodie sur la joie de vivre et de pouvoir voler tandis que les échos joyeux des discussions amicales et autres rires d’enfants apportent à ce tableau sonore un calme et une sérénité sans pareil.
C’est le genre de réveil dont chacun profite comme d’un moment rare et infiniment agréable. Toutefois, pour Fenric, il est aussi inhabituel que dérangeant. Tout d’abord, chaque bruit résonne dans sa tête comme la grande cloche du temple de Valshabarath à Caix Imoros lors de la fête du sacrifice. Ensuite, ses yeux sont agressés par tant de lumière. Enfin, son corps refuse d’effectuer le moindre mouvement : même respirer est difficile.
(Par les dents du grand Roi sorcier, il faut que je me bouge ! Si quelqu’un me voit dans cet état, non seulement je serai enseveli sous la honte mais ils connaîtront ma faiblesse et en tireront parti contre moi. Cela ne doit jamais être !)Par un effort de volonté à la limite du supportable, le jeune shaakt parvient à lever le bras afin d’effleurer son anneau d’oreille argenté. Ce geste désespéré, lui permet de mettre son corps dans un état de stase réparatrice. Doucement mais avec une régularité réconfortante, il sent s’écouler en lui l’énergie puisée dans ses maigres réserves. Après quelques secondes, il est enfin capable de se lever.
Titubant dans la pièce, se heurtant au mobilier, Fenric se lève, laissant le drap de coton glissé sur son corps nu… Son corps nu !?
(Mais qui donc m’a dévêtu ? J’ose espérer que ce n’est pas la matriarche.)Lentement, douloureusement, il enfile ses guêtres. Pour commencer, son pagne qui avait un jour dû être blanc mais qui est à présent plus proche du brun ou du gris. Son pantalon déchiré par les ronces de sous bois est enfilé par dessus. Ensuite, son pourpoint taché de sang, de terre et d’une matière indéfinissable. Enfin, assis sur le lit comme un vieillard, l’elfe noir enfile ses bottes élimées par le temps et sales de la poussière des grands chemins.
Se plaçant devant la glace, il examine sa vêture d’une moue désapprobatrice.
(Absolument pathétique mon vieux Fen’. Certains esclaves de Caix Imoros sont mieux habillés que toi ! Espérons que la matriarche ne t’en tiendra pas rigueur.)Avant de quitter la chambre, il y jette un dernier regard en arrière. Regard qui se pose sur sa cape. Seul équipement encore en parfait état, cette dernière, soigneusement pliée sur une commode, est à peine visible bien qu’en pleine lumière. Sa coloration changeante se fondant presque parfaitement dans les teintes du bois composant le meuble.
Cet objet soulève en Fenric un sentiment indéfinissable de haine et d’amour mêlés, à la fois sa meilleure amie et son souvenir le plus douloureux. Fermant les yeux pour résister à une vague de vertige, la vision du shaakt se charge des réminiscences du passé.
Une pièce de deux mètres sur trois aux murs de granit monolithique et nus. Un froid humide et omniprésent qui transperce les corps jusqu’à en atteindre les os. Les odeurs méphitiques de crasse, d’urine et de mort mélangées. Les cris de lamentations, de douleur et d’agonie des suppliciés.
Sous les assauts fantomatiques de ces pensées, l’elfe noir est submergé par une lame de fond composée de nausées et d’effroi. La cellule de Caix Imoros en ce jour maudit, l’antichambre des enfers pour tout prisonnier, les abîmes de la honte et du déshonneur pour l’adorateur de Valshabarath. L’endroit où il a tout perdu : son nom, sa position, ses privilèges, sa vie…
(La vengeance guérira cette blessure dans mon âme. Par Valshabarath, elle-même, je jure que je détruirai quiconque à une responsabilité dans ce qu’il s’est passé ! La chienne d’Omyre regrettera d’avoir asservi mon peuple et humilié les miens !)Les joues encore rouges de honte, Fenric se relève et, perdu dans ses sombres pensées de talion et de représailles, descend doucement l’escalier. Ses oreilles sont doucement attirées par un chant léger, joyeux et cristallin.
« Le soleil vient de se lever, encore une belle journée… La joie du petit déjeuner, une bonne chicorée ! »La voix musicale de Campanule empli les couloirs et les oreilles du shaakt. A pas de loup et sans un bruit, il s’approche de l’origine du chant : la cuisine. Enfin… Cuisine est sans doute le mot employé par les sinaris pour désigner ce genre de pièce mais, dans tout autre peuple, on aurait appelé ça un mess d’armée. La pièce est si spacieuse qu’elle peut accueillir une trentaine de hobbits affamés sans le moindre problème. D’un plafond aux poutres apparentes, l’endroit est impeccablement rangé et la circulation y est aisée.
Sur une plaque préalablement chauffée dans le foyer, la sinaris prépare des œufs sur le plat agrémentés de fines herbes, de fromages et de jambon fumé tandis que, dans le four à pierre, une brioche dore doucement. La succulente odeur de la préparation se répand dans toute la maisonnée, éveillant avec douceur une faim sans limite chez tout ceux qui ont bonheur de la humer.
Pourtant ce n’est pas le nez de Fenric qui est le plus sollicité. Par l’embrasure de la porte, le shaakt ne peut que contempler, extatique, le magnifique spectacle qui s’offre à sa vue. Totalement absorbée par son art, détendue, Campanule a le visage serein et le sourire aux lèvres. Envolé le masque d’angoisse et de peur auquel Fenric est habitué. Envolée cette posture de lapin terrifié. La hobbit se tient droite et virevolte dans la cuisine avec la grâce d’une danseuse de charme du temple de Yuia. Malgré son mètre trente deux, elle rayonne comme jamais. Ses cheveux cuivrés tressés en une longue natte virevolte dans son dos. Son visage s’en trouve plus libre et clair. Ses yeux pétillants irradient de bonheur et de la joie simple du travail manuel. Son teint légèrement halé souligne et amplifie son regard d’émeraude. Sa robe sobre d’un bleu canard met en valeur sa taille généreuse et sa poitrine ronde. Totalement sous le charme, les sens embrasés, le pauvre shaakt en oublie presque de respirer.
Après un temps qu’il serait incapable de quantifier, l’elfe noir pénètre dans la pièce.
« Matriarche, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous devez être le phénix des hôtes de ces lieux. »« Fenric, mon ami, vous n’êtes qu’un vil charmeur. En tenue de travail, je dois ressembler à un vieux rat ! Merci tout de même. »Le compliment a touché au but et le shaakt le sait parfaitement. Cette rebuffade étant totalement réfutée par l’air ravi et le léger rouge monté aux joues de la magnifique demoiselle.
« Venez, mon ami. Prenez place. On m’avait dit que les elfes ne dormaient pas souvent. Mais s’ils dorment aussi longtemps que vous, cela n’est guère étonnant. »La bonne humeur de Campanule est communicative et même les sombres pensées de Fenric n’y résistent pas. Ce dernier s’assied à table et commence à dévorer les succulents plats préparés de main de maître… Ou plutôt de maîtresse ! La brioche moelleuse à souhait fond sous la langue en y laissant une saveur la fois grasse et sucrée d’une douceur sans nom. Les œufs cuits à la perfection rehaussés par les herbes aromatiques et la saveur du jambon rendent au shaakt les dernières forces dont il a besoin pour la journée.
Repu, totalement détendu par la présence rassurante de la sinaris, un sourire ravi se peint sur le visage de l’elfe noir.
« Le commandant de la milice a demandé que vous passiez dès que possible. Il aimerait vous poser quelques questions. »« J’y vais de ce pas ! »Le shaakt se lève et se dirige vers la porte.
« Pas un pas de plus jeune shaakt ! Si vous passez ma porte dans cet accoutrement de vagabond, j’en mourrais de honte. Voici des bottes que les lutins de polders m’ont offertes. Elles sont trop grandes pour moi mais ce devrait être votre pointure. Dans l’autre pièce, vous trouverez une armure de plaque noire que dame Camellia a confectionné. Je vous l’offre, prenez en soin. »« Grand merci, matriarche. »Passant dans l’autre pièce, Fenric ne peut que constater la merveille d’armure confectionnée avec le plus grand des talents. Après l’avoir enfilée, il retourne dans la cuisine pour remercier sa bienfaitrice mais celle-ci n’est plus là.
Sur la table, une unique feuille de vélin sur laquelle on peut lire : Karl Agrotardus, tailleur. L'ordre n'est guère subtil. Fenric ne peut que s'y plier après pareille débauche de cadeaux.
Afin de se rendre à la milice après avoir passer commande chez le fameux Karl, Fenric sort affronter
les rues de Shory.