La demeure fortifiée du Duc trône sur un becquet rocheux, entouré sur deux côtés par une rivière de bonne taille dont je profite pour me décrasser des pieds à la tête et nettoyer vêtements et armure, ne tenant pas à me présenter comme un sauvageon devant le duc. J'ai vu des forteresses bien plus impressionnantes au cours de ma vie, mais il n'en reste pas moins que prendre celle-ci d'assaut serait loin d'être aisé car elle me semble fort intelligemment conçue. La montagne protège sa face nord et seul un étroit chemin pentu grimpe sous la muraille est de l'édifice. Tout le trajet qui mène aux portes est salement exposé et constituerait un véritable champ de tir pour les archers, les pertes seraient lourdes pour une armée qui tenterait de s'emparer des lieux et je ne peux m'empêcher de rentrer instinctivement la tête dans les épaules en gravissant la pente sous l'ombre inquiétante des tourelles et de la muraille. Je parviens un peu plus tard devant les portes de la forteresse, ouvertes mais défendues par deux gardes qui m'interdisent aussitôt le passage en croisant leurs hallebardes. Je leur sers le même discours qu'aux gardes de la porte d'Ynorie et l'un des soldats ne tarde guère à aller chercher un officier qui nous scrute avec méfiance, Sinwaë et moi, en s'approchant. Je répète patiemment les raisons de ma venue et lui tends la missive toujours scellée que m'a remise Kardân, il en examine brièvement le sceau avant de hocher la tête:
"Cela me semble en ordre. Je vais aller voir si le Duc peut vous accorder un instant, attendez ici."
Près d'une demi-heure s'écoule avant que l'officier ne revienne et ne me fasse signe de le suivre à l'intérieur. Le castel constitue un village à part entière, doté de ses propres artisans qui s'activent dans leurs ateliers pour fournir tout le nécessaire aux habitants du lieu. Forgeron, boulanger, charpentiers, tanneurs et maçons se côtoient à l'intérieur des murs, encombrés par les habituels animaux de basse-cour qui se faufilent partout en quête de pitance. Cochons, volailles et chiens, principalement, qui s'écartent prudemment de mon fauve lorsqu'ils l'aperçoivent. L'officier me conduit au donjon principal, puissante tour carrée et rébarbative, et me fait entrer dans la salle de garde du rez-de chaussée où se pressent soldats et serviteurs affairés ou en train de se détendre. Un escalier de pierre s'élève vers les étages supérieurs en longeant les murs, deux soldats en défendent l'accès et, alors que j'arrive près d'eux en compagnie du gradé, ce dernier se tourne vers moi et précise:
"Vous ne pouvez voir le Duc ainsi armé, messire. Votre bête restera également ici, veuillez donc nous remettre vos armes et attacher votre fauve à l'un de ces anneaux."
Il me désigne une série d'anneaux de fer scellés dans les murs près de l'escalier, mais je secoue négativement la tête en lui répondant:
"Je n'attacherai pas mon compagnon, officier. Ce n'est pas un chien servile mais un prince, libre et fier. Il restera ici et veillera sur mes armes puisque vous le souhaitez, mais celui qui l'enchaînera n'est pas encore né."
L'officier hausse les épaules et fait signe à deux gardes de s'approcher pour surveiller Sinwaë avant de me répondre:
"Comme vous voulez, mais faites en sorte qu'il se tienne tranquille, cela vaudra mieux. Vos armes, guerrier."
L'homme m'observe me défaire de mon équipement avec une certaine stupeur mêlée d'envie. Je dépose le tout, mes quatre lames, mon arc et mes flèches, mes fouets et ma dague, dans un recoin de la salle et m'efforce de faire comprendre à Sinwaë qu'il doit rester là où je lui ordonne et veiller sur mes affaires. Ce n'est pas une mince affaire, mon fauve est dévoré de curiosité et n'a qu'une envie: fouiner dans ce lieu inconnu et flairer tous ces êtres nouveaux pour lui. Je parviens finalement à le faire se coucher devant mes précieuses armes en lui offrant un gros os à ronger, prélevé dans les restes du dernier repas des gardes, et peux enfin suivre le gradé vers les étages supérieurs.
L'humain me conduit à une salle rectangulaire de taille moyenne servant visiblement aux audiences publiques. Une estrade légèrement surélevée sur laquelle se trouve un siège massif de bois artistement sculpté, vide pour l'heure, me fait face, côtoyé sur la droite par une petite porte de chêne clouté permettant sans doute au Duc d'accéder à son siège ducal depuis ses appartements. Sur les côtés, deux grandes cheminées ronflent et répandent une agréable chaleur, des grandes tentures brodées aux armes du Duché et du Royaume ornent les murs percés sur deux côtés de quelques étroites fenêtres en ogive barrées par des grilles de fer forgé. Ces fenêtres percées dans les épaisses murailles sont entourées de banquettes de pierre et je découvre, assises sur l'une d'elle, deux femmes richement vêtues qui discutent. L'une d'elle est clairement une Ynorienne fortunée d'une trentaine d'années, sa longue chevelure noire aux reflets soyeux est remontée en un chignon compliqué retenu par des aiguilles d'ivoire ouvragé et plusieurs magnifiques bijoux en jade témoignent de son rang sans doute élevé. Une très belle femme, incontestablement, qui s'interrompt à mon entrée pour m'adresser un petit signe de tête réservé en guise de salut. Ses yeux sombres en forme d'amandes effilées me scrutent, perçants et indéchiffrables, alors que je m'incline légèrement pour saluer avec courtoisie les deux femmes. L'autre est une Kendrane beaucoup plus jeune, presque une enfant, qui se lève hâtivement pour exécuter une petite courbette timide mais enjouée à mon attention. Ses cheveux couleur de blés murs sont rassemblés en une longue tresse et son regard bleu clair, plein de curiosité pétillante, me dévore avec ce manque de pudeur particulier réservé aux adolescents. Elle baisse vivement la tête en rougissant lorsque je soutiens son attention avec un petit sourire en coin, mais je n'ai pas le temps de l'observer davantage car la porte près du siège ducal s'ouvre à cet instant, laissant passer deux gardes qui, suivis d'un homme massif et de belle prestance que je devine sans mal être le Duc, vont se poster de part et d'autre du trône.
La solide carrure et la démarche féline de Robert de Pérussac m'apprennent au premier regard qu'il s'agit d'un combattant chevronné, son visage buriné et son regard acéré possèdent une dureté inflexible et une autorité incontestable qui viennent compléter cette première impression martiale. Ses vêtements de brocarts ne manifestent aucune ostentation, ils sont sobres mais d'excellente facture, tout comme la longue épée qui ceint sa taille, faite pour la guerre plutôt que pour la parade. Je n'ai pas à faire à un nobliau de province frivole et prétentieux, mais au puissant chef de guerre d'un non moins puissant royaume, austère, sûr de lui et de sa force. Une rencontre que je n'ai pas intérêt à prendre à la légère, assurément, mieux vaudrait pour moi et pour l'Opale que ce duc n'ait pas l'impression de perdre son temps durant notre entrevue...
Je m'approche lorsqu'il m'y invite d'un geste de la main et m'immobilise à trois pas de l'estrade lorsque l'un de ses gardes m'indique que je suis assez près, puis j'incline respectueusement le visage avant de m'adresser à lui. Je sens sur ma nuque les regards des deux femmes, leur présence me complique quelque peu la tâche car j'ignore dans quelle mesure je puis parler ouvertement devant elles, mais le Duc attend et me montrer hésitant ne servira pas ma cause:
"Mes hommages, Messire Duc. Je me nomme Tanaëth Ithil, Seigneur de l'Ordre guerrier séculaire des Danseurs d'Opale. Il est temps que les Sindeldi prennent part à la guerre contre Oaxaca aux côtés des peuples de Yuimen, nous sommes restés trop longtemps reclus sur nous-mêmes et cela doit changer."
Je soutiens sans ciller le regard du Duc, assuré jusqu'au bout des ongles, assumant la place qui est la mienne. Je ne suis plus seulement un aventurier errant, même si j'espère le rester en partie, je suis un puissant maître d'armes Sindel, un Noble Naorien formé aux arts de la guerre de ce peuple, mais aussi le représentant d'un légendaire ordre de combattants et, plus que tout, de Sithi. Après une brève pause pour souligner l'importance de cette première déclaration, je poursuis:
"Je précise à cet égard que je ne représente pas le Naora en tant que royaume, mais mon peuple en tant que Première Lame de Sithi sur Yuimen, charge qui m'a été confiée par notre Mère en personne. Oaxaca s'en est prise à mon peuple, elle a dévasté nos terres et notre capitale, causé la mort de nos souverains. Le poids de notre courroux va maintenant s'abattre sur elle, l'heure des Danseurs d'Opale est venue et elle signera le Crépuscule de son règne."
Mes derniers mots ont été prononcés sur un ton de glaciale détermination soutenue d'une sombre colère océanique, profonde et implacable. Je vois le visage d'une fillette, écrasé par une énorme masse, je vois des atrocités graisseuses massacrer des humains en beuglant de jouissance, je revois les esclaves des mines de Khonfas et les créations abjectes des Treize que j'ai croisées dans ma vie.
(Ô Moura, je serai la crête de ton raz de marée purificateur, je dévasterai cités et civilisations sans pitié pour que d'autres, plus riches et pures, puissent s'élever! Je verserai mon sang et mes larmes en ton honneur, je verserai ceux de mes ennemis, apaisé de savoir que je les offre à l'océan, aux ruisseaux, aux gouttes de pluie qui se mêleront à mes pleurs, heureux de te les offrir à toi qui représentes la vie, mais aussi, la mort.)
Une pensée étrange me vient alors que je prononce intérieurement cette courte prière. La pensée que le coeur de Moura contient l'essence même de Sithi, l'Ombre et la Lumière s'y mêlent intimement. Est-ce vrai ou faux, exagéré ou imparfait, je n'en sais trop rien mais cela me permet en quelque sorte de me relier plus aisément à cette puissante entité, à ce qu'elle représente pour moi. Je ne vénère pas les dieux, je les respecte en tant qu'êtres puissants qui symbolisent et représentent des forces naturelles. Et il y a une immense puissance dans l'eau, tranquille ou furieuse, ombre et lumière, toujours si fluide, paisible et intemporelle d'une certaine manière.
Sérénité.
Il me reste à clore mon introduction, que j'espère assez convaincante et concise, ce que je fais en tendant à l'un des gardes du Duc la recommandation que m'a donnée Kardân:
"Messire Kardân m'a vivement conseillé de venir vous trouver, lorsque il a eu vent de mes intentions. Il m'a remis ceci à votre attention."
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