Lorsqu’elle revint avec le coffre, Rose constata que ses camarades n’avaient pas bougé. Ils regardaient tous trois la porte, le temps de se remettre du heurt pour certains, de la fureur pour d’autres, des émotions pour tous trois. L’enfant n’était pas moins éprouvée par tout ce qui s’était passé depuis qu’elle avait violemment atterri dans cette salle majestueuse, mais elle ne pouvait chasser Julie et ses graves plaintes de son esprit. Le coffre passait avant tout. Lors qu’elle le posait doucement à côté de Raliak et de Gwaënelle, elle se souvint de la seconde charge qui lui était imposée, et força à nouveau ses membres endoloris à aller quérir les deux seaux restés près du mécanisme aux tubes. Tandis qu’elle s’y rendait, la tête commença à lui tourner, elle sentit une légère léthargie la gagner. Elle eut davantage de mal à soulever le joug et à le poser sur ses épaules, remarquant à l’occasion que sa main droite était entaillée des mille petites coupures qu’avaient causées les bris de verre en tombant ; grâce au froid, les gouttes de sang qui avaient perlé étaient déjà coagulées. En se tournant une dernière fois vers la table de pierre qu’elle avait dû manipuler, elle posa les yeux sur la cage tournante du petit denah mauve qui courait toujours, imperturbable, un éclat de verre planté à la verticale dans la carapace. Rose hésita un instant, puis sourit.
« Viens, camarade, je t’emmène. Continue à courir si tu veux, mais au moins tu verras le monde et moi… je serai moins seule. »
Ouvrant la porte de la cage, elle souleva le crustacé, le débarrassa de son épine et le posa sur le large rebord d’un des seaux. Il continua à courir, tournant ainsi en rond sur la margelle.
(Moins seule ? Mais je ne suis pas seule. D’ailleurs le chemin sera long…Tu es embarqué malgré toi dans la même entreprise incompréhensible que moi, n’est-ce pas, Ahuri ? Puisses-tu t’en sortir… mieux que moi, ici, je ne m’en sors pour l’instant.)
Lorsqu’elle rejoignit enfin la porte, Raliak avait déjà presque disparu dans l’ouverture. Il avançait pas à pas avec une grande prudence, et les deux autres derrière lui tentaient d’apercevoir quelque chose. L’enfant ne nota rien de plus que ce qu’ils pouvaient tous constater, et c’était peu de chose : un étroit couloir partait de la salle, en vérité la porte cachait principalement des murs de pierre grise ; seul ce passage perçait la muraille, à peine assez large pour qu’un être y passât. Sigdral s’y engageait déjà à la suite de l’humain ; Rose ouvrit la bouche pour protester, mais s’en abstint.
(Je ne passerai jamais ! Seule, j’entre là-dedans comme un ratissa dans l’antre d’un grizzli, mais… Une Rose et deux seaux, non, vraiment, ce n’est pas possible. Ah, petit bête, je sais bien que toi tu marches sur le côté, mais je ne vais quand même pas… imagine un peu que cela dure pendant des heures sans s’élargir, je ne tiendrais pas, et puis j’irais très lentement…)
La jeune fille se tourna vers Gwaënelle, apparemment peu hâtive de suivre les deux aventuriers. Les yeux dans le vague, elle paraissait profondément plongée dans d’absorbantes pensées ; tant, que le contraste avec sa rage et ses cris d’un instant auparavant était impressionnant. Ses lèvres légèrement entr’ouvertes semblaient quelquefois murmurer un mot. Était-ce une prière, ou répondait-elle mentalement à ses propres questions ? Ou peut-être, s’il se pouvait, ses pensées passaient-elles seulement les bornes qui leur étaient ordinairement imposées pour gagner le domaine de la parole. Les pas de Sigdral et de Raliak résonnèrent, et Rose songea qu’ils devaient déjà être loin. Revenant aux seaux, elle se rendit compte qu’ils n’étaient, finalement, point si gros qu’elle l’avait imaginé et la tige point si longue que cela. Après avoir installé le joug sur ses épaules, maintenu par les mailles de la tunique, elle saisit le coffre et s’avança vers l’entrée. Ainsi chargée, contrairement à ce qu’elle en avait jugé d’abord, Rose pouvait passer dans le couloir, le pauvre denah au fond de la poche de sa robe. Cela était fort lourd, porter les baquets et le coffre à la force de ses fines épaules était éprouvant, mais il n’y avait gère de choix et il fallait faire vite. Qui savait si les lourds battants de la porte enfin ouverte n’allaient pas finir par se refermer brusquement ? Bien que ce que cachait le sombre passage qui s’offrait à eux parût incertain et périlleux, c’était l’unique issue et il eût été idiot d’hésiter et de reculer à présent. Avant de s’engager véritablement dans le tunnel, elle se retourna vers la jeune dame à l’air songeur :
« Mademoiselle… Mademoiselle, allons-y, voulez-vous ? »
Leurs regards se croisèrent, l’un las et découragé, l’autre plein d’éclairs et de ressentiment. Elle ne croyait pas que Rose n’eût pas manqué son épreuve, c’était évident. Comme pour marquer qu’elle ne suivrait que sa volonté en s’engageant dans le couloir et non l’invitation de l’enfant, Gwaë tourna la tête vers la cathédrale, lui laissant le temps de la précéder. Lors, les portes commencèrent à se refermer lentement, et l’enfant se hâta de passer. Ce n’est que quelques instants plus tard qu’elle put entendre derrière elle les pas de l’elfe heurter régulièrement et avec force l’humide pavé.
À l’intérieur, l’air était fort sombre. N’étant pas encore coutumière des plus grandes profondeurs aquatiques, l’enfant ne profita pas d’une meilleure vision que ses compagnons, et tâtonna comme eux entre les deux murs de pierre froide. Si elle était assez petite pour que le plafond ne fût jamais une menace, elle était en revanche bien large pour les lieux, qui l’eussent admise bien plus aisément si elle eût été dépourvue de son pesant fardeau. Régulièrement, l’un des seaux heurtait une anfractuosité de la roche, déséquilibrant ainsi le fragile équipement ; il fallait alors à la faible porteuse rétablir le poids comme elle le pouvait. La première fois, elle laissa échapper un rire joyeux, la situation était délirante, et la sienne particulièrement ridicule, et cela lui plaisait beaucoup. Après qu’elle eût dû s’arrêter dix fois – au grand damn de celle qui la suivait – pour replacer sa charge, elle riait moins.
La pente du chemin s’accentuait à mesure qu’ils avançaient. Un léger souffle de vent rafraîchissait leurs visages, un courant d’air venu de nulle part. Leur marche aveugle ne dura que quelques instants, qui leur parurent pourtant bien longs ; ne regardant plus que les seaux, Rose ne put éviter de cogner Sigdral qui, devant elle, s’était arrêté. Ils entrèrent alors dans une salle morne et triste, creusée dans la pierre et visiblement polie par un cours d’eau souterrain qui avait dû s’écouler par ici pendant plusieurs décennies, si ce n’était beaucoup plus longtemps. Cette crypte naturelle avait de toute évidence été élargie et structurée par une main savante ; étrangement, la forme d'origine de la pièce avait été conservée, les murs de pierres nues alternaient avec les blanches poutres arrondies qui ajoutaient à l’extrême simplicité des parois la solennelle beauté des ogives. La jeune elfe entra dans la pièce sans méfiance. Elle avait, depuis qu’elle avait quitté la cathédrale, prit garde à ce que la terrible Gwaënelle restât derrière elle ; cette attention était quelque peu vaine puisqu’il n’y avait qu’une seule voie, mais marchant en arrière elle était la seule à pouvoir disparaître sans que personne ne s’en rendît compte. Il régnait ici une faible lumière grisâtre, mais qui avait tout de la diffuse lueur qui éclaire un matin d’automne ; l’on se serait presque cru au-dehors. À peine eurent-elles toutes deux passé le seuil de la pièce qu’un vif courant d’air venu du couloir les poussa dans le dos, et un bloc de pierre s’abattit sur leurs talons. Gwaë sursauta ; Rose posa les mains sur la roche froide qui venait de tomber et servirait de porte au coffre fort dans lequel ils étaient à présent enclos. À côté d’elle, le semi-elfe s’efforçait de la déplacer, ou de la faire remonter, mais c’était espoir vain. Elle lui lança un regard, mais il ne la vit pas.
(Oh… L'angoisse le gagne, on dirait. Je crains que ce ne soit point la fin, nous sommes seulement un peu moins bas sous la terre et dans un espace plus étroit. Et cette porte-là ne s’ouvrira plus, du moins je ne vois pas comment. Calmez-vous, monsieur le moitié d’elfe, ou cela risque de tourner mal pour tout le monde. Eh !)
Le crabe devait être las du fond de la poche, car il avait profité de ce que Rose approchât sa main de lui pour la pincer violemment. La blessure n’était pas grave, mais la surprise la fit retirer vivement sa main, le petit crustacé toujours accroché à la paume par une pince ; il oscillait ainsi en la regardant avec le regard délatéralisé caractéristique de ces bestioles… dont l’enfant avait pu faire l’expérience dans le combat qu’elle avait rudement subi quelques temps auparavant. Frémissant légèrement devant cette lueur qu’elle avait également vue dans les prunelles stupides du tenace Brachyu, Rose libéra la terrifiante bête en la posant sur le sol, et la regarda courir de côté vers un coin de la pièce et s’y blottir. Curieusement, il ne cessa pourtant pas d’agiter ses petites pattes. Il devait avoir l’habitude de sa roue tournante, et ne voulait plus s’arrêter. Derrière elle, Raliak était pendu au plafond, accroché à une grille qui fermait une sorte de tunnel qui partait de la pièce à la verticale. Il tentait de la secouer, mais le grillage tenait bon. C’est de là que venait la blanche lumière et le souffle frais. Lorsque l’humain eut sauté à terre, ce fut au tour de Sigdral de bondir jusqu’à l’ouverture close, et s’il n’eut pas davantage de succès, il montra en revanche beaucoup moins de grâce dans sa manière de regagner le sol, il n’était pas acrobate, lui. Le laissant se relever, l’enfant constata que l’humain semblait avoir tout abandonné ; la vision qu’il leur présentait, affalé contre le mur et les yeux mi-clos, avait tout pour les effrayer.
(Et si notre seul avenir était de finir ainsi, à mourir chacun de son côté ?)
Secouant la tête tant pour lutter contre l’engourdissement qui la gagnait que pour écarter cette idée – qui, en vérité, ne l’impressionnait pas beaucoup – l’elfe écouta la vaillante proclamation de Sigdral, et s’assit à son tour. Elle était censée monter jusqu’à la grille pour l’examiner, il était probable que c’était à elle et non à la grande elfe tout armée que s’adressait l’invitation. Elle répondit doucement :
« Voyons, monsieur, un peu de courage… Si nous commençons à nous isoler les uns les autres… je ne m’y oppose pas, mais dans les conditions où nous sommes je crois que c’est la dernière chose à faire, vous ne pensez pas ? Ce n’est pas lui, la bête que nous avons entendue. Et puis le plus fragile de nous tous, ne serait-ce que par ce qu’il cache… Hum, simple impression. »
Après un instant de silence, se tournant enfin vers Raliak, elle lui demanda d’une voix lasse :
« Comment cela est-il fixé, monsieur, que faudrait-il pour l’ouvrir ? Et… êtes-vous sûr que c’est la seule voie ? L’on ne pourrait pas monter, et puis je pense que si ce n’est pas fait pour être escaladé nous n’escaladerons pas. Cela monte haut, peut-être, et aucun de nous n’a tout ce qu’il faut pour se hisser dans un conduit vertical, le poids, les armes pour s’accrocher, l’agilité, tout cela. »
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Dernière édition par Rose le Ven 24 Sep 2010 19:57, édité 3 fois.
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