Il y a avait trop de bruit pour s’abandonner pleinement à la rêverie, et puis l’air était glacé. Repoussant du pied le coffre dans l’ombre de la colonne pour qu’il fût plus sûrement hors de vue de quiconque, Rose tourna la tête vers les humains qui, à quelque distance d’elle, faisaient tout ce bruit. Un des deux grands conversait avec le petit, mais ils ne semblaient pas se connaître. L’humain dont émanait la brume grise s’était retiré dans un coin sombre, ce qui était bien vain puisque sa fumée le signalait à tous, et eût même pu indiquer à un observateur attentif le rythme de sa respiration. Puis, il y eut autre chose, qui détourna l’attention de la jeune fille de l’humain fumant et des autres. Un quatrième être, que l’enfant n’avait pas remarqué, se leva de la cavité murale où il s’était tenu assis et où aucune chandelle de l’atteignait de sa faible lueur. En de grands mouvements de cape probablement volontaires et qui la firent sourire tant ils semblaient étudiés, l’observateur silencieux traversa le chœur tout droit vers les deux humains qui se tenaient auprès de la sorte d’autel, et qui ne paraissaient pas entretenir une conversation bien animée. Ayant atteint l’autel qui servait d’étal, l’encapé fit un grand geste, saisit quelque chose et retourna dans la pénombre de son renfoncement. Rose ne vit pas ce qu’il avait pris mais, à la faveur d’une fugitive lueur, elle avait entrevu le visage de l’inconnu.
(Oh, celui-là n’est pas un humain, c’est un elfe. Une demoiselle, peut-être ? Probablement. Les jeunes gens n’ont pas souvent un regard si vif. Qu’est-ce, là-bas ? Oh, des armes. L’on est pas aussi furtif… hum, disons plutôt que l’on ne se donne pas l’air aussi furtif et preste quand on est chez soi. Peut-être tous ces gens-là ne sont-ils pas ici depuis plus longtemps que moi. Une elfe aux allures mystérieuses, un petit homme en forme de boule et deux humains au visage dissimulé par leur vêtement, dont l’un exhalant un brouillard dont la masse stagnante commence d’ailleurs à envahir l’air au-dessus de nous…)
S’étant à nouveau assurée de l'invisibilité de la position du petit coffre qui, malgré tous les chocs qu’il avait eu à subir, ne s’était point brisé, la jeune elfe quitta l’ombre rassurante du pilier qui la dissimulait à demi et s’avança vers l’humain fumant. Ses pas en foulant le marbre gelé ne faisaient aucun bruit ; son allure discrète et non fugitive, inquiète mais point nerveuse, la rendit un peu moins ostensible que la demoiselle aux cheveux bleus. En sortant de son obscurité, l’enfant fut surprise par le flot de lumière qui assaillit son visage, car de tous les côtés venaient des rayons de différentes couleurs, de toutes les nuances possibles, et cela donnait un étrange effet d’instabilité. Au même instant, une grande note de musique, probablement jouée par ces majestueux instruments à tubes qu’elle aimait tant sans avoir jamais eu la chance d’en jouer, retentit dans la galerie. Entourée, soulevée par les teintes qui venaient frapper ses yeux et toute sa personne ainsi par les sons harmonieux et presque divins, Rose fit quelques pas peu assurés. Une sorte de chaleureuse douceur mentale l’enveloppait, fit taire un instant l’alarme qui, depuis ce soir où elle s’était retrouvée dans la barque du vieux Sualef, il y avait de cela tout juste trois jours, ne l’avait plus quittée. Il semblait que sa tranquille existence eût soudainement basculé dans une suite incohérente d’aléas, entre la rêverie et la réalité. Quelques bribes d’une conversation avec une reine, des images confuses et diverses et un vague sentiment de terreur lui revinrent comme de lointaines réminiscences ; elle ne distinguait plus très bien ce qui avait été réel et ce qui ne l’avait pas été. La veille, elle s’était endormie dans la plaine qu’elle connaissait si bien, au chaud dans une robe offerte par une vielle dame quelque peu hors de la réalité pourtant assez supportable du port de pêche et de sa ville de Luinwë. Et au matin, lorsqu’elle s’était éveillée couverte de tiède rosée, elle avait successivement découvert le coffre, revenu à elle par des moyens indiscernables, et l’humain à la main de pierre qui l’avait envoyée dans ce lieu inconnu. Lorsqu’elle était encore dans la plaine, elle avait entendu l’émotion d’Amaryliel, tout comme elle avait senti sa brusque disparition des alentours. Il était encore là, elle le savait, ainsi qu’elle savait qu’il était bien plus loin ; tout ce qu’elle pouvait éprouver de sa part était une trop vague impression ambivalente d’enchantement comme, seul, il était capable d’en éprouver – quoique Rose, élevée auprès de lui, aie apprit à vivre pleinement les choses qui arrivaient en leur donnant le meilleur sens, le sens le plus sublime. Si elle en était quelquefois capable, là n’était pas toujours sa réaction instinctive et elle craignait que… la beauté la plus suprême prêtée à un être ne pût que cacher ce qu’il est vraiment. Le jour où quelqu’un voudrait du mal au Rêveur, il lui serait peut-être douloureux de se défendre froidement. Rose aurait quelquefois voulu l’emporter dans un monde sans danger, où les merveilles de la nature exaltées par les magnificences intérieures ne demanderaient qu’à être absorbées par les âmes, sans qu’il faille sans cesse garder un œil en éveil, prêt à voir l’agressivité et à forcer son esprit à la rendre. Il n’y avait rien de maternel dans cet instinct, seulement un… idéal qu’elle désirerait toujours ardemment, mais que jamais elle ne se permettrait d’espérer.
Cependant, elle était parvenue devant l’homme fumant. Il était beaucoup plus grand qu'elle mais, en levant la tête vers son visage, elle fut fort étonnée de ne point se trouver devant la fosse sans fond qui constituait la figure de l’inconnu qui l’avait abordée dans la plaine. Le visage de cet humain-là était visible, bien qu’ombragé. Une cape verte entourait sa brune face en laissant échapper quelques mèches sombres, et d’un drôle d’objet qu’il tenait entre les dents s’échappait paresseusement la brume qui avait induit l’enfant en erreur. D’abord interdite, Rose ferma soudainement les yeux. Cette fumée était toxique, acide, agressive, tant qu’elle en avait les larmes aux yeux et la gorge comme en feu. S’éloignant de quelques pas de l’humain qui répandait ce poison, elle ne renonça pourtant pas. Qui savait si, bien qu’il eût un visage, cet humain n’était pas un compagnon de l’autre ? Quoiqu’il en fût, elle ne pouvait plus reculer maintenant ; et, n’ayant nullement l’intention de se laisser vaincre par la seule nuée, elle leva à nouveau les yeux vers l’humain.
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Dernière édition par Rose le Sam 12 Déc 2009 22:14, édité 2 fois.
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