Offrande envers le passeurLes dernières lueurs du soleil disparaissaient loin à l'ouest. Tout était figé. Aucun brin de vent ne troublait la surface du lac d'Hinim, devenu une immensité reflétant les couleurs rosées des nuages. Les rivages n'étaient plus perceptibles, mais plus au nord, en altitude, les derniers flancs des montagnes disparaissaient progressivement dans la nuit.
L'esquif de Phlégias fendait silencieusement les flots et dispersait une traînée de vaguelettes noires. Asad, étendu au creux de la barque, contemplait l'air rêveur cette perspective crépusculaire, avant de se détourner vers Daemon, assit en tailleur, son grimoire ouvert sur les genoux.
Le voir lire l'agaçait.
« Tu n'apprendras pas la magie noire dans les livres... Observe plutôt ce coucher du soleil, il t'apprendra bien plus de choses. »
Daemon émit une intonation affirmative, mais ne décolla cependant pas les yeux du bouquin. Il écoutait sans vraiment écouter, immergé dans sa lecture. Son esprit voyageait parmi des litanies sordides adressées aux âmes errantes, des incantations poétiques inscrites dans une langue morte, qu'il lisait à voix basse pour ne pas être entendu de ses comparses. Ce rituel avait pour objectif de tisser un lien avec les spectres. Cependant, une note située en haut de la page enjoignait à s'assurer de l'identité de chaque entité, car entre le monde des vivants et le royaume de Phaïtos, erraient les âmes perdues, mais pas seulement...
« Il faut trop sombre, tu ne peux même plus lire ! » continua Asad en le frappant, s'assurant ainsi d'être perçu.
« Aïe » glapit Daemon en sursautant, extirpé de force de sa lecture. « J'arrivais au passage le plus intéressant ! Et je peux lire, même dans la plus parfaite obscurité. Je ne sais comment, mais mes pupilles ont changé l'autre jour dans les souterrains. Je peux à présent voir comme les Shaakts. Alors laisse-moi... Urgh ! »
Cette fois-ci, Asad avait visé le ventre. Il devint hilare. Le souffle coupé, le truand lui adressa un regard furieux, avant de se ruer sur lui. Tandis qu'ils s'empoignaient violemment, l'un furieux, l'autre moqueur ; la barque oscillait dangereusement. Lorsqu'une gerbe d'eau s'introduit dans l'esquif malmené, la bataille fut abrogée par deux coups de rames soigneusement bien placés par le batelier.
Les deux antagonistes aux ardeurs refroidies se frottèrent la tête en grimaçant.
« Il aurait pu y aller mollo... »
Il avait pris l'habitude de parler de Phlégias à troisième personne. Lors de leur première nuit embarquée, Il n'était pas rassuré par cette présence lugubre et silencieuse, mais au fil des journées de navigation, il avait finit pas l'oublier pour reprendre son tempérament habituel.
Daemon adressa un regard réprobateur au passeur, impassible, posté sur sa godille.
Ce qui le déconcertait chez cet individu, c'était sa prodigieuse endurance. Il pouvait ramer des journées entières en ne prenant que de courtes pauses sur les berges, pour se restaurer, sans jamais s'arrêter bien longtemps. Néanmoins, Phlégias s'immobilisait parfois un long moment, droit à l'arrière de son esquif, pour reprendre sa route aussi naturellement qu'il s'était arrêté. Daemon le soupçonnait d'être un elfe et de méditer clandestinement, mais il ne put s'en assurer, n'ayant pas eut l'opportunité de voir ses traits constamment dissimulés sous sa grande capuche.
« Rah, je suis trempé. » grinça Asad en retirant sa veste pour l'essorer hors de la coque.
« Nous devrions arriver demain dans la journée, avec un rythme pareil. »
« Vraiment, j'ai hâte. Je ne supporte plus de ne pouvoir bouger. »
Daemon avait rouvert son grimoire, mais ne lisait pas, trop absorbé par les contours de son compagnon. Ruisselant d'humidité ; son dos nerveux et ses cheveux blancs reflétaient une couleur bleutée étrange. Asad se figea en découvrant cette même lueur courir le long de son bras. Il adressa un regard interrogateur au semi-elfe, qui venait de comprendre. Ils se tournèrent vers le nord.
Une étrange lumière flottait au-delà des montagnes. Des vagues spectrales variant du vert au bleu ondulaient dans le ciel, foudroyant la voute au-dessus des nuages, irradiant le monde de couleurs nouvelles. Face à ce spectacle sans précédent, Daemon se pétrifia d'horreur.
« L'incantation... Les autres... Les autres ont répondu à mon incantation ! » hurla-t-il en saisissant le bras d'Asad.
Même Phlégias s'était immobilisé, tout en conservant son attitude austère. Tout l'inverse du semi-elfe qui, pris de spasmes incontrôlés, referma le livre et en toute hâte vint se réfugier au fond de l'embarcation. La lumière verte lui inspirait une terreur indicible. Il lui sembla deviner une multitude d'ombres apparaître autour du navire, sous la surface.
« Le rituel ! Je viens de lire une incantation interpellant les limbes. Ils arrivent ! Ils arrivent ! »
La surface miroitante du lac se confondait avec le ciel, rendant l'apparition plus invasive encore. La barque chahutait brutalement, Daemon était hors de lui, hors de contrôle. Asad régit promptement et le plaqua sur le dos.
« Calme toi Daemon ! » rugit le fanatique au regard céruléen.
Maintenu désespérément dans le fond par son compère, qui essuya quelques coups de genoux au passage, Daemon se débattait sauvagement en hurlant qu'on le sauve d'une armée échappée des limbes.
« Calme… » un crochet du droit vint le cueillir.
Alors qu'Asad s'effondrait à ses côtés, le semi-elfe fou se redressa. D'obscures paroles se répétaient dans son esprit, psalmodiés dans une langue inconnue et pourtant familière. La lueur fantomatique grandit dans le ciel, embrasant la voûte céleste. Il leva la tête pour l'embrasser du regard et chuta en arrière.
Au contact de l'eau glaciale ses membres s'engourdirent, tandis que son esprit sombrait davantage dans un abîme indescriptible. Les voix étranges devinrent plus précises et se multiplièrent. L'ombre de la barque flottait parmi les lueurs vertes, muées en grandes colonnes changeantes pénétrant les profondeurs.
L'air vint à manquer. Daemon esquissa un mouvement en recrachant une nuée de bulles et pivota dans l'ombre, ce qui lui permit d'apercevoir une lueur verte dans les profondeurs, qui attirait irrépressiblement son regard. Au fil de sa descente, d'autres apparurent, elles se dessinèrent plus précisément, de nouveaux contours naquirent et leurs silhouettes humanoïdes et spectrales émergèrent de l'ombre. Leurs visages devinrent visibles, il y avait des hommes et des femmes, vieux ou jeunes, figées dans leurs ectoplasmes. Le premier spectre, au front orné d'une couronne, lui tendit une main accueillante. Alors, au rythme de la descente, son visage se creusa progressivement, jusqu'à disparaître, pour être remplacé par un masque de mort.
La gorge de Daemon se déploya en un cri étouffé par l'eau du lac, qui s'engouffra tel un bras glacial dans ses poumons. Une insupportable douleur germa dans son torse. Il se débattit en s’étreignant la gorge, réflexe inutile pour éviter l’asphyxie. Les fantômes se muèrent en un tourbillon ascendant pour l'accueillir, d'innombrables mains le saisirent et l'attirèrent dans les profondeurs. Des petits spasmes parcoururent son corps, puis son regard se figea.
Une mauvaise perspective
