Vers Omyre - Premier jour Pas de halte impromptue pour pisser. La consigne est simple : aller à Omyre le plus vite possible, et qu’importent les soucis de chacun, ampoules, crampes ou coliques des hommes, le capitaine ne transige pas. Les sergents encadrent la colonne, ont des yeux dans le dos, des oreilles grandes ouvertes, prêtes à saisir le moindre pas de travers, la respiration faussée, le signe d’une faiblesse. Parce qu’ils sont vigilants, personne n’ose transiger à la règle ; à moins que ce ne soit par habitude de la discipline de fer durant les missions. Beorth l’ignore, et sa vessie commence à le travailler. Bien sûr, il peut patienter, mais ne pas pouvoir prendre quelques secondes pour se soulager l’agace prodigieusement. Pour cette seule raison, il ne s’engagera pas dans cette troupe, même si on le lui demande, quand bien même lui a-t-on vanté les vertus de cette sévérité. Gaspard est intarissable d’éloge envers son capitaine, dont il loue tant les capacités martiales que la sagacité permanente dans les situations plus tendues de la négocation.
« Va pisser. » « Quoi ? » « Va pisser j’te dis. Vas-y, le sergent r’gard’ra pas. J’te f’rais pas d’coup de pute, si j’te dis qu’tu peux aller pisser, c’est qu’tu peux. Privilège de fermer la marche, tu vois ? » explique-t-il avec un clin d’œil appuyé et un sourire à peu près franc.
(Si y me joue un sale tour… Je lui ferai bouffer toutes ses dents…) Et puis désobéir un peu à ces ordres n’est pas pour déplaire au guerrier, au moins affirmera-t-il par là son indépendance. Il profite du groupe pour sa sécurité, mais n’en fait pas partie à proprement parler. Que les sergents essaient de lui donner du fouet, et il se chargera de les rosser proprement.
Quitte à presser le pas, voire courir, pour rattraper la colonne en marche, il profite de la halte pour respirer un bon coup et de détendre les jambes, avant de délasser sa braguette et arroser un buisson poussant par là.
« Par les balloches de Kubi, ça fait du bien… » La flèche qui se fiche dans son épaule lui fait oublier en un instant son court moment de bonheur, et il vacille sous le coup de la douleur, arrosant par la même occasion ses bottes et une partie de son pantalon. Un soupçon de lucidité le pousse à courir vers le premier creux de terrain venu, et à s’y coucher.
(Et si je dois crever, ça sera pas la bite à l’air ! Enfin pas comme ça…) songe-t-il en renfouraillant son attirail, tout en se demandant quel enfant de cochon l’a pris pour un lapin. Il retire la bandoulière qui retient sa hache, et, se servant du fer comme d’une protection pour son crâne, il risque un œil sur la direction d’où est venue la flèche. Pas le moindre mouvement de prime abord. Une chose l’intrigue cependant. Alors qu’il courait, il lui a semblé entendre un claquement sec, métallique, dont il jurerait qu’il n’a pas retenti lors du premier tir. Deux tireurs embusqués ?
(Pourquoi fallait que ça tombe sur moi… Je voulais juste pisser, bordel !) De longues secondes s’égrainent, et aucun trait ne fuse. Pour autant, Beorth ne se risque pas à se relever. Au jeu de la patience, il compte bien avoir son adversaire. De ce qu’il a pu en juger en tâtant les mailles dans lesquelles s’est enfoncé le projectile, il n’a pas perdu beaucoup de sang, et il peut bien attendre encore un peu. Son seul souhait serait de retirer la flèche de son épaule, mais cela exigerait des mouvements un peu trop difficiles à exécuter sans se découvrir, aussi se contente-t-il de faire reposer son poids sur le flanc gauche.
« Sors donc, c’est fini ! » « Gaspard ? » « Sors donc j’te dis. L’est cané le salaud, j’l’ai eu en plein dans l’cou. Un tir dont j’peux êt’ fier, ça oui ! » Se redressant à quatre pattes, puis totalement, Beorth découvre sur le chemin le vieux mercenaire, souriant de toutes les dents qu’il lui reste, l’arbalète tendue aux bras, une flèche dans le fût, pas l’air inquiet ni blessé.
« Tu m’expliques ? » grogne le guerrier.
« Parait qu’y’a des gars comme ça, des fois. Des tueurs, d’l’armée d’en face, payé, j’sais pas. Y suivent les routes, butent les voyageurs isolés. Pas d’bol, y s’est fait r’péré par un sergent. L’a fait un signe, j’ai vu. L’a fallu improviser, y m’fallait un appât pour qu’y s’montre et qu’j’le r’froidisse. Beau travail d’équipe, hein ? »
Malgré le ton jovial, l’arbalète est clairement pointée vers Beorth.
« Tu comprends, hein ? » Aller et retour entre la pointe du carreau et le sourire de Gaspard.
(J’aurais probablement fait pareil à sa place… Et je suis pas si gravement blessé que ça… Je crois… C’est le jeu, et il a gagné. Pas envie de risquer plus ma peau, mais je l’aurai à l’œil.) « Ouais, je comprends… » « Ben voilà ! Bon, aller, viens, pas qu’on dise qu’tu t’es fait trouver la peau pour rien. On va dépouiller l’macchabé. Y doit bien avoir quelques trucs pas dégueu dans les glaudes, qu’on pourrait r’fourguer à Omyre. » « Si tu m’paies une pinte d’aut’ chose que d’la pisse d’âne, on s’ra quitte. Mais d’abord retire moi c’te foutue flèche. »
Le mercenaire s’approche, et pose son arbalète le temps de procéder à l’opération. Un instant, Beorth hésite à balancer son coude dans le creux de l’estomac du vieil homme pendant que celui-ci est dans son dos, mais son envie de bagarre est rapidement mouchée. Son destin, c’est Omyre, c’est là qu’il trouvera peut-être d’autres passions moins éphémères à même de le faire se sentir plus vivant. Pour ce qui est de la vie, ce qu’il douille lorsque le fer quitte sa chair lui en donne un bon aperçu. La blessure se remet à saigner, mais légèrement. Gaspard confirme que ce n’est qu’une plaie superficielle : le tir était effectué à grande distance, et la cotte de maille avait encaissé une part du choc ; il tire un peu de charpie de son paquetage, et plaque le bouchon pour endiguer un peu le saignement.
« Par cont’, ta ch’mise est salopée, et t’as des mailles qu’ont sauté. » « Pas grave. » Ce rafistolage de fortune effectué, les deux hommes s’en vont faire leur besogne de détrousseur. Le cadavre est celui d’un humain, de plus petite stature que Beorth, aux vêtements adaptés à la vie en plein air, d’un brun-gris douteux, sans doute à même de dissimuler leur porteur dans bien des milieux ; pas assez toutefois pour échapper à l’œil vif de Gaspard.
« Moi j’prends ses bottes. M’ont l’air neuves. » « C’pas ta pointure… » « Rien à foutre. J’peux bien les trimballer jusqu’à Omyre. J’peux t’dire qu’là où y’a des troupiers, tu r’vends toujours d’bonnes bottes. Tout c’qui marche finit par trouver qu’vaut mieux s’payer d’bonnes bottes qu’un mauvais picrate. Tu peux m’croire. » Boerth opine à cette sagesse de garnison. Pour sa part, il prélève son dû sous la forme d’une cape à capuchon, à peu près à ses épaules, d’un tissu traité, peut-être à même de le protéger de la pluie ; une broche en forme de feuille file aussi dans ses poches, ainsi que la bourse que Gaspard, bon prince, lui cède. Le glaive qui servait d’arme de proximité à l’embusqué rejoint avec son fourreau la ceinture du guerrier : il bringuebale un peu avec le coutelas de l’homme de main qui avait cané sur le port, mais il s’en accommodera jusqu’à destination. L’arc, il le dédaigne : jamais il n’en a manié un, et un vulgaire morceau de bois tordu ne lui inspire guère confiance ; au moins ce qui est en métal peut-être revendu pour le prix de la ferraille.
« Aller, c’est pas tout, faut qu’on r’joigne la colonne. Tu t’sens d’forcer l’pas ? » « Et comment ! »Arrivée à Omyre