Jour du départ Le moyen de transport est une sorte de grande barque, large, longue, qui a l’air de tenir la mer, pas faite pour le grand large mais idéale – de ce que m’en assure Sandoc – pour rester en vue des terres avec de petites cargaisons, et accoster non loin des villages de pêcheurs. Pour ce que j’en sais, ce pourrait aussi bien être un chouette bateau pour contrebandiers. Les tonnelets contenant les divers échantillons des vignes et vergers des Bravephin sont déjà chargés, ainsi que tout le nécessaire pour le voyage, de quoi manger, s’abriter du grain, et se divertir. Tant bien que mal, je m’embarque, me cale sur un banc, et attend patiemment.
Le pire était à venir. Et dire qu’il y a des gens qui font ça pour le plaisir, parce qu’ils aiment ça ! Le capitaine a essayé de m’expliquer la différence entre le tangage et le roulis : pas moyen d’entraver quoi que ce soit à ses subtilités quand on est en train de dégueuler son maigre repas par-dessus le bord. Paraît que le machin tout tanné qui barre a l’œil. J’espère. Parce que même si la côte est pas loin, je nage comme une enclume : la dernière fois que j’ai fait trempette, j’étais marmot, dans un petit lac bien calme. Le moindre rocher nous briserait la barcasse… Je suis pas du genre à mouiller mes chausses à la moindre petite trouille, par contre, la perspective de crever comme un con au milieu de toute cette flotte salée me fiche les foies. Et le pire, c’est que ça a l’air d’amuser Sandoc qui sourit, content comme tout de son petit voyage. Escorter, je veux bien, mais il s’est bien gardé de me dire que la menace, c’est de la poiscaille ! Il voulait que je protège son pinard contre une horde de bigorneaux ? Peste soit des sinaris et des emmerdes qu’ils vous collent au cul avec un sourire innocent… Ca fait des années que je les fréquente, et je me fais encore avoir comme un bleu…
Je crois qu’il n’y a pas grand-chose à faire d’autre que de s’ennuyer, ou de se demander quand cessera le supplice dans de pareilles conditions. Les autres bavardent et moi je vomis à ventre vide, hoquète de la bile, espère que je m’y ferai et puis… Et puis voilà que j’ai à nouveau l’impression que les tripes veulent me remonter dans le gosier. Une journée que ça va durer. Une journée avant d’accoster dans une petite crique pour pioncer à peu près tranquillement. Et après ça, ce sera encore une demi journée – au moins, s’il y a bon vent – pour arriver chez les elfes.
Pioncer dans la barque s’avère moins inconfortable que je ne le pensais. En fait, savoir ce bateau de malheur immobile m’aide à m’endormir, même si en parallèle du soulagement de n’être plus balloté à m’en donner la nausée, je peine à trouver normales les premières minutes sans cette désagréable compagnie. Comme les autres, je prends mon tour de garde. Pas question d’allumer un feu, histoire de pas se faire signaler. Officiellement, rien n’empêche de traîner ses guêtres dans ces côtés, elles dépendent soit du royaume de Kendra-Kâr, soit de celui de l’Anforfain, et la position des sinaris dans les relations politiques – relativement mineure – fait qu’il en devrait pas être considérés comme une présence hostile. Mais par des temps troublés, Sandoc préfère éviter tout malentendu, risque de retard ou de capture. Et le souvenir du shaakt est encore vif dans ma mémoire, malgré les mois passés depuis notre affrontement. Si un se trouvait embusqué dans la forêt, d’autres peuvent avoir pris son relai.
A la venue du matin, j’ai peu et mal dormi, et l’envie de remonter sur cet assemblage fragile de planches me tente à peu près autant que de me prendre les burnes dans un étau. Paraît que ça va passer, au bout de quelques jours. Fort heureusement, avant la nuit m’annonce le pilote, nous ne tarderons pas à retrouver la terre ferme, sur le port des elfes.
Monotonie, encore et encore. Je me demande si je ne préférais pas la neige à la mer. Au moins, chaque pas incite à la prudence, chaque bruit à l’éveil, et je me sens bien plus vivant et rassuré à l’idée de pouvoir fuir d’un côté ou d’un autre, comptant sur mes seules jambes, mon souffle, mon cœur et ma tête. Je n’ose imaginer les ravages que produirait une attaque sur notre petit équipage. Pas même un abordage. Les gros navires sont paraît-il armés, de balistes à ce qu’on raconte, le genre à percer une coque pas trop épaisse. A mon avis, il n’y aura même pas besoin de ça. Un simple choc d’un gros bâtiment suffirait à nous faire chavirer, nous éperonner pour briser en éclisses notre embarcation sans dommage.
« Vous en faites pas. Ca va aller Jager. Vous verrez, on s’y fait. Et puis la destination vaut bien ce voyage ! » m’explique maître Bravephin, sans doute pour m’aider à tenir le coup. J’aimerais lui lancer une remarque bien sentie, mais un haut le cœur m’incite au silence, au risque que ne sorte par mes lèvres ouvertes mon petit déjeuner sommaire plutôt que des mots.
Port de Luinwë