Mal de mer Le sinari n’a pas trop menti. Même vu de la mer, la ville hinionne a de la gueule, et pas qu’un peu. Alors que je me rassasie les yeux, Bravephin m’explique un peu la configuration de l’endroit, qui m’apparaît dès le premier regard. Là où n’oscillent que des esquifs longs, fins, de facture elfique sans aucun doute, se trouve le port de guerre. Un observant mieux, j’aperçois en effet des bordages renforcés, et quelques élévations sur le pont d’où émergent les arcs imposants de balistes ; d’autres navires plus imposants doivent être consacrés au transport. Plus loin, des navires plus pansus, moins emprunts de légèreté, bâti dans les chantiers humains sans aucun doute, partagent les eaux avec ceux du cru. L’activité, pareille à une fourmilière, ne laisse planer aucun doute sur la fonction de ses quais. De loin, j’aperçois des matelots et débardeurs qui déchargent, en file, les cargaisons, sur leur dos, à la force de leurs bras, ou aidés parfois par des grues. La plus imposante a dû être construite par un virtuose dans son art, un être au fait de la résistance de chaque poutre qu’il a assemblé, ayant une vue aigüe de l’ensemble de son œuvre. Quatre hommes dans une cage à écureuil font monter et descendre une plate-forme, et toute la structure pivote sur elle-même par quelque astuce mécanique qui m’échappe. Mes notions en la matière se limitent à la poulie et au levier, c’est encore bien suffisant pour ce que je fais… Mais là… Enfin, c’est un mouillage plus modeste, et pourvu de bâtiments de taille bien plus comparable à notre esquif qui achève d’occuper la côte, et la terre ferme est couverte de perches où sont tendus les filets à raccommoder.
Des tours de bois et de pierre s’élèvent à intervalles réguliers, trop fines pour constituer de véritables ouvrages défensifs face à un assaut d’ampleur, assez hautes cependant pour permettre à des guetteurs de veiller sur l’horizon bleu, et à des archers d’éliminer tout importun sur le port. De là, je pourrais sans doute épingler un matelot un peu ivre et violent. Que les gardes hinions réussissent également, je n’en doute pas. Pourtant, elles ne parviennent pas à éclipser dans le panorama la haute et imposante stature des deux personnages qui encadrent le port, statues monumentales dont je n’ai jamais rencontré les égales au cours de mes voyages. Face à ces représentations d’un autre âge, j’oscille entre l’admiration et la consternation. A quoi bon user tant d’effort et de pierre pour quelque chose d’aussi futile ? En mettre plein la vue aux marins ? Epater les bouseux comme moi ? Brailler visuellement au monde entier « eh, t’as vu, j’en ai une plus grosse que toi ! » ? Les elfes vivent vieux à ce qu’on dit, très vieux : il faut bien qu’ils trouvent un moyen de passer le temps. Autant la grue, non seulement je comprends, mais en plus je respecte. Mais ça…
Bon, fini de s’extasier, va falloir ouvrir l’œil, faire civilisé. Même avec Bravephin pour éviter de nous mettre dans la mouise, je préférerais me trouver ailleurs. Les elfes, je ne les connais pas et je n’en ai pas entendu que du bien. Alors que nous nous dirigeons vers la partie commerciale du port – vu la taille de notre barcasse et le petit volume de la cargaison, ça ne m’étonnerait pas qu’on nous raille, et ce serait justifié – j’aperçois quelques types en armures se radiner dare-dare. Modeste le comité d’accueil, juste ce qu’il faut pour nous mettre un poil la pression des fois qu’on ne serait pas très net dans nos intentions. En ce qui me concerne, c’est clair, mon arc restera protégé dans sa gaine de toile cirée, mais je n’aimerais pas qu’on me demande de donner mes armes à l’entrée. A ce compte là, je resterai dans le coin, pour peu qu’on m’autorise à pioncer sur du dur, même si c’est au grand air, et pas dans la chaloupe.
Je ne prête qu’une oreille distraite aux échanges de politesses froides entre le gradé, escorté d’un commis de la commanderie du port, et maître Bravephin. Je garde le silence, même à la mention de mon nom – qui est vite faite inscrit sur un parchemin par le gratte-papier – et observe les gardes et leur allure, tandis qu’ils me rendent la pareille. Tous sont équipés sur le même modèle, avec des pièces venant probablement du même armurier, pas dépareillées, en bon état – ce qui n’est pas le cas de toutes les milices que j’ai pu rencontrer… - : un plastron aux armes de la ville sur une brigandine, un casque pointu, des braies renforcées de cuir sur les cuisses et des bottes aux bouts ferrés. Les épées qu’ils arborent n’ont rien de décoratif, la poignée et la garde sont sobres, tout comme le fourreau ; sur la rondache encore le blason. Pas équipés pour la guerre, ils ont l’assurance de ceux qui savent ce qu’ils font, et me paraissent à même de calmer à peu près n’importe quelle rixe armée sur le port et de faire régner le calme dans les quartiers.
« Voilà, toutes les formalités sont accomplies, nous allons pouvoir débarquer Jager. Prêt à retrouver la terre ferme ? » « Pas trop tôt. »Marché de Luinwë