>> Route entre Cuilnen et LùinwëTrois jours et rien. Pas l'ombre d'un masque, aucune effluve de rose ensanglantée. Je me tiens au comptoir de cette auberge aussi mouvementée qu'un bateau en pleine tempête. Ça crie, ça jure, ça boit et ça se cherche. Je fais un peu tâche, ici, moi et mes airs distingués mais je fais semblant de m'y plaire. Il me tarde déjà de revoir Ralen'tuê, le patron des Limbes, il est beaucoup plus plaisant de parler avec lui que de parler avec tous les poivrots du Coeur de la Nuit. Très vite, l'auberge se vide, la plupart des clients sont des marins et leur navire part dans quelques heures, il ne reste que les habitués et moi. C'est là que je l'ai remarqué, lui et ses yeux perdus. Son regard est aussi vide que sa choppe, il rumine dans son coin avec seulement lui pour auditoire. Je ne sais pas trop pourquoi je me suis sentie poussée pour aller le voir, mais je me retrouve maintenant devant sa table, avec deux choppes. Je m'étonne moi-même en m'asseyant sans invitation, je place une choppe devant lui et je bois un peu dans la mienne. On ne dit rien, on boit juste, il me raconte sa peine avec ses yeux. J'ai un pincement au coeur et plus il me regarde et plus mon coeur se serre.
On ne tue pas sans blesser d'autres personnes, je m'en rends bien compte. Il a le même nez, les mêmes boucles et les mêmes tâches de rousseur que celle que j'ai enterrée il y quatre jours. Je voudrais lui dire que je suis désolée mais je n'y arrive pas. Je ne suis pas désolée et je ne veux pas mentir. Ses lèvres se descellent et il me remercie pour la bière avant d'étaler ses malheurs dans une gerbe de mots désordonnés. J'écarquille un sourcil, je ne comprends pas. Je comprends ce qu'il dit mais je ne comprends pas pourquoi. Un homme masqué est venu la nuit, les a méchamment traités puis a ordonné leur fille de se rendre sur la route de Cuilnen et de tuer une elfe blanche, aux longs cheveux noirs et bleutés. Il me regarde alors différemment, il a compris. Ses poings se ferment de rage, il tente de se lever pour me frapper mais il s'écroule au sol, ivre et incapable de coordonner ses mouvements.
"Je ne savais pas..."Alors que je l'aide à se relever, il me prend dans ses bras et pleure à chaudes larmes, je suis terrifiée, je ne sais pas quoi faire. Je ne peux pas le réconforter, j'ai tué sa fille, ça serait déplacé. Heureusement pour moi, il se rassoit, commande d'autres choppes et m'invite à me rassoir à mon tour. Il continue son récit chaotique et me raconte que l'homme au masque a tué sa femme et que lui, a réussi à s'enfuir. Il a peur de mourir et il n'a plus envie de vivre non plus, il ne sait plus quoi faire. Il se doutait que sa fille avait connu le même sort, et alors qu'il comprend que je suis l'elfe en question, ses doutes s'effacent et deviennent une réalité encore plus amère. Je me sens bête en lui racontant que je l'ai enterrée selon les principes elfiques de Cuilnen et je lui tends son médaillon. En le voyant, il a l'air encore plus terrorisé alors je le range et je lui demande si l'homme au masque est encore dans les environs. Il hésite, son regard fuit le mien, et m'explique en bafouillant qu'il ne sait pas. J'écarquille un second sourcil. Là par contre, j'ai compris. Il me ment. Je regarde autour de moi en faisant mine de mettre mes cheveux en chignons, je commence à avoir peur pour moi et à comprendre la tactique de l'homme au masque.
"Observation, évaluation, éradication..."Ses trois mots s'échappent de mes lèvres et me font tressaillir légèrement. Il était là quand je me suis battue avec la jeune rousse, il m'a observé. Depuis il a eu le temps de m'évaluer, il sait où je suis et là, il attend le bon moment, la nuit surement. Oui j'en suis sure, c'est au coeur de la nuit qu'il viendra remplir son contrat. Malgré la peur, je souris curieusement. Nous sommes au Coeur de la Nuit après tout. Le père de ma tueuse me regarde autrement. Ses yeux ne sont plus les mêmes et il rit à gorge déployée en passant sa main sur son visage. Je suis hébétée. Son visage n'est plus, il a fait place à un masque blanc torturé par de nombreux entrelacs secs et rouges. Il repasse sa main sur son masque et reprend le même visage qu'avant. La fureur me monte au visage, j'empoigne mon katana mais celui-ci refuse de sortir de son fourreau et la personne que je croyais être un pauvre roux endeuillé et ivre s'avère être encore plus hilare.
"Minuit, les falaises au nord. Ne sois pas en retard..."Je le regarde partir, c'est lui. Je suis bête, je suis jeune et je ne l'ai pas vu venir. Alors qu'il n'est plus dans la taverne, je regarde mon katana et remarque qu'il est englué. L'homme au masque avait tout prévu. Je me doute que lorsqu'il m'a enlacé tout à l'heure, c'était juste pour rendre son personnage encore plus véridique, me mettre mal à l'aise et me rendre sans armes. Il est fort et intelligent, j'ai encore plus peur. Mon coeur bat vite, j'essaie de me raisonner, il ne faut pas que je sois comme çà dès maintenant. Qu'en sera-t-il lorsque je serai devant l'assassin de ma famille ? Pourtant, j'ai beau me dire qu'il faut que je réagisse, je ne peux pas bouger, atterrée. Ressaisis-toi, Lilotëa...
>> L'auberge des Limbes