Port de LuinwëMince, y’a pas à dire, c’est pas parce que les elfes bâtissent dans la forêt qu’ils y vivent en ermites ! Je n’imaginais pas que le port serait aussi animé, ni qu’il y transitait autant de marchandises. Ca ne m’étonne pas que Bravephin ait envie de venir faire des affaires ici. Si les elfes sont autant porté sur la boutanche lors des repas que les autres races, il y a sans doute moyen d’écouler pas mal de tonneaux des coteaux de Shory. D’autant que, comme j’ai pu l’expérimenter, il n’y a pas si long pour ramener les marchandises par la mer. Et par la terre, un convoi bien escorté ne devrait pas non plus avoir trop de mal.
Mais c’est pas un port comme un autre – pour ce que j’en sais, après tout, je n’ai vu que celui de Kendra-Kâr, et encore, parce que je m’étais perdu – celui-ci est plein d’elfes. Pas que je ne les aime pas, à vrai dire je m’en fous pas mal, mais être l’un des seuls étrangers ne me fait pas me sentir particulièrement à l’aise. Il me semble que les regards se posent sur moi, et que même habillé dans une tenue relativement neuve par les sinaris, je fais encore trop rustaud pour les gars du coin.
Histoire de pas me perdre, et de pas avoir d’ennuis avec la garde, je colle aux talons des sinaris. Eux ont l’ait de savoir où ils vont, le fier marchand en tête. Après tout, je n’ai été engagé que pour servir de gros bras, même si je ne vois pas bien en quoi je sers ici, alors autant me cantonner à ma tâche. A croire que Sandoc est déjà venu, il se repère sans trop de peine, et nous fait quitter le port pour nous rapprocher du marché.
L’endroit est à l’image du port, propre, lumineux, plein d’une agitation maîtrisée, de passage, de mouvement, sans rien qui pour autant rappelle la cohue. Flottent dans l’atmosphère les senteurs des épices, de l’encens, des parfums, des fleurs et des fruits, des notes plus subtiles de cuir et de bois, d’essences rares et précieuses. Comme ailleurs, on y trouve surtout des objets du quotidien, ustensiles de cuisine, tout le bric-à-brac de la maison, de la nourriture, des bijoux, des babioles. Seulement, hormis les denrées périssables, il me semble que rien n’a le même aspect que ce que j’ai connu – ou bien ce que je vois est influencé par cette découverte ? Serait-ce que des êtres dont l’existence dépasse largement celle d’un simple humain n’entretiennent par aux objets le même rapport que moi et mes semblables ? Alors que j’examine – sous l’œil curieux d’un elfe à la peau bleue – une série de peignes en ivoires, l’idée fait son chemin. Mon père me disait toujours que nous n’étions pas assez riches pour acheter bon marché. Sa première hache s’était sans doute brisée bien avant ma naissance, ou émoussée, usée, il l’avait reléguée aux petits travaux. Celle que je l’avais toujours vu manier, en revanche, était un objet d’une certaine beauté ; un outil avant tout, mais dont la simplicité ne pouvait pas effacer ce caractère qui s’affirmait dans la durée. La qualité de l’acier, le travail de la forge, tout cela se réunissait pour donner à l’objet quelque chose de plus que sa seule valeur esthétique ou utilitaire, quelque chose qui ne se révélait que dans, l’usage, la durée, le passage des années. L’artisanat des elfes contenait-il plus qu’un autre ce caractère ? Ou au contraire cherchaient-ils dans un renouvellement constant une trace du temps qui passe ?
J’aurais brisé les dents de ces peignes délicats d’ivoire marin dans la broussaille de ma barbe et de mes cheveux, aussi les laissé-je sur leur présentoir de tissu bleu sans en acheter un seul, mais adressant en guise de remerciement au vendeur un signe de tête. Je n’avais pas remarqué que Sandoc m’a rejoint, et s’intéresse lui aussi à la marchandise, sans doute avec un regard plus professionnel.
« Je vais faire le tour des étals, voir un peu ce qui se fait. N’hésitez pas, allez donc faire un tour, il y a bien des choses qu’on ne trouve qu’ici. »