Torpeur précédente.~ Effroi dans l'ombre. ~
Levé vers les cieux, le regard de Julin se confrontait à la canopée scintillante de la petite forêt de chênes verts. L’éclat blanc du soleil s’infiltrait par les discrets interstices que laissaient entre eux les larges dômes feuillus, du fait qu’à la frontière entre l’azur et les frondaisons ternes et tentaculaires, on eût pu croire qu’un démiurge esthète semât une pleine poignée d’étoiles.
L’air, que l’Hiniön avalait par franches goulées, portait en lui les saveurs et odeurs des pistachiers sauvages alentours, embaumait parfois du parfum du laurier et du thym mêlé d’une multitude d’autres fragrances sylvestres que son nez n’aurait su identifier.
Les larges feuilles d’or roux des érables, les fleurs de lavande violettes et celles, tendrement blanches, des cistes paraient à la manière de douces pierres précieuses la chevelure verdoyante de la chênaie. Les bises capricieuses que le vent déposait sur le front de la timide forêt de Quel Ny’Ashi éveillaient sa liesse, l’amenant à fredonner de son feuillage caressant les antiques mélodies dont Yuimen l’avait bercée durant les millénaires qui suivirent sa prudente germination.
C’était une aubade sereine et paisible, que Julin, l’oreille dressée à cet instant, appelait de ses vœux et savourait de pair avec la discrète tranquillité qui émanait de ces bois.
Profiter des sensations souveraines que lui procurait son enivrante promenade sylvicole ne remplissait cependant pas son panier. Aussi, baissant ses yeux émeraude sur le sol moussu et parcouru de larges racines affleurant, l’elfe tâcha de garnir sa corbeille du fruit de sa cueillette.
« Mais au nom de quelle sacrée déité du temps et du voyage, ledit Julin pouvait-il se trouver en ces lieux et en ce temps ? » Vous demandez-vous sans doute. Eh bien, soit, l’épisode ne mérite guère plus que d’être brièvement conté, mais par ma foi, il le sera.
Après une rencontre forte, tant en émotions qu’en surprises, avec le grand chien noir qui refusât le passage à Julin et N’talim, les maître et disciple modifièrent leur itinéraire et se dirigèrent vers la porte nord-ouest de Lúinwë. Là, le vieil herboriste relata l’incident aux vaillants gardes de la reine, avant de mener son ancien élève hors de la belle cité. Ils cheminèrent alors peu longuement en direction du sud, où se situait le bosquet de Quel Ny’Ashi, puis se séparèrent afin de commencer la récolte.
C’est sur ces entrefaites qui vous prirent de court que l’histoire recommença.
Dégotter un hamamélis, arbuste habillé par l’automne d’un mantelet de feuilles jaune safran, ne fut pas bien difficile malgré l’abondance en chênes verts de Quel Ny’Ashi. Il s’en trouvait toujours un spécimen pour indiquer sa présence du contraste que fomentait son beau coloris avec les étendues verdoyantes alentours. Les feuilles furent donc prélevées en quantité raisonnable afin de tapisser le contenu de son panier, une fois séchées, pilées et mixées à des pommades et baumes curatifs, elles aideraient les braves gens de Lúinwë à supporter leurs petites souffrances rectales.
S’aventurant plus en avant dans la forêt, il trouva quelques plants de deux variétés de gentiane différentes, l’une aux fleurs pourpre et lancéolées, l’autre les ayant bleues et affaissées. Indépendamment de leurs couleurs, Julin les arracha lentement afin de ne pas rompre leurs racines et les nettoya de son mieux des gerbes de terre y restant accrochées. Ses gestes rendus précis et assurés par la longue expérience qu’il possédait de la tâche qu’il exécutait, ce fut avec un soin méticuleux qu’il rangea et ordonna le fruit de sa récolte dans la corbeille.
Douloureusement assis sur un large affleurement de racines capricieuses, l’elfe blanc poussa un léger soupir désappointé. Concentré sur son ouvrage, il avait sali les belles manches blanches de sa tunique soyeuse. Pourquoi n’avait-il pas songé à les retrousser ? Son regard peiné étudia de longues secondes les marques sombres qui s’étendaient du coude au poignet sur ses élégants vêtements, puis l’Hiniön se releva, repartant, le pas soudain mollasson, afin de récupérer les quelques ingrédients qui manquaient encore.
Le cueilleur ne put faire qu’une bien maigre réserve de fleurs et de baies d’aubépine, tout comme il se révéla y avoir étonnamment peu de plants de myrte pour cette période de l’année. Afin de dénicher des fruits de l’arbuste parasite qu’était l’altefiz, Julin chercha parmi les chênes les plus vaillants de la forêt, et fut récompensé après maintes infructueuses tentatives par la découverte de lianes sinueuses comprimant l’écorce d’un des plus beaux spécimens de la chênaie. Avec prudence, il décrocha quatre fruits ronds et lourds, veillant à laisser le reste sur l’écornifleur fait arbre pour les besoins de la faune de la forêt. L’instinct aidant, les animaux sauraient quand consommer de ce mets aux fortes qualités diurétiques, s’il leur venait le besoin d’une purge.
Ne jamais prendre plus que nécessaire à la nature, c’était là une leçon que son vieux mentor avait tâché de graver au fer rouge dans son esprit, à coup de virulentes tapes sur le fessier si nécessaire. Le sourire nostalgique de Julin était un peu terne. Tous ces beaux souvenirs ne rendaient pas à son bel habit son lustre d’autrefois… de quoi pouvait-il bien avoir l’air, ainsi dépareillé, ses manches et les foulards crème et soignés qui les recouvraient complètement crasseux ?
Quelle disgrâce !
Sa cueillette bien avancée, Julin se promena ensuite au petit bonheur. Il espérait, sans trop y croire, pouvoir trouver un petit cours d’eau, ou ne serait-ce qu’une mare afin de tremper ses vêtements lorsqu’il lui sembla finalement que la luminosité des lieux avait très nettement baissée. Songeur et oubliant pour quelques instants les traces poisseuses qui lui collaient désagréablement aux avant-bras, il leva l’œil vers les frondaisons pour constater que le ciel lui avait été dérobé par la densité de la toiture verdoyante de la forêt. La paisible pénombre qui étendait sa houppelande sur ces terres sylvestres n’était ordinairement pas de nature à le déranger, cependant, l’Hiniön crut bientôt sentir la chaleur d’un regard fixe et acéré contre sa nuque.
L’impression d’être observé, épié avec comme un soupçon de malignité, était un sentiment aussi inédit que peu plaisant pour Julin, qui en oublia véritablement son souci premier pour la propreté de son habillage. Les sourcils froncés et son attention dardée, foudroyant taillis obscurs, massifs feuillus ombrageux, talus enténébrés et autres gouffres de pénombre que même ses yeux elfiques ne pouvaient complètement percer à jour, le cueilleur sentit pour peut-être la première fois la pointe de flèche d’un arc appelé effroi contre son esprit. L’elfe blanc prit une courte respiration, empreinte de résolution, et sa bouche qui béait légèrement sous le coup de la surprise et des prémices de la peur, se ferma pour tracer sur son visage une ligne tremblante mais courageuse.
La sensation de chaleur s’accentua contre sa nuque, tout comme le malaise incertain qu’il détesta éprouver. Usant de volonté et s’armant de rigueur afin de ne pas courir, de ne pas se mettre à fuir à l’ombre de la première menace, Julin se remit à marcher, s’aventurant d’un rythme régulier mais fébrile vers les barrières de buissons ronciers où il semblait le plus envisageable qu’une créature se cachât.
Qu’une créature… ? L’elfe blanc s’en voulut de ne pouvoir maîtriser, dominer le flux intrépide et influençable de ses pensées. Pour une raison qu’il ne s’expliquait guère, le spectre du chien noir croisé à Lúinwë hantait son esprit. Il pouvait presque déjà entendre son grondement profond, voir surgir de l’obscurité l’éclat blanc de ses crocs dentelés, l’imaginer le faucher de ses pattes puissantes et assassines.
« Assez. Assez… » Se dit Julin. « A quoi bon s’effrayer et se blesser d’un mal qui ne s’est encore révélé ? »
Devant le massif feuillu, parcouru d’un enchevêtrement d’épines acérées, l’elfe blanc s’immobilisa, rigide.
« Voyons simplement… et avisons. » Pensa-t-il encore, certes tendu, mais guère plus effrayé. Il aurait tout le temps de mouiller ses chausses si un réel malheur arrivait, et cette idée faisant son bonhomme de chemin dans le fleuve tumultueux de ses pensées, l’elfe eut un sourire incertain.
Le regard pesait encore contre son échine, nourrissait son appréhension, et Julin repoussa doucement du revers de ses manches les branches du large buisson. Rentrant la tête dans ses épaules, comme si cela pouvait lui éviter la morsure des nombreuses ronces effilées, il passa lentement au travers de l’obstacle, écartant de ses vêtements le plus gros de la menace.
De très fines estafilades se tracèrent sur sa peau, presque avec douceur contre sa joue et contre les membres de son corps une fois ses habits éventrés. La nuance de douleur, bien réelle, qu’il ressentit, sembla presque le mettre de meilleure humeur. Ces légères souffrances, elles, étaient au moins tangibles. Bien moins pire que tout le mal que pouvait lui infliger une lame forgée de sa seule terreur.
La traversée lui parut longue, sinon interminable, bien que sa tension se fût totalement dissipée en plein périple pour laisser place à une intense concentration. Ayant souplement progressé, non sans avoir récolté son lot de piquantes petites entailles, il dégagea finalement la dernière branche acérée, et par-là même, libéra son champ de vision.
Julin ne s’était encore jamais aventuré dans cette partie de Quel Ny’Ashi. La végétation y était moins dense et le sol y devenait presque régulier. Quelques pas en avant le rapprochèrent d’un grand chêne qui, s’élevant auprès des cieux, semblait vouloir atteindre le soleil lui-même, et l’elfe blanc réalisa soudain que la pénombre s’était dissipée, que le ciel libéré admettait de nouveau le passage de la lumière dans la chênaie. Son malaise, lui, malheureusement, demeurait.
Attentif à son environnement comme seul pouvait l’être un animal sauvage, pis, une proie, Julin contourna avec prudence l’arbre massif, et eut la surprise de le voir amplement creusé, peut-être même excavé de l’intérieur d’un curieux escalier. Reculant de nouveau en levant la tête, tâchant à moitié de comprendre où menaient ces marches, son dos percuta quelque chose, et son sang lui parut se glacer. La rigueur qu’il avait imposée à son âme fébrile vola en éclat, avec la précipitation que lui inspirait une terreur primale, l’Hiniön se détourna, s’éloigna et tâcha aussi de s’enfuir dans le même temps. Ses réflexes précipités ne servirent malheureusement qu’à le faire choir sur le dos, sa vue tremblante glissant du ciel jusqu’à la chose contre laquelle il s’était cogné alors qu’il remuait frénétiquement de ses jambes et de ses pieds afin de s’écarter.
Cette silhouette pourprée ne pouvait pas appartenir au chien. Julin ne sut cependant s’il devait réellement en concevoir du soulagement. Toujours apeuré, son regard fila sur le personnage qu’il crut discerner, s’arrêta sur les plis et replis de son ample toge cramoisie, pour finalement considérer le bâton noir et tordu, affublé d’une grosse gemme rebondie et violacée, ainsi que le visage laiteux à l’expression sévère du personnage qui l’examinait de tout son haut.
Si l’elfe blanc balbutia alors quelque chose, il ne s’en rappela guère. Bien que son esprit, pragmatique, lui laissat penser qu’il pouvait désormais arrêter de trembler comme une feuille, ses sens demeuraient en alerte. Ce n’étaient qu’impressions, que sensations, que ressentis instinctifs qui ne pouvaient être expliqués par la raison, mais il se dégageait quelque chose de cet homme, ou le terme exact était-il plutôt que l’individu qui le contemplait semblait baigner dans un profond lac d’ombre. Dans une obscurité complète et avide, tant suave que frénétique, aussi séductrice qu’assassine, dans un miasme d’émotions qui se reflétait dans le regard gris et glacial de l’être à la toge sanguine.
Comme dans un cruel cauchemar de son enfance, d’autres avatars de noirceur à chair humaine sortirent des bois alentours ainsi que du creux de l’arbre de Quel Ny’Asha. Le sang de Julin, lui paraissant déjà gelé dans ses veines, palpita furieusement dans un puissant flot de terreur. Un effroi sensitif qui le rendit aphasique. Il sentait leurs ombres s’étendre sur lui, pressantes, enveloppant le grain de sa peau blanche avec délectation, et alors, rompant l’instant figé où les êtres étreints par l’obscurité fixaient sur lui leur pesante attention, le premier vêtu de pourpre leva son sceptre.
L’éclat de l’améthyste lui brûla les yeux, et les fermer pour chercher à se protéger suffit au sortilège pour le plonger dans un profond sommeil. Comme si sous lui la terre avait disparue, que l’espace alentours n’était que vide et noirceur, Julin se sentit lourdement chuter, de longues et affreuses secondes avant que la vitesse et la terreur ne lui fissent perdre connaissance.
Dans la petite parcelle de rêve que l’on accorde à tout dormeur, les aboiements moqueurs d’un chien résonnaient inlassablement.