Torpeur précédente.~ Nuage blanc, noire monstruosité ? ~
La caresse fantaisiste que sa main, mutine, avait déposée sur la joue d’Atalie s’était effacée de son esprit. Ce n’avait été là, après tout, qu’un geste fantasque. Pour le tout jeune adulte qu’était l’elfe blanc, il n’y avait guère matière à cogiter.
C’était donc d’un pas empreint de nonchalance que Julin parcourait les rues étroites des faubourgs de Lúinwë. En ce début d’après-midi, le ciel s’ourlait de nuages épars, duveteux et rendus luisants par le chaleureux regard que posaient sur eux le soleil. Une bise tiède fouettait la soie blanche et verte de ses vêtements et faisait voleter les écharpes crème passées tant à son cou qu’à chacune de ses manches.
Chaudement habillé pour la saison et ayant revêtu de lourdes bottes -au cuir dur contre ses pieds délicats- l’Hiniön cheminait en direction de la modeste herboristerie de maître N’talim.
Ce n’était pas la première fois qu’il proposait à son vieux professeur de l’aider à refaire ses provisions. En effet, bien qu’il se prétendait encore fort vigoureux, maître N’talim approchait d’un âge terriblement vénérable, et en souvenir de toutes ces heures en forêt qu’ils avaient passé ensemble durant ses leçons, l’Hiniön songeait qu’il était naturel de rétribuer son sage mentor, de quelque manière que ce soit.
Julin aperçut bientôt la chaumine du vieil elfe, au détour du chemin dallé bordé de splendides pinastres verdoyants, dont il suivait le tracé avec entrain. Fermant la porte du sobre édifice, N’talim, qui lui tournait le dos, exposait sa longue chevelure d’argent, scintillante dans la lumière d’après-midi. Il portait deux paniers à son frêle poignet, ainsi qu’une longue tunique marron et uniforme dans laquelle il paraissait flotter.
«
Je vous souhaite le bon jour, maître N’talim. » Formula sentencieusement Julin.
Son mentor, à ces mots, se retourna, révélant son visage qui après tant d’années, ne souffrait toujours pas des affres de la vieillesse. Pas une ride ne plissait son front lisse et uni et ses yeux verts avaient encore la vivacité et la clairvoyance de jadis. Son être respirait une sagesse et une sérénité qui se concilièrent au sourire aimable qu’il afficha. Dans un recoin de son esprit, Julin se demanda si sa chère et tendre mère serait un jour bénie de ces mêmes vertus.
«
Bonjour mon jeune ami. Je passais justement voir si vous étiez fin prêt. » Sa voix était grave et chaleureuse, comme un peu érodée par les années, bien que toujours ferme et tranchante. D’un physique plus maigre que mince, d’une grande sottise serait pourtant celui qui penserait que le vénérable était un impotent. Ses mouvements demeuraient lestes malgré ses membres fins, et le souvenir d’avoir une fois vu son vieux maître, un jour de grande colère, briser un pot en fer du tranchant de la main persuadait Julin qu’aujourd’hui encore il aurait le dessous dans une mêlée équitable.
«
Je le suis. » Approuva le nouvel adulte en délestant son mentor de l’un de ses paniers.
Côte à côte, ils remontèrent donc le petit chemin pentu en direction de la sortie nord de Lúinwë, empruntant les pistes détournées des faubourgs afin de profiter du calme environnant, de ne pas se mêler à la foule, ainsi que de pouvoir discuter tranquillement.
«
De quelles plantes avez-vous besoin aujourd’hui, maître ? » Demanda immédiatement le jeune adulte. Arrivés à destination, les cueilleurs se sépareraient sûrement afin de couvrir plus de terrain et d’augmenter la productivité, alors, il lui était préférable de tout de suite savoir ce qu’il aurait à rechercher.
«
Mes provisions de racine de gentiane et de fruits d’altefiz sont vides. Il serait de même bon que je puisse récupérer des fleurs et des baies d’aubépine, ainsi que du myrte. Ah… j’allais oublier. Il est très urgent que je refasse de bonnes réserves d’hamamélis, qui comme tu le sais est un excellent remède contre les hémorroïdes. »
«
Ho. » Fit Julin avec le plus grand sérieux. Il ignorait alors que c’était là un mal terrible qui touchait les habitants de Lúinwë, et vue la nature du problème, il comprenait qu’aucun n’indice ne lui soit jamais tombé dans l’oreille. Amusant, enfin… tant que vous n’étiez pas concerné.
Après quelques pas silencieux, le vénérable reprit la parole, comme s’il se rappelait soudain un détail d’importance.
«
Tiens… n’as-tu pas prononcé les vœux il y a quelques temps ? Comment t’entends-tu avec ta promise ? »
Julin eut un léger sourire. « Il y a quelques temps ? » Il avait prévenu le maître de ses « vœux de fiançailles » juste après que ses parents lui eurent annoncé leur désir de le voir prendre comme compagne ladite demoiselle Atalie Folflarion Lisë. Il y avait de cela deux longues années. Bien qu’en parfaite forme physique, la mémoire du vénérable N’talim lui jouait parfois des tours.
«
Nous entretenons de bons rapports. J’imagine… »
«
C’est une bonne chose. Mais rappelle-toi jeune elfe, ne brusque pas les choses. L’affection sait se développer avec le temps et l’arbre qui a pris le sien pour grandir donne le plus beau des fruits. »
«
Oui maître. » Que répondre d’autre ? Pour sa part, il était bien de cet avis. Peut-être serait-il bon d’inviter le vénérable N’talim à souper à la demeure familiale un de ces jours… S’abreuver de la patiente sagesse de l’herboriste ferait grand bien à ses chers parents, ainsi qu’à sa compagne.
Poursuivant leur chemin en silence, les deux elfes saluèrent de la tête les rares passants qu’ils croisèrent alors qu’ils approchaient de la périphérie nord de la ville. Le petit sentier qu’ils arpentaient était ceint de magnifiques jardins de fleurs chatoyantes, aux pétales chamarrés et gonflés par la brise, se détachant parfois pour tourbillonner dans les airs en une valse charmante. C’est en dégageant de sa chevelure argentée les feuilles légères que le vent y avait amenées que N’talim continua à lui faire la conversation.
«
Et qu’en est-il de ton emploi ? »
L’elfe blanc lui relata rapidement sa brève expérience en temps que maître-queux à l’auberge des Limbes, ainsi que son désir soudain de la quitter. Le récit fut bref et peu passionné. Pour Julin, c’était déjà un épisode du passé, et quant à ce qu’il souhaitait faire désormais… il l’ignorait encore. A son grand dam.
«
Pour l’heure… je me sens comme ces nuages, maître. Gorgés de soleil à en devenir paresseux, progressant avec une lente indolence dans le sens où souffle le vent, sans effort. Parfois me vient une envie, tant subite que passagère, qui me pousse à braver les rafales, mais il ne s’agit jamais que de désirs fugaces, vite rêvés, puis oubliés. »
Sans honte, Julin admettait la petite touche de poésie qui s’était glissée dans sa voix. Il n’était guère un spécialiste de la prose, mais se comparer aux nuées cotonneuses qui se prélassaient dans les vastes hauteurs azurées lui avait semblé être le meilleur moyen d’exprimer avec sincérité le fond de sa pensée.
Le maître parut ressasser et retourner longuement la réponse de son ancien apprenti dans son esprit. Portant l’une de ses mains à son menton glabre, il finit toutefois par hocher la tête, comme satisfait.
«
Il prend parfois du temps de sagement déterminer ce que son âme désire. Tu es plein de promesses Julin, aussi, ne t’impatiente pas. Expérimente lentement les domaines qui plaisent à ta nature et forge-toi patiemment un avis sur toute chose. Qu’importe que tu ne saches pas à ce jour de quoi seront fait tes lendemains. Tu as tout le temps qu’il te faudra pour déterminer quels sont tes désirs. »
Julin ne dissimula pas son sourire en tournant un regard amusé à son mentor. Le vénérable, lui-aussi, semblait apprécier le lyrisme et la poésie. C’était là, néanmoins, des paroles qu’il estimait et qu’il aurait souhaité entendre plus souvent. Sa famille, en la personne de sa tendre mère, pensait à sa nature lunatique comme à une véritable tare, et c’était sans nul doute afin de le corriger et de le forcer à la maturité qu’on lui avait choisi une épouse le jour même de son passage à l’âge adulte.
Pourquoi ne semblaient-ils pas admettre qu’il aurait encore tout le temps de grandir ? Qu’était le presque siècle de sa vie face à l’immensité de l’existence… ?
Une perle de pluie dans l’océan.
Ils parcoururent le reste du chemin en ne s’échangeant que quelques mots laconiques et alors que les portes massives se dressaient à l’horizon, sur le sentier isolé qu’ils arpentaient, les deux elfes ralentirent soudainement le pas.
Une forme sombre, haute comme une moitié d’homme et peut-être deux fois plus large se découpait au sommet de la pente qu’ils gravissaient lentement. Le soleil la prenait à contrejour, dessinant à son pourtour un halo étincelant qui auréolait d’une vive lumière la silhouette obscure.
«
Qu’est-ce que… ? » Murmura N’talim en fronçant ses sourcils d’argent. La perplexité creusait le front du sage qui plissait les yeux afin d’identifier la masse enténébrée qui les dominait.
«
N’est-ce pas… un chien ? » Soliloqua avec surprise le jeune elfe qui avait le regard plus perçant.
Et alors qu’ils approchaient et gravissaient le sentier, la masse couleur onyx se précisa, comme soudainement taillée à grands coups de burin. Une large gueule, sertie de crocs immaculés et affublée de babines noirâtres, visqueuses et frémissantes se découpla du bloc d’obscurité. Suivi d’épaules et de membres canins, chacun large comme le tronc d’un des pinastres alentours ; des pattes robustes et puissantes, qui vous auraient broyé le crâne d’une unique frappe. Julin, étudiant figé l’épaisse créature qui leur barrait le chemin, s’arrêta tout particulièrement sur ses yeux. Ils étaient profonds, légèrement globuleux, et du gouffre ténébreux où il lui semblait plonger en les contemplant, paraissait émaner comme un curieux éclat d’intelligence. Le museau du grand chien au poil noir se contracta à leur approche, et un dangereux grognement se fit entendre.
«
Par le soupir des anciens… marmonna l’herboriste, l’expression sévère,
que fait cette créature en ces lieux ? »
«
J’ai entendu dire qu’il existe quelques meutes de chiens sauvages dans les prairies, au nord. Mais je ne croyais pourtant pas avoir ouï qu’ils pouvaient être si imposants... » Lâcha le jeune adulte avec comme un zeste de crainte respectueuse dans la voix.
«
Ils ne le sont pas ! Cette chose n’a rien à faire ici et n’aurait jamais dû pouvoir pénétrer Lúinwë ! » Rétorqua N’talim avec hargne. D’où que provint l’animal, le vieil elfe paraissait considérer que sa présence lui était un affront personnel.
Mais du point de vue de Julin, la bête, bien que grandiose, ne paraissait pas pour autant menaçante. Figée au sommet du sentier pentu, elle n’avait révélé ses larges crocs que lorsqu’ils avaient été assez proches pour pleinement la contempler.
Comme pour confirmer ses pensées, le jeune adulte fit témérairement un pas en avant, et fut récompensé d’un grognement plus prononcé tandis que l’animal parut se ramasser sur lui-même, dangereusement prêt à bondir…
«
Prenons un autre chemin, maître. » Décida alors l’Hiniön, détaillant avec un petit air mêlant contrition et émerveillement le puissant gardien qui leur refusait le passage.
«
Allons Julin… nous ne pouvons tout de même pas laisser cet animal agir à sa guise. » Des paroles qui firent penser à l’ancien disciple que le vénérable oubliait parfois trop promptement qu’il entamait son deuxième millénaire d’existence.
«
Chassons-le ! »
Bien qu’ignorant du sens des mots prononcés, l’échine du grand chien sembla se raidir. Le tranchant de ses crocs se révéla pleinement et de sa gorge sortit un profond grondement. Un son lourd et vibrant dont le puissant écho se répercuta brièvement et lancinement dans le crâne de Julin. Le ton plein de hardiesse et d’intrépidité du vieux N’talim excitait l’animal et semblait le mettre au défi. Imaginant le trop bref affrontement qui risquait de s’ensuivre, le jeune adulte eut un frisson et porta une main à ses tempes, encore palpitantes.
«
Maître, ne prenons pas de risque… Pour l’heure, rebroussons simplement chemin… » Pressa-t-il l’herboriste en se saisissant vivement de son bras.
Foudroyant la bête et prêt à se retrousser les manches pour aller torgnoler de ses mains calleuses les babines de l’animal importun, N’talim lâcha un petit soupir sec et désappointé. Le regard venimeux qu’il lança derrière-lui alors que son disciple le poussait à rebrousser chemin semblait tout à fait dire quelque chose comme « T’as de la chance que le gamin soit là, sac-à-puce. » Ou encore « Si je te revoie traîner dans le coin, je t’arrache les trippes et les balance aux orties. »
De son côté, Julin, tâchait de ménager son maître, et le coup d’œil furtif qu’il décida de jeter en arrière eut de quoi le surprendre.
Le chien, à présent confortablement assis sur son massif derrière, hocha la tête en poussant un bref aboiement, curieusement empreint de gravité. Sans réfléchir, le jeune adulte baissa le menton à son tour, et dans les secondes qui suivirent, guidant physiquement son vieux maître qui lui expliquait avec quelle fermeté il convenait de traiter avec les bêtes sauvages, Julin eut l’étrange et intime conviction qu’il venait pour la première fois d’échanger un salut avec un canidé.
Voilà qui était… singulier, non ?
Torpeur suivante.