~ De l'art de la matinale contemplation ; des décisions, de la déraison. ~
La tiédeur douillette d’un lit, la caresse des draps de lin frais contre sa peau, la douceur chaleureuse d’un corps près du sien, respirant harmonieusement ; des sensations que Julin étudiait d’un œil et d’un esprit assez peu éveillés en ce petit matin frisquet. L’elfe éprouvait un certain bonheur, indubitablement, corporellement, physiquement parlant, il se sentait l’âme du chat se prélassant près de l’âtre, miaulant et soupirant d’aise puis s’étirant avec volupté. D’un aspect plus cérébral toutefois, plus intellectuel et conceptuel, Julin considérait avec un incontestable malaise la présence de la douce Atalie sous ses couvertures.
Oh, il n’y avait là rien de malsain, rien de malséant ! Ou, en tout cas, le pensait-il. Mais malgré tout… il y avait comme une pointe de gêne, une entaille embarrassée qui le marquait honteusement dans sa chair à l’idée qu’il avait laissé, et même invité la jeune elfe à partager sa couche.
Julin se le répétait : rien qui ne soit moralement malheureux ne s’était produit cette nuit, et il n’avait rien fait de plus que de s’assoupir en tenant dans ses bras sa chère et tendre promise, sa future épouse même ! Tout ceci était donc en tout bien, en tout honorable !
Malgré tout… l’Hiniön se rappelait parfaitement de ses sentiments de la veille. Encore lourd et éprouvé par la mauvaise magie, il aurait alors choisi de bénéficier de n’importe quelle présence, du moindre réconfort, de la moindre tendresse que l’on pouvait lui apporter. Et… Atalie était là, parfaitement disponible et amplement volontaire à combler le vide que la sorcellerie avait ouvert en son cœur.
L’elfe frissonna en réalisant à quel point il s’était révélé vulnérable. Sa compagne aurait-elle été plus entreprenante, ils auraient alors consommé le fruit de leur hypothétique mariage, sans nul doute. Son état d’esprit avait été tel, si faible, si avide de lumière, de chaleur, d’affection, qu’il aurait accepté la moindre proposition, le moindre baume de douceur visant à refermer la plaie obscure qui s’était ouverte en lui.
Julin se dégagea de l’étreinte ensommeillée de sa promise, sans brusquerie toutefois, il lui recouvrit même les épaules des couvertures encore tièdes alors qu’il s’éclipsait vers la cuisine. Tout cela, c’était bien fini, se disait-il résolument. De faiblesse ou d’ombre, il ne subsistait plus la moindre trace dans le canevas de son être, il reprenait donc en main son existence après ce petit écart.
Et en quoi cela consistait-il ? Se demanda l’elfe, à juste titre.
Eh bien… il ferait, immédiatement, ce qu’il faisait toujours ! C'est-à-dire… hé bien, dormir jusqu’à ce que la matinée soit bien avancée puisqu’il avait laissé tomber son poste de maître-queux à la taverne des Limbes ? Pour sa défense, il fallait dire qu’il était épuisant, sinon éreintant d’être le grand gourou de la marmite, toujours à droite ou à gauche, à manier les gens comme des instruments pour qu’ils fassent tout le travail et nourrissent la clientèle, sans ne jamais mettre soi-même la main à la pâte. C’était un véritable travail de chef d’orchestre, l’on menait à la baguette mais ne produisait, en définitive, aucun son qui ne soit le sien. Le contact du couteau, des épices, de la nourriture que l’on apprêtait, des ingrédients que l’on mariait ensemble pour faire parler les saveurs, tout cela lui manquait ; la création en fait, était ce à quoi il ne voulait pas renoncer.
C’était là à Julin une raison plus que suffisante de quitter son emploi, mais de ce fait, comment occupait-il ses journées actuellement ? Il aidait, vivotait, donnait un coup de main à ses vieux maîtres avant de retourner végéter, et puis il inventait des recettes de gâteaux bizarres. Le dernier était aux endives et à la bergamote, tu parles d’une idée ! Une fois qu’Atalie l’eut goûté et que la demoiselle se fut éclipsée, il s’était empressé de disposer de la
chose.
Endives et bergamotes… il devait soutenir une rancune particulièrement vivace contre le monde le jour où lui était venue une telle innovation culinaire.
C’est en réfléchissant à ce qu’il faisait d’ordinaire qu’il constata sans grande stupeur qu’il avait la nette habitude de se laisser vivre, balloter sans heurts par les gens qui l’aimaient, par leurs nécessités du moment –mais jamais les siennes- ainsi que par ce que ses proches jugeaient « bon pour lui ».
Julin ne s’appartenait pas vraiment, pas autant qu’il l’aurait peut-être aimé. Ce n’était pas la première fois qu’il parvenait à cette conclusion, qu’il suivait le fil un peu usé de cette réflexion.
Méditatif, il s’interrogea, comme il le fit souvent dans le passé. Pouvait-il faire quelque chose pour changer cet état de fait ? Oui, bien sûr, mais le voulait-il ? Il était agréable d’être « lui », d’être le fils de Viviane Lluliel Alundra, d’être le promis d’Atalie Folflarion Lisë, d’être l’apprenti de maître N’talim, d’être tout plein de choses qui n’étaient pas vraiment Julin Lluliel Fëforava, qui n’étaient qu’extensions d’autres individualités.
Ordinairement, à ce stade de ses pensées, l’Hiniön retournait se coucher et oubliait pour quelques années ses sots désirs d’indépendance. Mais aujourd’hui, son lit était déjà occupé.
Voulait-il vraiment expérimenter ? Essayer d’être seul, unique, de se posséder tout entier ? Etre libre, autonome, affranchi de toutes attaches, il savait bien que ce n’était pas aisé. Sans être philosophe, Julin pensait à la liberté en l’associant à une certaine souffrance, au fait qu’il devait être difficile de ne se reposer que sur soi, de n’avoir personne sur qui se dégager de ses responsabilités.
L’elfe jeta un nouveau coup d’œil à son lit.
Il avait déjà pensé à… à voyager. Seul bien sûr, et même pas forcément loin. Mais à voyager tout de même, pour avoir un aperçu, un petit goût de liberté, un peu de sel sur son existence affadie. Il y a quelques années, lorsque la possibilité lui était venue à l’esprit, il était alors trop jeune, trop inexpérimenté, ce qui n’était pas fondamentalement différent aujourd’hui mais… officiellement, il était adulte, non ?
En effet, il pouvait voyager, bourlinguer et pérégriner tout son saoul. Il en avait le droit… sinon le besoin. Mais la route n’était-elle pas censée être pleine de périls ? De brigands et monstres sanguinaires, comme dans les contes et les livres d’histoire ? De romance, de passion, de violence, et d’autres commodités aventureuses ?
Si, bien sûr, mais ne venait-il pas de braver la veille le terrifiant cercle des mages noirs de Quel Ny’Ashi ? Quand bien même ne s’en souvenait-il guère, c’était fait, archivé et établi ! Il avait croisé cette bande d’odieux sorciers et avait survécu, en plus d’être -comme l’avait répété avec émerveillement cette vieille fripouille de prêtre de Volvan Tel’filiss- terriblement réceptif ! Sinon doué de capacités latentes pour la magie !
Un peu hésitant tout de même, Julin rejoignit à pas lents la vieille armoire près de la fenêtre. D’un ébène prononcé et massif, ses portes s’ouvrirent dans un grincement strident et crachotèrent même quelques éclats de bois rongés par les âges. A l’intérieur, se trouvait des liasses par dizaines de feuilles de parchemin jaunies, de vieux sacs et d’antiques sacoches d’aventuriers, des grimoires écornés, des pots à feu et des esquilles de silex, un vase étrange en forme d’aubergine, des pipes et du tabac qui sentait la rose, et même une masse d’arme blanche et luisante, ainsi que des restes de lassos, de bandeaux, d’équipement en cuir, le tout recouvert d’une fine pellicule de poussière grise, portant le parfum si suave et si particulier des objets oubliés par le temps.
Tout ceci appartenait à sa tendre mère, une pimbêche en son jeune temps paraissait-il. La légende familiale raconte qu’elle parcourait alors les routes et pourfendait quotidiennement le larron, résolvant les problèmes de médiocres villageois pour quelques piécettes et vivant au jour le jour, chassant le gibier pour se nourrir, qu’elle mangeait cru. Difficile d’imaginer comment un tel énergumène avait épousé l’Hiniön de pure souche et parfaitement guindé qu’était son père. Aujourd’hui encore, le mystère demeurait entier, mais Julin subodorait qu’il y avait du chantage et de la malversation là-dessous.
L’elfe blanc s’empara respectueusement de la petite sacoche rebondie qui avait mollement dégringolée au pied de l’étagère, puis referma les portes. La besace tombait toujours lorsqu’on ouvrait l’armoire, et bien sûr, on s’assurait constamment de mal la caser en la rangeant, juste histoire de maintenir vive la tradition. Pourquoi une telle bizarrerie ? Peut-être simplement car il n’y avait plus réellement de place dans l’armoire, et sûrement aussi parce que c’était habituellement le contenu du petit bagage de cuir noir que l’on recherchait lorsque l’on s’attaquait au mastodonte de bois poussiéreux.
Julin vint poser le carnier sur la table centrale, en très beau bois d’églantier où étaient peints de magnifiques pétales de fleurs blanches, mais ne l’ouvrit pas. Pourquoi ? Car derrière-lui, le son caressant de la couverture de lin que l’on repousse se faisait entendre, et que dans un élan d’égoïsme individualiste, l’Hiniön n’avait pas envie de partager ses projets à quiconque. Il avait toujours eu le goût du secret, mais depuis combien de temps n’en avait-il plus eu à savourer… ? Cette seule pensée le décida à jalouser celui-ci, de son probable départ, nul n’entendrait le moindre mot.
Il ne se retournait pas. Feignant à moitié d’être absorbé, plongé dans ses pensées, tout en se demandant réellement ce que pouvait bien faire Atalie. Pour quelle raison ne lui signalait-elle pas sa présence, ou plutôt, son éveil ? Comprenait-elle déjà que quelque chose se tramait ?
Non… il pensait trop. Elle devait simplement s’étirer, bailler aux corneilles et tituber dans la salle à la manière d’un sombre lémure, saluant probablement le porte-manteau tant elle manquait encore de lucidité.
Au lieu de tout cela, des bras fins et une silhouette chaude l’entourèrent, soutenant son torse et se pressant contre son dos. Julin retint un vif sursaut d’effroi. L’étreinte s’intensifiait, se faisant profonde et prononcée, sinon… langoureuse. Collée à sa personne avec ce que l’on pourrait qualifier d’érotisme nonchalant et de sensualité débridée, sa compagne murmura un «
Bonjour… » d’une voix rauque et sardanapalesque, qui fit frémir des oreilles le brave elfe blanc.
Rapidement, spontanément et même avec plus de vivacité encore, son esprit revisita la nuit précédente, à la recherche manifeste d’un évènement qui lui eut échappé, d’un acte qui expliquerait cette posture toute charnelle dans laquelle il se trouvait soudain, mais rien ne lui revint. Doux Yuimen, peut-être sa pensée devenait-elle follement pragmatique, mais le fait qu’il ne ressentait le moindre élancement au niveau des hanches, ni même un simple tiraillement, une impression d’imbécile maturité supplémentaire ou quoi que ce soit du même acabit, signifiait forcément que
rien ne s’était passé !
Et si tel était le cas, il n’y avait pas de quoi perdre sa tranquille pondération. C’était –pour elle- dans la simple continuité des câlineries échangées la veille, tout allait bien. Tout allait bien, se répéta encore Julin avec le franc espoir de clore le chapitre. La timidité, l’art de bafouiller, la pudibonderie n’étaient pas spécialement sa marque de fabrique après tout, aussi, posant doucement ses mains sur celles de sa promise, il répondit d’un guilleret ton de circonstance.
«
Bonjour Atalie. Avez-vous bien dormi ? »
«
Merveilleusement bien… » Susurra-t-elle, sans équivoque.
Wow… Il avait toujours su que sa douce et estimée compagne avait été fort heureuse de leurs fiançailles, ce que Julin voulait bien comprendre, sans orgueil déplacé : il y avait réellement pire au niveau esthétique. Mais bien qu’il n’ignorait pas que la demoiselle lui cachait son jeu, s’inventant une personnalité chaste et prude de conséquence, la voir soudainement tomber les masques pour se révéler aussi… débridée et prompte à faire montre de son attachement et de sa passion, n’était ni prévu, ni espéré !
«
Vous m’en voyez parfaitement ravi. » Julin s’extasia de sa maîtrise de soi, conserver un tel naturel alors que de si jolis doigts vous chatouillaient la poitrine et tournicotaient tendrement vos vêtements, c’était du grand art !
Peut-être était-ce dans le ton de sa voix, ou bien dans la légère rigidité de ses épaules, mais sa promise parut comprendre sa gêne. Ils commençaient à bien se connaître après tout, et déjà, ses caresses devinrent moins insistantes, honteuses, même, devinait l’elfe blanc. Aie, était-elle vraiment si perspicace ? Ou bien sa réticence à se faire cajoler était-elle grosse comme le nez au milieu du visage ? Quoiqu’il en fût, elle était blessée, et cherchait à ne pas le montrer. Atalie s’était légèrement détachée de lui, elle ne pouvait pas faire plus sans marquer un réel changement dans son attitude, mais s’appliquait patiemment à s’éloigner comme si de rien n’était…
Il demeurait une faible énergie dans la main gauche de sa promise, crispée sur sa chemise en laine, témoignage fort parlant de sa répugnance à se distancer de lui, tout comme de son attachement.
Un soupir vint mourir sur les lèvres de Julin. Cette peine silencieuse, muette, qui emplissait sa compagne résignée et qu’il subissait comme par empathie lui était un véritable crève-cœur. Aussi, parfaitement spontané, l’Hiniön se retourna vers elle d’un pas dansant. Les émeraudes de son regard étincelaient d’un éclat de tendresse lorsqu’il la gratifia d’une étreinte aussi brève qu’aérienne, effleurant sa bouche de ses lèvres claires dans un baiser éthéré, si léger qu’il serait plus juste de parler de bise, voire même d’une simple et exotique caresse.
Cette impression de douceur éphémère qui subsistait entre leurs deux souffles, c’était là le maximum qu’il pouvait lui donner… Il aimait bien Atalie, mais pas beaucoup plus.
Leurs yeux dialoguèrent de brefs instants avant que la demoiselle ne reprenne la parole, la voix sereine et apaisée, bien que peut-être un peu factice.
«
Il va me falloir y aller. »
En effet, le jour avait commencé à poindre par le verre mince de la fenêtre, et en équilibre sur le tranchant de l’horizon, un globe rose-rougeoyant bavait désormais sur le ciel gris de ses couleurs sanguines et délavées. Quand bien même, n’était-il pas bien tôt pour commencer à œuvrer ?
«
Aux premières lueurs de l’aube ? » Commenta l’elfe en sourcillant de sa surprise.
Voilà qui était peu ordinaire. Sa chère et tendre promise avait pourtant encore quelques heures de marge avant que le crissant clairon de la responsabilité ne fasse grincer à ses jolies oreilles l’appel du devoir. Atalie travaillait dans un comptoir de commerce du port de Lúinwë, en tant qu’assistante en quelque sorte, chargée d’annoter et de condenser dans un solide rapport tout un tas d’informations usuelles, telles que les marchandises amenées à quai par tel navire, son capitaine, la taille de son équipage, le nombre de jours qu’il demeurerait en ville. Suivant les ordres du charmant intendant Tëzil Melunios, elle s’occupait en très grande partie de la paperasse, mais c’était un emploi à responsabilité bien rémunéré, qui ouvrait la porte à de larges et nombreuses possibilités de carrières. Julin pensait d’ailleurs que c’était un peu, sinon beaucoup, pour cette raison que la douce marâtre qui lui servait d’estimée mère et d’entremetteuse avait négocié sa main.
L’affaire n’avait pas été facile, paraissait-il, car la jeune Atalie était plus que populaire, malgré fallait-il bien l’avouer, une apparence plutôt quelconque. A l’époque, deux ans plus tôt, le bruit avait couru que son « patron » avait lui-aussi offert de passer une bague à son doigt, une proposition refusée en faveur du doux Julin Lluliel Fëforava.
L’elfe blanc n’y voyait guère de raison. Tëzil était un battant, avec une situation confortable, c’était quelqu’un d’ambitieux, de respecté et de puissant, en plus d’être fatalement charmeur et charismatique. Le profil de ce blondinet lumineux sûr de lui à l’extrême détonnait invariablement avec son propre portrait. Mais soit, c’était lui que la belle avait choisi, probablement du fait de son caractère, allez savoir !
Après tout, bien qu’elle n’en montrait rien, Atalie était aussi féroce que l’était son ancien prétendant, et si elle se refusait à se dévoiler, c’était –de l’avis de Julin- purement par esthétisme. L’Hiniön avait déjà cru comprendre que sa compagne avait un faible pour la tendresse et la candeur, des vertus dont elle essayait manifestement de se pénétrer si l’on prenait en compte sa constante affectation.
Soit, là n’étaient pas tout à fait ses affaires de toute façon. L’effort qu’elle semblait produire afin de lui ressembler ne regardait qu’elle.
«
Ne disposez-vous pas d’un peu plus de temps avant de devoir vous rendre au port ? »
Avec un regret à peine perceptible, sa promise s’éloigna de lui de quelques pas, lui offrant un sourire si radieux que le soleil parut pâlir de cette soudaine concurrence. Elle réajusta sa toilette bleu perle, qui froissée par la nuit, découvrait légèrement et avec impudeur ses épaules, puis secoua la tête avec un rien de malice.
«
J’ai pris un nouvel emploi. » Expliqua-t-elle, une touche d’espiègle fierté dans son regard vert sombre.
Les yeux de l’Hiniön se plissèrent et Julin contempla la demoiselle comme s’il n’avait pas vraiment compris ce qu’elle venait de dire. La stable et lucide Atalie qui se découvrait une nouvelle profession ? Voilà qui était… inédit. Curieux, il voulut demander plus de détails, car tout de même, ce n’était en rien anodin ! Ce genre de bêtises et de flagorneries, il se les réservait en règle générale !
Julin ouvrit donc la bouche, mais la demoiselle écarta toute interrogation d’une injonction ferme et résolue.
«
Je n’ai pas le temps de parler, Julin, nous verrons peut-être plus tard. »
L’elfe blanc peina légèrement à croire qu’elle venait de lui parler ainsi, mais bien loin de s’en offusquer, il eut un doux sourire avant de se diriger en cuisine. Durant le court laps de temps où sa promise enfilait son manteau, il sortit de ses réserves une miche de pain à la banane –une recette Sinari- recouverte de sucre caramélisé, et alors qu’elle se tournait une dernière fois vers lui pour lui dire au-revoir, Julin lui mit dans le bec la petite brioche.
«
Filez-donc, Atalie. » Lui dit-il avec bonne humeur en dégageant de son front les quelques mèches éparses de sa chevelure châtain.
Le pain dans la bouche, elle acquiesça sans grande grâce, quoique de façon amusante, et s’en alla, le regard rieur. Lorsque le bruit de ses pas se fut estompé contre l’échelle, Julin revint à la table où l’attendait toujours la presque oubliée sacoche de cuir.
L’elfe dégrafa les attaches d’argent qui scellaient le carnier, puis, farfouillant à l’intérieur, en extirpa le cylindre en fer blanc où était roulée depuis toujours la vieille carte que sa mère utilisait lors de ses lointaines aventures. Précautionneusement, Julin la déplia sur la table, observant avec un certain émerveillement le tracé antique et parfois effacé qui reconstituait Nirtim. D’antiques dessins, de monstres, de bourses de cuir garnies de pièces ou de pierreries, et d’épées majestueuses étaient imprimés sur la surface du planisphère, révélant de façon imagée les endroits sensibles où il ne faisait pas bon de traînasser.
La carte sous les yeux, ses villes indiquées par de petites couronnes d’or, ses bourgs et villages par des cercles noirs et discrets, ses montagnes coiffées de nuages fantaisistes et d’hippogriffes, ses forêts de serpents et de dragons, ses plaines de chevaux sauvages lancés depuis le début des âges dans un galop figé et éternel, Julin eut une bouffée d’excitation, de bien-être et de fascination.
«
Calme-toi, herbe folle… » Se dit-il tout bas, son sourire si complet et si joyeux sur son visage qu’il paraissait avoir rajeuni d’une cinquantaine d’années.
«
C’est doucement qu’il faut commencer. » Ne pas viser les pittoresques Oranan et Dàhram, ne pas se mettre en tête de visiter la majestueuse Kendra Kâr, ne pas s’enflammer avec déraison : il lui fallait une destination simple, faire un voyage qui lui servirait de mètre-étalon à l’avenir.
Comme lancé au hasard, son doigt fin tomba sur Cuilnen. Quoi de mieux ? Guère trop dépaysant, ni réellement dangereux. Il demeurerait chez ses semblables et aurait malgré tout cet aperçu du voyage que son être désirait.
Cuilnen, la capitale de l’Anorfain, le siège de la reine Thelhenwen… Julin eut un sourire florissant. C’était parfait.
Il partait, il partirait, il devait partir, au plus vite, sinon maintenant !
Mais, était-ce bien raisonnable… ?
Que savait-il, lui, pauvre hère, des précautions que se devait de prendre tout voyageur ? Pouvait-il réellement commencer son périple, immédiatement, sa seule sacoche sous le bras et comptant sur la chance pour subvenir à ses besoins ?
Probablement pas, pensa l’elfe blanc. Il avait besoin de provisions, de remèdes, et de l’usuel utilitaire de l’aventurier. Il ne devrait pas être trop ardu, l’antique armoire aidant, de dénicher des cartes, de quoi faire du feu, de la corde, et de ces autres machins que son voyage nécessitait peut-être.
Et pour le reste ?
Eh bien… il lui suffisait de demander. Les quelques marchands qu’il fréquentait à Lúinwë sauraient probablement le renseigner. Récupérant son escarcelle, Julin partit joyeusement faire des emplettes.
* * *
Julin rentrait chez lui, pensif, et deux lourds paquets dans les bras. Pains en tranches, légumes secs et venaisons, farine et céréales composaient le premier d’entre eux, s’étant rempli au fur et à mesure qu’il demandait conseil aux commerçants alentours sur ce que leur commandaient ordinairement les voyageurs de passage. Le second, bien moins pansu, contenait des baumes et pommades pour traiter les plaies ouvertes et les élancements musculaires, ainsi que quelques remèdes nécessaires pour combattre la fièvre ou les maux de ventre, entre autres.
L’elfe blanc dénicha un sac de voyage adapté à sa stature, au cuir noir et brillant, dans l’imposante armoire, et commença aussitôt à le remplir. Suivant les conseils des négociants, il préparerait du gruau qu’il noierait de miel en guise de petit-déjeuner, chaque matin, et se nourrirait de manière plus substantielle de pain, légumes et viandes en continuant à marcher durant la journée. A la nuit tombée, il ferait un dernier repas léger et installerait son bivouac.
Etant cuisinier de profession, trouver les casseroles, poêles, outres et autres ustensiles nécessaires à faire la popote ne fut pas trop difficile. Il prit quelques vêtements de rechange, parmi ceux dont le tissu était le plus épais et le plus résistant, et farfouilla dans l’armoire à la recherche d’objets utiles, sinon, intéressants.
Son bagage fait, l’Hiniön recula d’un pas pour contempler son œuvre et acquiesça distraitement. Satisfait, il fit un dernier tour de la maisonnée afin de garnir ses poches des quelques possessions qu’il désirait emporter, puis sortit, le pas solennel et le visage nonchalant.
Julin Lluliel Fëforava quitta Lúinwë sous le soleil de midi, laissant derrière lui une foule de commerçants ébahis par sa lubie soudaine et précipitée, ainsi qu’une famille et des amis parfaitement inconscients de son départ.
Le garde de la porte nord, répondit avec un amusement mêlé d’une aimable indulgence au jeune Hiniön qui l’interrogeait sur les dangers inhérents au voyage, et le mit en garde contre les étrangers qu’il pourrait croiser, elfe ou non. Il lui conseilla de suivre la route et de faire halte aux quelques relais y étant semés jusqu’à parvenir à la forêt bordant le royaume de l’Anorfain. Là, il lui faudrait chercher Cuilnen par ses propres moyens… mais son sang saurait le guider.
C’est avec une pointe d’appréhension que Duunial Vo’s Marthim, soldat de la reine d’expérience, observait l’horizon où rapetissait la silhouette du jeune voyageur indolent.
Torpeur suivante.