Ce n’est qu’au bout d’une heure que le silence fut rompu, Kalissandre n’y tenant plus de ronger son frein. Maintenant que la pile de vêtements à rapiécer avait bien diminuée, elle sentait que l’elfe blanche s’était détendue. Elle avait gagné un temps précieux, grâce à l’aide de sa chère fille et devait être bien plus disposée à recevoir la requête de la milicienne.
« Dit. Puisqu’on en est toutes les deux à être au service de la ville en ce moment, est-ce que tu crois que tu pourrais m’aider à faire mon travail ? »
Elle était restée très évasive et avait posé sa question sans détacher sa concentration de son ouvrage, un pantalon gris maculé de sang troué de part en part. La question attira l’attention de sa mère dévouée, qui ne pouvait rejeter de but en blanc sa demande, après le temps que son enfant venait de passer à ses côtés dans le seul souci de la soulager.
« Ah ? De quoi s’agit-il donc ? Je ne sais pas faire grand-chose qui pourrait servir à la milice, à part peut-être te préparer de bons repas consistant comme tu les aimes pour que tu sois en forme toute ta journée ! »
Elle rit de bon cœur en abordant ce sujet, puis redevint sérieuse en voyant la gêne de Kalissandre. Cette dernière n’aimait pas tellement que l’on fasse état de son manque d’autonomie et d’indépendance, même en privé. Elle ne désirait pas avoir à y penser et l’Hïnione de pur-sang en était tout à fait consciente.
« C'est à dire que c’est un peu compliqué… »
Sans trop rentrer dans les détails, l’archère présenta brièvement la situation et l’inconfort dans lequel elle se trouvait pour le moment, s’interrompant de temps à autre pour venir enfoncer avec précaution son aiguille dans un ourlet un peu trop résistant, afin de ne pas se blesser.
À la fin de l’exposé, la mère de Kalissandre se contenta de lui répondre un « Ah… » embarassé. Impossible de déterminer s’il s’était agi d’une réponse positive ou négative, si bien que la semi-elfe estima qu'il fallait poursuivre l'argumentaire.
« Je te rembourse le prix du tissu si tu veux, tu sais ?! Ce que le capitaine m’a déjà donné pour payer ma mission de ce matin doit amplement suffire ! »
Elle sortit de son sac la bourse sonnante de yus, fière d’avoir reçue sa première paie.
« Ce n’est pas ça… Ma Kali... Je suis désolée. »
L’archère fronça les sourcils, ne comprenant pas où sa mère voulait en venir.
« Quoi ? Tu n’as pas le temps ? Mais je viens de t’en faire gagner beaucoup, là ! Et ce n’est pas fini ! Je ne compte pas te laisser maintenant ! »
Sa mère fit non de la tête, avant de présenter le problème sous un angle que n'avait pas envisagé la jeune milicienne :
« Je n’achèterai pas de tissu noir, c’est très malvenu. Sauf si bien sûr, je peux passer la commande au nom de la milice et informer les commerçants que c’est pour une mission, afin que personne n’aille s’imaginer que je travaille pour le compte de personnes mal intentionnées. Surtout par les temps qui courent, le noir, c’est… »
Kalissandre la coupa brusquement.
« Tout doit rester secret, pas question d’en dire un mot à qui que ce soit. Tu es mise dans la confidence parce que tu es ma mère, c’est tout, d’accord ? Du coup… je comprends bien le problème… Je suis désolée, je ne voulais pas t'embarasser. Je veux juste bien faire... »
La tâche semblait plus compliquée que prévue. Kalissandre commençait à comprendre que la réalité était souvent bien éloignée des plans théoriques que l’on pouvait échafauder dans un coin de tête. Pas de tissu noir, pas de contact. Pas de contact, pas d’information. C’était aussi simple que cela.
« Il existe bien un moyen, cela dit, mais ça te demandera un peu plus d'effort. On pourrait peut-être teindre du tissu, à condition de trouver les plantes qui pourront t’aider. Ce n’est pas bien compliqué à faire, il faut juste se procurer un peu de Bois de Campêche*. »
Elle se leva d’un bond, puis ouvrit un placard derrière elle pour en sortir un rouleau de fin tissu brute, dénué de toute coloration comme elle aimait le plus souvent à le travailler.
« Oui, ça devrait faire l’affaire, il te reste à chercher le colorant sur le marché chez l'herboriste, les marins lui en ramène souvent de leurs voyages. Tu n’auras qu’à dire que c’est pour guérir ta pauvre mère de ses maux de ventre. C’est aussi un très bon dépuratif en infusion. Ainsi, personne ne soupçonnera personne et ma réputation sera sauve. »
Kalissandre éclata de rire. Le savoir de sa mère la fascinait toujours autant, elle qui avait déjà vécu presque un millier d’années, sans jamais perdre sa curiosité. C’était une chance qu’hélas, l’archère n’aurait pas, puisqu'elle n'était qu'une semi-elfe. La vie éternelle ne lui était pas promise, pas plus que la connaissance étendue.
« Bien… »
Le soupire profond de Kalissandre mit un terme à la conversation. Elles reprirent leur travail après cet interlude qui ne s’était, finalement, pas si mal terminé. En fin d’après-midi, après avoir fini, elle alla faire ses recherches à la bibliothèque, après quoi elle projetait de faire un tour sur la place du marché, en quête du bois de cette plante dont elle essayait de ne pas oublier le nom. Du Bois de Campêche…
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*Précision HRP : Le Campêche est un arbre dont le bois est colorant, soluble dans l’eau et qui, lorsque employé avec ou sans mordant, donne des tons allant du rouge violet au noir selon la concentration. Son bois est aussi utilisé pour fabriquer des meubles, des poteaux de soutènement et certaines pièces de bateaux. En Europe, l'arbre était autrefois officinale, comme antidiarrhéique.
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