Vers les Duché de Valorian - Quatrième jour Caché de mon mieux derrière un bouquet d’arbustes, j’observe avec attention le feu qui brûle un peu plus loin, et la forme allongée près de lui. Même sans l’étrange capacité à mieux percevoir ce qui se voile dans l’obscurité, acquise au contact du Gentâme, je n’aurais eu aucun mal à discerner le campement, car les flammes sont encore vivaces. J’ai fait en sorte que ce feu soit suffisamment alimenté pour être perçu de la plaine sans mal, et assez longtemps pour que l’on puisse s’en servir de repère. Le simulacre d’homme couché sous ses couvertures me semble assez convainquant, même si le froid me fait regretter de n’en avoir pas conservé une pour ma veille, en sus de mon manteau ; le plus difficile a été de choisir une position permettant à cette forme d’être perçue de loin, tout en restant dans la trajectoire de mes flèches. Puis j’ai attendu. Un guet-apens qui aura rogné une part de ma nuit, mais profitable. Deux flèches, tirées à très faible intervalle, viennent transpercer la couche improvisée, un tir loin d’être à la portée d’un novice, surtout de nuit. Voilà qui règle la question de l’hostilité. Une autre demeure : tueur ou traqueur ?
Les crissements de la neige m’apportent la réponse. Voilà le tireur qui vient se soucier de sa proie. L’identifier ou la détrousser ? Je ne compte pas lui laisser le temps de se justifier, d’une part parce que je m’en fiche, d’autre part parce que ses intentions à mon égard ont été largement éclaircies par ses deux traits. Par précaution, j’attends qu’il soit en pleine lumière. Ce qui s’avère être une grossière erreur. Est-ce l’affaissement des couvertures sous l’impact, ou l’absence de sang, de gémissement ? Toujours est-il que l’individu fait un écart alors que ma flèche est déjà en vol, si bien qu’au lieu de lui percer proprement le thorax, elle le touche à l’épaule. Le bruit métallique est sans équivoque, mais le grognement à peine étouffé me rassure : l’impact a été atténué par des mailles métalliques, tout en conservant une force suffisante pour déchirer leur bel agencement et blesser. Ce n’est pas à distance que j’en finirai avec lui, j’ai laissé passer ma chance.
De son côté, il abandonne également son arc, tirant du fourreau deux glaives, et si dirige vers moi de telle sorte qu’il place toujours entre nous un arbre, un obstacle. Le bougre semble savoir ce qu’il fait. L’arc ne me sera plus d’aucun secours, et je l’abandonne immédiatement au profit du bouclier gardé près de moi, et de la hache. Il m’est difficile d’apprécier la carrure de mon adversaire, comme moi vêtu pour l’hiver, mais il me dépasse en taille, et son allonge est plus importante. Je n’aime pas non plus ses lames, trop légères pour servir les coups d’un batailleur grossier, comptant plus sur la force que l’habileté. Cette position est en quelque sorte la mienne, et c’est en levant mon bouclier que je pare le premier estoc, faute de pouvoir l’esquiver. Mes appuis sont solides, et je sais le terrain derrière moi dégagé, je pourrai reculer sans peine. Le deuxième coup, de taille, me surprend, et un mouvement du bouclier là encore me permet de le dévier. Cependant, le troisième parvient à se frayer un chemin jusqu’à mon épaule, à peine atténué par un mouvement du buste en arrière et la protection bienvenue des épaulières du liykor noir. Sentant ma position affaiblie, je riposte de mon mieux d’un bon coup de bouclier, en y mettant tout mon poids, qui faute de le blesser le fait au moins reculer. A défaut d’être vraiment rempart, il peut devenir une arme intéressante de toute évidence, qu’il va me falloir apprendre à apprivoiser. Poussant mon avantage, j’avance sur mes appuis pour porter un coup de hache vers sa nuque, qu’il ralentit des deux glaives croisés le temps de se dérober, pour mieux repasser à l’attaque. Malgré ses épais vêtements d’hiver, et l’acier qu’ils dissimulent, il se meut comme un chat, sans paraître entravé ou gêné le moins du monde. S’il est bon tireur, il est également bon bretteur, pour mon plus grand malheur.
(Mais j’vais pas m’laisser crever, ça non. Pas ici, pas comme ça…) Deux des coups de taille que je lui porte sont à nouveau contrés de cette parade-esquive, une dépense de force sans grand succès, qui me permet toutefois de remarquer que le bras gauche – celui de l’épaule blessée – est moins assuré que l’autre. Hors de question de le travailler de ce côté-là pour l’instant : s’il sait que je sais, il m’opposera un profil où son point faible ne pourra plus être exploité. Car il bouge beaucoup, et il bouge bien ; trop bien à mon goût. Je profite d’une de ses attaques vers mon buste pour lever à nouveau le bouclier, et frapper un grand coup circulaire vers ses jambes. Il est prompt à abaisser ses lames pour parer le coup, mais j’ai anticipé son mouvement de recul, et la force mise dans le coup, ainsi que le poids de la hache, entraînent ses glaives vers la cuisse droite. La manœuvre le contusionne non loin du genou gauche, et les quelques déchirures de son vêtement, il ne les doit qu’à sa parade manquée, qui lui a toutefois évité de se faire broyer l’os sous ma lame. Le juron qu’il ne peut s’empêcher de pousser est une langue qui sonne étrangement à mes oreilles, que je suis certain de n’avoir jamais entendu.
(Si tu jures, c’est que je t’ai déstabilisé. Bon ça. Ca t’apprendra à traquer les pauvres types comme moi qui n’ont rien demandé à personne. T’as cru abattre un pigeon, te v’là avec un lérion.) Ma comparaison est sans doute un peu prétentieuse, mais je me sens d’humeur à en finir avec cet adversaire. Ce n’est plus simplement une question de survie, mais un affront personnel qu’il m’a fait, une offense à venger.
(Et tu vas tenir bon… Nous allons le vaincre…) Une vague réminiscence de l’odeur de la fumée, du goût du sang, l’écho de hurlements dans la nuit. Quelque chose traverse fugacement ma mémoire, et me fouette les sangs, allumant dans mon cœur une colère nouvelle. Ainsi porté par ce sentiment enfoui, je redouble de concentration et de détermination. Ce n’est pas en cherchant à rivaliser de finesse avec ce guerrier que j’en finirai, au contraire. Je suis un bûcheron avant tout, et la hache que je manie est celle d’un de mes pairs. Lui ne vaut pas mieux que les rats affrontés dans la grotte, et j’ai bien plus de respect pour les arbres que pour son corps qui tombera sous mes coups. Je tourne légèrement pour mettre derrière lui un arbre, puis relève mon bouclier à hauteur de mon buste afin de m’assurer la meilleure défense possible, avant de le charger de tout mon poids. Surpris, il n’a pas le temps de se dérober, et essaie de me blesser dans la manœuvre. Il parvient à entailler mon bras droit, me causant une souffrance assez vive pour que je laisse tomber la hache. Peu m’importe, dans mon esprit, la résolution de mon action est plus forte que la douleur, et en poussant un grognement de bête je pousse un peu plus sur mes jambes pour me projeter contre le tronc, et lui avec moi. A peine a-t-il touché l’écorce que je remonte le bouclier pour le toucher au menton, et l’étourdir, sans lui laisser le temps de se dérober ; mon genou droit a opéré la même translation, visant son entrejambe. Un gémissement prononcé m’informe que j’ai eu raison de tenter cette manœuvre peu orthodoxe, et que le sexe de mon adversaire a joué en sa défaveur. Reculant d’un pas, je lui assène un coup de la tranche de mon bouclier au visage. Il tombe à genoux, à la merci d’un coup de pied à la tempe. Pas de quoi le tuer, mais assez pour le sonner.
La blessure à mon bras se rappelle à mon bon souvenir comme une flèche pourpre dans mon crâne. L’affaire n’est pas encore finie. Retournant l’inconscient au prix d’un redoublement de la douleur, je peux prendre le temps de l’observer plus en détail au profit de la lune passant sans peine les branchages nus. Le visage dissimulé par sa capuche est aussi sombre que la nuit, les traits fins, les oreilles pointues.
« Un shaakt… » Ce peuple, je ne le connaissais que de nom ; je n’avais jamais jusque là rencontré un de ses représentants et je ne compte pas profiter de l’occasion pour faire la causette. Sa tentative d’en finir avec moi a conditionné son avenir dès la première flèche tirée. Je le retourne non sans peine sur le ventre et le saigne proprement d’une large entaille à la gorge. La découpe de ses chairs semble le tirer de son inconscience, car je le vois remuer légèrement. Mais quelques secondes suffisent pour que le flot de sang le renvoie dans les vapes en attendant la mort. Je dégrafe la cape, chaude et de bonne facture, pour ne pas qu’elle se tache, et retourne vers le feu pour panser mes plaies. Je m’occuperai du cadavre plus tard.
Vers le Duché de Valorian - Cinquième jour