Préparation de l'affût
(((
Ce texte contient quelques passages un peu macabres)))Je les ai entendus avant de les voir. Que sont-ils, ces gnolls ? Des chiens sans cervelle ? L’écho de leurs cris, de leur bagarre, de leurs jappements, a roulé dans ce val. Sans cela, je les aurais peut-être manqués. Par cette nuit claire, je les ai perçues distinctement sur le couvert neigeux, cinq silhouettes à peu près humanoïdes, où malgré la distance je distinguais l’animal dans la forme comme dans l’attitude. Un plus gros domine les quatre autres, et mène le groupe. Sans se risquer sur les pentes, ils ont quitté la vallée par le chemin le plus aisé, laissant leur grotte sans surveillance apparente. Peut-être se cachent encore là d’autres de leurs comparses. Je ne me risquai pas à aller vérifier, l’abri est une cache mais aussi une protection. Ils sont rentrés avant le jour, dans un concert de paroles indistinctes mêlées d’aboiements, chahutant lorsque le chef ne venait pas mettre de quelques claquements de mâchoire de l’ordre dans sa petite meute. A leur retour, ils ne paraissaient chargés d’aucune proie : s’ils ont chassé, ils ont également festoyé sur place.
J’ai dormi tout le jour, accablé par la fatigue, rendu confiant par l’expédition nocturne des gnolls, confiance exacerbée par le besoin de me reposer peut-être. Plus assis que couché, mes mains sur la hache, j’ai somnolé, avant de sombrer pour de bon, enfermé dans ma petite cabane de fortune, dans la chaleur préservée de mon corps. Sans même savoir si j’allais me réveiller, comment j’allais me réveiller. Cela n’avait pas d’importance. Je ne craignais pas une mort que j’aurais pu éviter.
L’obscurité n’est pas la cause de mon éveil, mon corps a quitté l’état de repos pour repasser en état de veille, dans un mouvement que je ne comprends pas toujours très bien. Peut-être est-ce l’habitude. Je me fie à lui bien souvent, je ne crois pas qu’il m’ait jamais fait défaut dans les situations extrêmes où parfois je me suis fourré. L’avantage de penser que nous sommes deux, c’est que je peux me reposer sur lui quand je me montre déraisonnable…
Sont-ils déjà partis ? Partiront-ils ce soir ? J’espère. Le sang n’a pas gelé dans les outres, mais je me doute qu’il a maintenant une texture bien plus épaisse, et malgré le froid je doute pouvoir le conserver plus longtemps. Sans compter qu’avec les tripes dans les boites, près du traineau, même bien couvertes de neige, je prends des risques. Si ces gnolls flairent la manne, la situation deviendra pour moi plus précaire. Je veux qu’ils les flairent, je veux le sang attise leur faim, que cette dernière déborde leur prudence, leur prévention. Et que tout s’achève dans cette vallée.
Comme je l’attendais, ils ont quitté leur tanière, aussi bruyants que la veille. Cela signifie peut-être qu’ils n’ont pas trouvé de quoi se nourrir la dernière fois, ou pas assez, pour se risquer ainsi à nouveau dans le froid, plutôt que de digérer leur pitance dans la chaleur relative de leur abri. Et peut-être qu’à leur retour, ils auront faim. En attendant qu’ils s’éloignent assez pour m’assurer une descente en sûreté, je mange, je bois, je reprends des forces, je me prépare. Tout pourra se passer très vite, je n’aurai pas le droit à l’erreur. Cette nuit me fait penser à celle des loups, si proche dans ma mémoire et déjà si lointaine, cette nuit qui m’a fait entrer pleinement dans ce cheminent étrange à travers les montagnes, cette nuit qui m’a valu de gagner cette marque noire, sur mon visage. Même piège, même méthode, attirer les affamés avec de la viande fraîche, du sang, et tuer sans hésitation. Des loups alors, maintenant des gnolls, toujours pour apaiser les craintes de villageois.
(Je pourrais devenir comme ces bêtes que je traque, pour peu que je prenne les mauvaises décisions… Que l’on me prenne en horreur, que l’on me considère comme une menace, et il suffira que ceux là qui m’ont désigné comme coupable, effectif ou potentiel, feront appel à un autre mercenaire de passage, un homme assez courageux pour me traquer dans les montagnes, ou assez fou, qui m’observera sans que je l’aperçoive, me tendra un piège, me criblera de flèches, et ramènera une preuve de mon trépas. Je suis un peu comme ces loups, comme ces gnolls… La différence entre eux et moi, c’est que je n’ai pas mangé la mauvaise brebis… Et encore, cela dépend où…)
Des ynoriens pourraient probablement m’en vouloir assez pour exiger d’avoir ma tête, malgré l’ordalie, malgré le temps passé…
Assez de ces pensées sombres, ces souvenirs inadéquats : ils n’ont pas lieu d’être ici, sinon pour me troubler. Si je veux l’emporter sans risquer ma vie, il me faudra avoir l’esprit aussi clair et pur que possible, rester lucide quoi qu’il advienne. Sous mes moufles plus épaisses en fourrures, j’ai passé mes gants de laine ; je pourrai retirer les premières assez vite, les seconds me protègeront du froid le temps où j’aurai à me servir de mes armes, mais hors de question d’attendre sans protection. Sitôt l’affût quitté, il me faudra trouver un coin, me dissimuler, souffrir du vent et du froid plus sûrement que dans mon cocon. Tout tiendra à l’enchainement, au plan. Agir sans hâte, sans précipitation. Mieux vaut attendre un jour de plus que de risquer de voir capoter l’objet de cette expédition. Unes à unes, je vérifie les flèches de mon carquois, observant leur fût, leur empennage, la fixation des pointes, afin d’être certain qu’aucune ne me fera défaut pour avoir souffert des conditions climatiques et du voyage, de ma négligence surtout. Mon sac restera caché, à l’abri avec mes provisions, je n’emporterai que le strict nécessaire : le carquois à mon côté droit, la hache passée à ma gauche, l’arc d’une main, le bouclier de l’autre comme dernier recours. Pour la chaleur, je compterai sur mes vêtements chauds, ma cape de fourrure doublée de celle prise au cadavre du shaakt, il y a quelques jours de cela. Et puis ce sera tout.
Mais avant de guetter, il me faut mettre l’appât en place. C’est là que je prends le plus gros risque, car je n’ai emporté avec moi que la hache, conservant mes bras de libres pour emporter les outres et les boites d’écorce où les tripes ont gelé. Descendant la pente vers l’opposée de l’entrée de la grotte, là où je devrai attirer les gnolls, assez loin de leur abri pour pouvoir les abattre avant qu’ils aient le temps de se réfugier, je songe déjà à mon succès. D’un coup de couteau, j’éventre une outre, ne voyant pas d’autre moyen pour faire couler le sang maintenant presque coagulé, mais pas tout à fait ; j’ai ôté gants et moufles pour ne pas les souiller, je préfère avoir froid un peu et pouvoir me laver les mains dans la neige. Des boites je tire les abats, les roule dans le sang, puis les lance le plus loin possible vers la grotte, presque sur les traces laissées par mes proies quittant la petite vallée. Chaque lancé laisse derrière lui quelques gouttelettes sombres, un sillage vers la source de la chair. Sur les quelques morceaux de viande restant, j’éventre la seconde outre de sang. Cette sanglante mise en scène accomplie, mes mains nettoyées mais gelées, je renfile mes gants, dissimule outres et boites sous la neige, puis remonte en masquant tant bien que mal mes traces. C’est avant tout sur la gourmandise des gnolls que je compte, plus que sur ma capacité à être discret dans cet environnement hivernal.
De retour sur l’arrête où je compte me dissimuler, je m’aménage le poste de guet, bien sommairement : une peau de chèvre pour me protéger de l’humidité, un petit rempart de neige vite constitué pour masquer un tant soit peu ma présence. Le vent m’arrive en pleine face, dissimule mon odeur, me tire des larmes, et rendra peut-être mon tir plus difficile. Pas grave, les gnolls sont des cibles larges, ce qu’il me faut, c’est m’ajuster. La tache sombre du sang sur la neige est tentante, et je dois avoir assez de vingt flèches pour mener à bien mon ouvrage : mieux vaut en sacrifier une, et risquer d’éveiller la méfiance des bêtes – c’est un risque que je prends en considération, même si j’ignore à quel point ces créatures sont « intelligentes », et si une flèche suffira à éveiller les soupçons. La sensation que me procure l’arc bandé dissipe mes craintes. Entre la flèche et la cible, il n’y aura qu’un court instant de félicité, qui se prolongera peut-être si elle touche par la satisfaction du travail bien fait, de la maîtrise d’un art, toujours en recherche.
Deux paumes du but à peu près. Maintenant, je sais comment ajuster mon tir, quelle force mobiliser pour bander l’arc, l’angle meilleur de la flèche. Une attention accrue au premier tir me permet bien souvent de ne pas penser au suivant. D’’abord le tir, ensuite la proie. Je suis proche de la distance optimale pour mon tir à l’arc long, dominant de peu l’endroit où j’attends les gnolls ; par ce fait, je suis également proche d’eux, dangereusement proche. Mais le relief est mon allié, et le vent qui dessert mon tir est le même qui camouflera mon odeur. Et puis il y aura celle du sang…
Le temps s’écoule, rendant à chaque heure le froid plus dur ; je n’ose me lever, faire quelques pas, ranimer la flamme en moi par un peu d’exercice. Alors je ressers contre moi les capes, courbe la tête, me tasse un peu plus, comme une braise cachée sous la cendre. Je bougerai bien assez tôt, et je n’ai pas encore atteint mes limites : ce n’est pas le premier hiver où j’attends un gibier, je sais ce que mon corps peut supporter, et également ce que valent mes vêtements. Attendre.
Perdu au-dessus de cette vallée, le sens de toute cette histoire m’échappe. Il aura fallu l’érudition, la sagesse – ou la folie douce – d’un vieux sinari pour me jeter sur les chemins, hors de ma demeure. Pour la première fois de ma vie, j’ai résolu un mystère en faisant appel à des forces surnaturelles, obscures. La créature dans la demeure du nécromancien a apposé sur moi sa marque, cette trace noire sur ma joue, cette main squelettique, flétrissure dont j’ignore encore ce que le monde peut en penser, et ce qu’elle signifie. Je suis marqué dans ma chair par cette rencontre, tout comme je l’ai été par Maëlle. Les griffes du liykor noir ont creusé dans mes chairs, je porte toujours les cicatrices de ce combat, je les porterai jusqu’à la fin de ma vie, comme un souvenir d’une folie de plus. J’ai aidé une enfant, j’y ai gagné… Un bouclier. Un assemblage de bois, de cuir et de métal, prétendument ancien, le bouclier d’un héros tombé au combat… Et maintenant, je cherche un autre morceau de métal, un autre objet dont je ne conçois pas la valeur, mais dont j’espère qu’il pourra constituer un salut. Pas par le rachat de mes fautes, je le crois impossible : je ne ramènerai pas à la vie ma femme, ni son amant, ni ses frères, je n’effacerai pas la peine des familles, et la honte de mes parents, je n’ai pas ce pouvoir. Porter les armes d’un mort, moi qui suis déjà hanté par les morts, moi qui ait été touché par la mort : voilà un étrange projet. Depuis que je me suis mis en chemin, je n’ai pas songé à l’après. Le temps que durera cette quête initiée par d’autre, j’aurai un but, mais après ?
(Après le sang coulera à nouveau, le sang de nos ennemis. La hache tombera lourde sur le crâne des garzoks, le bouclier sera rouge de nouveau, et les ennemis de l’Ynorie trembleront devant le porteur du casque du martyr…) Un bruit nouveau chasse la pensée qui s’est frayée jusqu’à mon esprit. La vie revient dans cet environnement glacé, à grands jappements et cris. Je me risque à jeter un œil, et retient un juron. Voilà qu’ils dépassent mes appâts sans réagir, sans que…
Le plus petit de la meute des cinq, resté en arrière pour éviter les manifestations violentes de ses comparses, s’arrête, hume, bifurque. (Les dieux soient remerciés…) Il tombe sur la première pièce de viande et, sans se manifester aucunement, peut-être pour éviter de se voir déposséder, il la saisit dans sa gueule et commence à mastiquer la chair prise par le gel. Son attitude de loin est ridicule : bras ballants, voûtés, d’un aspect vaguement humanoïde, immobile comme perdu dans sa mastication. Il a sans doute oublié un instant qu’un groupe n’est un groupe que parce qu’il connaît ses membres et dépend d’eux : il n’est pas un animal parmi d’autres, pouvant se détacher sans que cela importe. Son absence se fait remarquer, puis son comportement attise la curiosité. Le chef de meute en tête, les trois autres sur ses talons, ils courent sur leurs deux pattes, aussi vite que la neige le leur permet. Puis l’odeur du sang dégoulinant sur les babines du gnoll parvient à leurs truffes, et le mouvement se décompose, chacun y va de son rythme, pour que finalement, le dominant encore triomphe et renverse le découvreur de viande, cherchant à lui faire lâcher sa prise. Est-ce que les autres ont perçu le sang ? Ou se sont-ils tout simplement mis en quête de quelque chose à mettre sous la dent, l’instinct de traque attisé ? Les trois épargnés par la bagarre s’égaillent en éventail, jusqu’à ce que l’un d’eux trouve le deuxième jalon de la piste.
La suite pourrait de loin paraître comique, si elle n’était pas empreinte d’une telle violence. Chaque découverte d’un abat par un des plus faibles excite le plus fort, qui fonce pour le déposséder. Cela fait, plutôt que de se gaver, il courre vers celui qui avance vers la tache de sang, quelques morceaux encore dans la gueule, et tend à le déposséder à coup de griffes. Puis il ramasse son butin, des crocs et des pattes, et recommence. De bonne fortune en dépouillage, les cinq parviennent à la marre de sang gelé. La bataille commence. La faim donne plus d’audace aux moins favorisés par la nature, ils y vont de leurs morsures, et face à cette grogne venue du bas, le chef doit riposter plus vigoureusement. Il me semble de ma position qu’un sang plus chaud vient déjà couvrir celui que j’ai répandu. Peu importe. Pas le temps d’hésiter, pas le temps de douter, il me faut profiter de l’occasion. Je me redresse de toute ma hauteur, la flèche déjà encochée, bande l’arc, laisse le trait s’échapper. Il touche à l’épaule le plus gros gnoll, interrompant l’espace d’un instant sa tentative de remise d’ordre dans la meute, dont les autres profitent. Ils n’ont pas encore perçu l’origine de sa faiblesse, et tant mieux. Trois flèches s’envolent avant que tout le chahut cesse pour fuir la boucherie ; quand les survivants comprennent que la menace vient d’ailleurs, deux des créatures sont déjà couchées, en proie à une douloureuse agonie.
Voilà venu le moment crucial, l’instant où va se jouer la réussite de ma mission. Hors de question de rester plus longtemps perché, il me faut bouger. Les raquettes qui jusque là m’avaient permis de me mouvoir sans trop de peine sur le couvert neigeux me désavantage légèrement sur la descente, mais les gnolls dans la neige épaisse ne sont guère rapides. Je fais une halte, tire une flèche, dévale un peu la pente, nouvelle halte, nouvelle flèche. En cinq escales je parviens en bas, et sur cinq projectiles, j’en ai perdu quatre, mais le cinquième a fait mouche, un des trois gnolls en fuite s’effondre, touché en plein dos. Plus que deux.
Le plus petit, plus identifiable, fuit en direction de la sortie de la vallée, l’autre, un des trois intermédiaires du groupe, préfère le salut de la grotte. Le plus cohérent serait de traquer le plus faible avant qu’il ne s’échappe dans un environnement plus large, puisque je saurai où trouver celui qui reste. Mais… Je n’ai laissé aucune chance à ces bêtes, je n’en avais de toute manière pas l’intention. Celui qui fuit mérite sa chance : je ne le crains pas. Seul, il ne constituera pas une vraie menace, un chien de berger pourrait le tenir en déroute, d’autant plus appuyé par son maître armé d’un lourd bâton. La menace que constituaient ces gnolls ne tenait qu’à leur groupe. Un seul, les villageois pourront le débusquer sans peine… S’il revient. S’il survit à l’hiver. A ce petit, je laisserai la vie sauve, il mérite sa chance. Je sais que la hiérarchie des animaux est parfois différente de la nôtre, et que la pitié n’a peut-être pas de sens pour ces humanoïdes, mais de savoir qu’il a survécu dans ce groupe attire chez moi une certaine compassion. Dont ne bénéficie pas l’autre fuyard. Alors que je décide de laisser l’un survivre, je suis toujours en marche sur les traces de l’autre, qui trop hâtif, titube. Une flèche, puis deux, viennent couper son élan. Il n’est pas mort, tente dans un dernier sursaut de vie de ramper jusqu’à l’abri. Il n’y parviendra pas.
Vient la tâche la plus ingrate, peut-être la plus dangereuse. Certes, je suis venu les tuer, mais je ne m’abaisserai pas à laisser ces gnolls agoniser lentement dans la neige, se vidant de leur sang ou s’étouffant peu à peu si ma flèche a percé un de leurs poumons. Je suis un chasseur, pas un monstre. C’est là que je vais augmenter mes risques. Pour faire les choses proprement, je devrais, m’approcher, et si l’un d’eux, dans un sursaut de vitalité décide de griffer, ou de mordre… Le plus proche de moi vers la grotte, le premier touché dans sa course, n’est pas mort. Hache ou poignard ? Je délaisse l’arc et, une arme dans chaque main – le poignard pour faire face à un éventuel corps à corps – j’opte pour la décapitation, son cou bien en évidence me le permet, et j’ai une confiance suffisante en l’arme pour faire un travail net ; sa tête se détache dans un bruit de chair déchirée et d’os tranché. L’autre rampe encore quand je parviens jusqu’à lui, poussant des râles étouffés, mêlés de gargouillis. Lui souffre, poursuit dans ses dernières forces son projet de se dissimuler, alors qu’il doit être conscient que jamais il n’y parviendra. Hache également. En voyant cette tête détachée du tronc, je me dis qu’il me faudra peut-être ramener ces sinistres trophées comme preuve de ma victoire. Me faire le porteur d’un tel fardeau de n’enchante guère, mais je veux que les villageois soient mis face à l’accomplissement de leur volonté : certains s’en réjouiront, tous peut-être, mais qui sait, d’autres prendront conscience qu’en m’envoyant la haut, ils ont envoyé la mort sur ces bêtes…
Avant de reculer vers les deux premiers cadavres, je jette un dernier coup d’œil inquiet à la grotte, que je perçois maintenant, jusque là invisible depuis mes deux perchoirs. Ce n’est pas l’ombre dont elle déborde qui m’a le plus fait frissonner, mais tout ce qu’elle pouvait dissimuler. D’autres gnolls, une autre bête qui les dominait… Pendant le massacre, rien n’est sorti, et j’en suis un peu plus rassuré, pas totalement cependant. Les deux corps près des appâts sont ont ne peut plus mort lorsque je parviens jusqu’à eux. Le gros gnoll, ma cible principale, a bien péri sous le coup de mes flèches ; l’autre a été touché, sans que cela soit la cause de son trépas : sa gorge a été dans la curée ouverte par un coup de crocs, il s’est vidé de son sang.
(Demain, demain j’achèverai ce travail, au grand jour…) Après avoir ménagé une petite ouverture dans le toit, j’ai allumé un feu dans mon abri, mangé, étouffé les braises pour ne pas risquer de m’y brûler dans un faux mouvement, et me suis endormi d’un sommeil lourd, sans rêve.
Au milieu d’un nouveau jour, j’ai nettoyé cette vallée aussi bien que je l’ai pu. En fouillant les corps, je n’ai rien trouvé dans les oripeaux qui les protégeaient du froid en sus de la fourrure. J’ai pu constater que si je n’avais pas tué ces gnolls, à moins d’une proie providentielle, l’hiver s’en serait chargé à ma place : ils n’avaient presque plus que la peau sur les os, comme ces loups qui parfois arrivent au printemps faméliques, auraient pu lutter dans leurs corps à corps, mais pas résister aux blessures des flèches. Ma venue les a condamné. En rattroupant les quatre têtes, je me demande si le cinquième a trouvé un abri pour la nuit, je me demande surtout s’il va revenir et chercher à se venger, et traduit cette inquiétude par une attention constante à mon environnement. Je n’ai pas peur de la nuit, car j’ai laissé les corps en évidence : s’il a faim, il ira d’abord se nourrir sur les dépouilles.
La lumière du soleil de l’après-midi éclaire bien la grotte, et la réchauffe sans doute un peu. Elle est assez profonde pour s’abriter du blizzard, mais pas pour dissimuler entièrement son contenu ; j’y tiens à peine debout, devant me courber à mesure que je m’avance. De là, le point de vue sur la vallée n’est pas mauvais, surtout sur le seuil : je comprends mieux pourquoi les bergers venaient s’y reposer, l’entrée doit être chaude le soir venu, tandis que le fond offre un abri frais lors des après-midi les plus chauds, et un bon endroit pour stocker des provisions.
Il y a aussi là le butin des rapides gnolles. Des tas de couvertures et de vêtements, sortes de nids dans lesquels ils devaient se fourrer pour se tenir au chaud, jonchaient le sol dans les coins les plus abrités du vent, complétés par des branchages, des brassées de feuilles mortes. Et en tas, près du plus gros nid, diverses armes et pièces d’armures, probablement le trésor de guerre de la meute sur lequel devait veiller le chef. Il y a là des haches de diverses factures, quelques épées, des gourdins, deux brigandines presque en lambeaux de cuir, trois cottes de mailles déchirées, des couteaux, des flèches mais aucun arc. Hors de question de laisser ces armes dans la nature, des fois que d’autres gnolls, ou pire, décident de venir passer l’hiver ici.
(Ils étaient probablement trop faibles pour s’encombrer de tout cela en partant en chasse… Ou bien préféraient chasser de leurs griffes et de leurs crocs…)Pour les armures, rien à faire, trop encombrantes, mais pour tout ce qui peut servir à tuer ou à blesser. Les flèches viennent rejoindre mon carquois, je n’ai pas le temps d’étudier leur facture, mais il sera plus aisé de les transporter ainsi ; je peux facilement les distinguer : leur empennage est d’un noir profond. En deux voyages qui m’épuisent, je parviens à remonter en haut de la pente les armes, et à les placer sur le chariot. Après une pause et un repas bien mérité, je retourne à mon ouvrage de boucher : j’ai déjà ramassé les flèches perdues, mais je ne veux pas laisser celles dans les cadavres, si elles sont encore bonnes à l’usage. M’aidant de mon couteau, je parviens à les dégager. Ayant noué les têtes par la courte crête qu’arborent ces bêtes, ayant de remonter, je refais un dernier tour de la grotte, car je n’ai trouvé aucun casque.
Cette seconde exploration s’avère payante. Je me suis concentré la première fois sur les effets, le matériel, ignorant une partie ayant tout du dépotoir, un jonchement d’os et d’excréments, où je repère effectivement un bout de métal, que je tire du bout de la botte hors des fèces. Avant de dire s’il s’agit bien de ce que je cherche, il me faudra le nettoyer dans la neige. Un dernier coup d’œil aux squelettes me permet d’en deviner un peu plus sur le régime alimentaire des morts. Ils ont mangé des moutons, des chèvres, mais aussi un homme semblerait-il, ou un membre d’une race proche. Plus intéressant encore, j’y découvre trois têtes qui n’ont rien de commun avec des humanoïdes, et dont la mâchoire ne laisse que peu de doutes sur la race d’appartenance.
« Ils étaient huit, peut-être plus… Mais l’hiver a condamné ces trois là… Réserve de nourriture pour la survie de la meute… » J’abandonne ces décombres de vivants sans une pensée de plus. Ma tâche ici est terminée, et la fatigue commence à se faire sentir, aigue. A genoux dans la poudreuse remuée par mes pas, je frotte le casque jusqu’à ce que disparaissent enfin toutes les souillures qui le couvrent. Il m’a l’air ancien, de bonne facture, solide mais absolument pas adapté à la tête d’un gnoll. Peut-être ce que je cherche…
Retour à l’affût. Je charge le traineau, prépare mon départ du lendemain, puis encore un feu, encore un repas simple, de viande séchée et de pain de voyage, pour reconstituer mes forces. Aller jusqu’au village sera plus aisé, il y aura beaucoup de descente, je dépenserai mes forces à freiner le traineau, non à le hisser.
« Merci. » Ce mot est pour les dieux, ou pour le vent, la nuit, le monde autour de moi, ce qui a concouru à ce que je vois un nouveau jour se lever. Et j’espère que je m’éveillerai encore sur un jour nouveau.
La fête au village