Ainsi allégée de la plupart de ses yus mais parée d'une armure flambant neuve et à dos d'un cheval aussi massif que majestueux, Anastasie prit la route des Duchés. Elle avait presque eu du mal à passer sa jambe par-dessus Fenrir – car tel était son nom – mais les dernières semaines d'entraînements réguliers avaient largement forgé son corps, d'un athlétisme et d'une souplesse jusque là jamais atteint. La monture, finement dressée et d'un naturel calme et docile, l'avait immédiatement acceptée, et n'avait pas tenté la moindre rebuffade. Il réagissait au doigt et à l’œil ; une simple et brève pression des talons et voilà qu'il se mettait en marche, une petite pression vers l'arrière des rênes et il ralentissait, ou s'arrêtait immédiatement selon son allure et la force avec laquelle Anastasie tirait. Elle avait même pu s'essayer à quelques pas typique d'un dressage de grande qualité, le faisant piaffer ou effectuant des déplacements latéraux pour le simple plaisir. Elle pouvait s'estimer heureux de l'avoir eu à ce prix là, très certainement pour la seule raison qu'il n'était pas pure race. Parce qu'un étalon de cette docilité et de cette prestance pouvait valoir au moins quinze fois plus cher lorsqu'il était paré d'un acte certifiant une parenté de qualité.
« Il faut être sacrément idiot pour te sous-évaluer de la sorte pour une histoire de lignée, » susurra-t-elle à l'oreille du frison bâtard en lui flattant l'encolure, attirant un petit ébrouement de plaisir à la bête.
En grande amoureuse des animaux qu'elle était, il n'avait pas fallu plus de quelques heures à Anastasie pour s'enticher de sa nouvelle monture. Déjà lorsqu'elle méprisait les autres êtres humains elle avait l'habitude de s'occuper avec passion des différentes bestioles qu'elle recueillait, ou que son père lui achetait après l'un de ses nombreux caprices. C'était d'ailleurs en voulant s'occuper d'un louveteau perdu dans les entrailles de sa mère que tout ceci avait commencé. Algus, son dernier promis en date, avait été tué, elle avait fui à travers la forêt, elle avait tué un brigand alors qu'il tentait de la violer, et Fitzekiel était finalement venu la sauver alors qu'elle était attachée à un arbre. Après cela, tout s'était enchaîné très vite : elle avait découvert ses pouvoirs de guérison, elle avait appris les rudiments de l'escrime, elle avait chassé cette sombre créature qui voulait prendre la vie de son amie d'enfance... et puis elle avait dû tuer son père pour l'empêcher de terminer le travail qu'avait commencé le montre qu'elle avait éliminé la veille. Elle avait elle-même mis fin à la vie de son père, qu'elle aimait tant.
Avec le recul, elle se rendait bien compte qu'il n'avait rien d'une bonne personne, bien au contraire. Il était raciste, homophobe, élitiste et traitait les pauvres comme des moins que rien. C'était d'ailleurs de lui qu'elle tenait la plupart de ses mauvais traits de caractère. Mais sa perte avait tout de même été un énorme choc pour elle, évidemment. Elle avait passé la semaine suivante prostrée dans son lit, à pleurer, à dormir et à lire. Et puis elle s'était complètement enfermée dans son travail à Kendra Kâr, dans la recherche à travers de nombreux bouquins des tenants et aboutissants de la magie noire, pour mieux la combattre. Et elle avait continué la pratique de l'escrime jusqu'à atteindre une dextérité que même la plupart des soldats expérimentés ne possédaient pas. Après tant de journée passées uniquement à l'étude de ces arts, elle était devenue une experte dans la chasse à la magie noire. Et elle avait vaincu la veille son premier nécromancien.
Il faisait nuit depuis une longue heure lorsqu'elle arriva au premier relais sur la route jusqu'aux montagnes. C'était une grande baraque en bois capable d'accueillir un grand nombre de personnes. Un régiment, même. Car c'était là son utilité première : en dehors des quelques marchands et des rares voyageurs qui empruntaient cette route, l'auberge servait à abriter les garnisons militaires qui allaient et venaient de Kendra Kâr. C'était d'ailleurs la milice elle-même, habituée à envoyer de leurs hommes en renforts aux soldats officiels, qui avait financé l'établissement. Mais cette nuit-là, aucun régiment n'avait fait halte, et, en vue des trois seuls chevaux qui somnolaient dans l'écurie de fortune, même les voyageurs et marchands se faisaient rares. A travers les carreaux, cependant, on pouvait voir la lumière des chandeliers, et les portes ne permettaient pas d'arrêter complètement le son qui en sortait, bien que la conversation soit parfaitement inintelligible.
Arrivée devant la bâtisse, Anastasie descendit prestement de son canasson – en sautant, donc, tant ses pieds étaient loin du sol – et s'approcha de l'entrée, rênes toujours en main, pour demander l'autorisation à l'intérieur d'utiliser leurs boxes. Mais c'est alors que le d'ordinaire si stoïque Fenrir, pour une raison qui échappa à la jeune femme, commença à piaffer, à gesticuler, à vouloir reculer, paniquant visiblement. Alors qu'elle tenait de le calmer de quelques gestes apaisant et de paroles douces, un courant d'air frais la traversa de part en part, lui provoquant une vague irrépressible de frissons. Puis le frison reprit contenance, les yeux rivés sur un point fixe derrière Anastasie. Elle se retourna pour voir les lumières de l'auberge éteintes ; un silence pesant régnait maintenant dans petite plaine. Pas une chouette n'osait le briser. Pas un grillon. Pas le bruissement d'une feuille. Le temps était comme figé devant l'apparition de la haute silhouette encapuchonnée qui faisait face à la petite noble. Son visage était inexistant, et pas un seul morceau de chair n'était visible. Seuls témoins d'une existence sous ce linge sombre, deux yeux d'un rouge vif la fixaient intensément. En l'apercevant, Anastasie recula d'un pas, étouffant un hoquet de surprise.
« Un gentâme, » murmura-t-elle, reconnaissant la créature de Phaïtos sans difficulté.
Elle avait lu sur eux dans les ouvrages qu'elle avait empruntés à la bibliothèque du Temple de Gaïa ; des créatures d'ordinaire immatérielles, qui troquaient leur savoir infini contre un peu d'énergie vitale, juste de quoi apparaître aux yeux de tous comme il le faisait actuellement, à moins que l'on ne soit trop gourmand et que l'on ne le laisse prendre toujours plus jusqu'à périr, totalement vidé.
« Oui, » acquiesça-t-il simplement, d'une voix éthérée qui n'était pas sans lui rappeler celle de Golgatus. « J'ai beaucoup entendu de toi, Anastasie. Oh, si tu savais comme j'ai entendu... Oh si tu savais tout ce que je sais. »
La jeune femme fronça les sourcils. Il tentait de la leurrer dans une interminable conversation, elle le savait. Une conversation qui la pousserait à poser toujours plus de questions, pour l'abreuver toujours plus de son énergie vitale. Mais les gentâmes n'étaient pas connus pour être des menteurs. S'ils voulaient gagner plus d'énergie, continuer leur activité, alors ils devaient avoir une réputation impeccable. Et donc dire la vérité en toute circonstances. C'était risqué, dangereux, mais si elle savait ne pas trop en demander, si elle se fixait une limite à ne pas dépasser, alors Anastasie pourrait exploiter une opportunité qui ne se représenterait pas deux fois.
« Qui vous a parlé de moi ? » commença Anastasie.
« Personne, » répondit l'autre.
La jeune femme grimaça. Le changement avait été imperceptible, mais elle se sentait plus faible, moins vigoureuse. Et pour une question ratée, en plus. Son but était de tirer un maximum d'énergie de sa part, elle devait faire attention à la formulation car il exploiterait toutes les failles en vu de l'obliger à poser toujours plus de questions.
« De qui avez-vous entendu des choses me concernant ? » reformula-t-elle.
« D'âmes. D'âmes au service de grands nécromanciens. Ce n'était pas prudent de faire exorciser Alban. Pas prudent du tout. »
Anastasie fronça les sourcils. En quoi l'exorcisation d'Alban avait fait parler d'elle ? Il lui restait encore beaucoup de forces, mais elle se doutait que la perte d'énergie vitale soit plus insidieuse qu'un simple coup de fatigue.
« Pourquoi ? » demanda-t-elle simplement.
« La rancune qu'il te porte s'en est retrouvée multipliée cent fois, milles fois. Elle a transcendé le monde des morts. Les grands nécromanciens possèdent des informateurs dans l'autre monde. Et maintenant ils savent. Ils savent ce dont tu es capable. Les grands nécromanciens n'aiment pas ça, tu t'es fait des ennemis puissants. »
Anastasie sentit des picotements le long de son corps ; le froid commençait à s'emparer d'elle, c'était mauvais signe. « Les grands nécromanciens » ? Elle se doutait de leur identité. Tal'Raban était probablement l'un d'eux. Mais le gentâme n'en avait pas terminé, il se montrait même particulièrement loquace, sans doute dans le but d'induire d'autres questions logiques à Anastasie.
« Les grands nécromanciens n'attendront pas que tu meures toute seule. »
La petite noble fronça les sourcils une énième fois. Ils avaient pris des mesures pour l'assassiner ? Tal'Raban avait-il si peur de ses pouvoirs, alors qu'elle les découvrait tout juste, qu'elle n'avait été capable que de se débarrasser d'un nécromancien de bas étage, et avec difficulté ? Est-ce que le chasseur d'ombres nommé Isaac lui avait laissé une impression si forte pour qu'il voit en elle une menace ? La jeune femme prit néanmoins la décision de ne pas poser plus de question. Elle ne connaissait pas ses limites, et ne voulait pas risquer de s'effondrer d'une minute à l'autre.
« Merci pour tes réponses, mais je ne tomberais pas dans ton piège, » lui fit-elle, adoptant le même tutoiement qu'il lui avait adressé.
Le gentâme hocha doucement la tête.
« Evidemment. Tu es prudente. Alors une dernière information, gratuite. Méfie-toi de l'homme au regard noir. Il sera ton ami, il voudra t'aider, mais ce n'est que subterfuge. Lorsque tu le vois, n'hésite pas : frappe. Frappe et reste en vie pour notre prochaine rencontre. Je suis Râle de Nuit. A une prochaine fois, Anastasie, fille de Grégoire. »
Un bruit de verre brisé attira l'attention d'Anastasie vers l'auberge. Elle était de nouveau bruyante, et ses lumières étaient allumées. Lorsque la jeune femme se tourna de nouveau vers le gentâme, il avait disparu.
« L'homme au regard noir... »