L'auberge de la Courtisane n'est pas vraiment le genre d'établissement que j'ai eu l'occasion de fréquenter durant mes courtes années de vie, c'est donc avec une curiosité mâtinée de crainte que je m'approche du bâtiment. Construit à flanc de colline, l'auberge est composée de trois bâtiments entourant une cour. L'un des bâtiments semble être l'écurie, la portion de cour attenante est d'ailleurs recouverte d'herbe où paissent les montures craignant moins le froid. Je surprends d'ailleurs de biens étranges animaux parmi la petite dizaine de chevaux : on dirait des ... chèvres ? Non, pas des chèvres, des boucs. Cela fait bien longtemps que je n'en ai pas vu -autrement que rôtis à la broche ou en tourte bien entendu-. Je devais avoir quoi, 8 ou 9 ans quand mon père était rentré d'une bataille au Nord des duchés, avec un groupe de Torkins, tous montés sur des boucs de guerre, autrement plus épais que les trois spécimens qui paissent ici.
Je démonte et laisse ma monture à un jeune palefrenier, à peine mon âge et encore même pas certain, aux cheveux courts et sales, et aux tâches de rousses plus nombreuses sur son minois que l'autre rouquin de Gramefeux. Avec un sourire, il s'incline en prenant les rênes, s'adressant à moi comme à une grande dame. Je soupire en comprenant clairement ce que voulait dire Iraën en m'incitant à me changer. Ma robe de cérémonie et ma cape de soie ne conviennent manifestement pas aux voyages, et encore moins à une voyageuse pauvre sans titre. Cette impression n'est qu'amplifier au moment où je rentre dans le bâtiment au Nord de la cour, d'où émerge le plus de bruits. C'est la taverne, dont le réfectoire est assez rempli. Un rapide coup d'oeil me permet de déduire qu'une compagnie vient de rentrer de batailles, car plus de la moitié de la troupe rassemblée ici porte mailles, cuirs et surtout tabards. Sur leur tenue crasseuse, maculée de terre et de sang, les armes de Bouhen : gueules, azur et deux épées croisées. Il vaut mieux des gardes et des soldats que des bandits ayant fait leur journée en détroussant des pauvres demoiselles ressemblant à moi à l'heure actuelle. Je n'ai pas eu le temps d'avancer pour aller jusqu'au comptoir qu'un homme, portant un tablier aussi propre que le sol s'avance vers moi. Manifestement, il s'agit de l'aubergiste, je souris en songeant qu'il s'agit d'une bien étrange courtisane.
"Et ça sera quoi pour la petite dame ?" "Une chambre, et un repas." "Vous voyagez seule ?" "Euh... Oui." "Nous n'avons pas de chambre, mais vous devriez trouver un lit dans le dortoir. Celui au fond est réservée pour les femmes. La soupe sera prête d'ici une demi-heure. Si vous voulez vous rafraîchir, y a un bac d'eau à l'étage."
Une réplique intéressante ne me vient qu'une fois que l'homme s'est éloigné, dommage, il faudrait que je les note pour les sortir au besoin. Aiguisé mon esprit à réagir vite et bien comme me disait mon père est un art difficile à maîtrise quand votre nourrice autant que votre précepteur vous apprend à vous taire en présence d'adultes ou d'enfants mâles de noble naissance. Ce n'est pas les enfants des domestiques qui auraient pu trouver des choses à redire, vu qu'on les poussait -voire même plus que ça- à se taire en ma présence, car "on ne parle pas à une dame, sale morveux !" comme disait Iraën. Moralité, il va falloir que je travaille ça, je suis certaine que la langue commune peut devenir une arme quand elle est aussi bien maniée que les lames ou la magie. Il faudra d'ailleurs que j'apprenne aussi à la contrôler cette peste-là. Nous n'avions guère d'ouvrages à la maison sur le sujet, aussi je n'en sais finalement presque rien.
Mais bon, pour l'instant, je traverse la pièce en direction du dortoir. Je monte l'escalier de pierres brutes jusqu'à l'étage. J'atteins une salle vide pour l'instant, chauffée uniquement par la cheminée en-dessous, où sont étalées des bottes de pailles, des couvertures de laines voire l'une ou l'autre peau de mouton, à moins que ça soit du kaesch, courant dans la région. Moi qui voulait vivre à la dure, comme dans les romans d'aventure, je suis pour ainsi dire comblée. Au moins, ici, ce n'est pas le confort qui me tuera. Je parviens à une seconde pièce, séparée de la première par un simple rideau de toile tendu. Le dortoir des femmes est exactement le même que celui des hommes : de la paille, de la laine et des peaux de bêtes. A part que nous sommes comblées par la présence de coussins, en laine eux aussi, fourrés très certainement à la laine, voire au foin ou avec des restes de vêtements. Deux femmes sont là, correspondant d'un coup au nom de l'auberge. Maquillées à outrance avec les joues et les lèvres d'un rouge cerise, des robes simples aux larges laçages pour souligner des hanches rondes et une poitrine opulente.
"On peut faire quelque chose pour toi, princesse ?" me demande l'une des deux en train de réajuster son maquillage avec un miroir en métal.
La consigne d'Iraën me revient à l'esprit, il faut que je me change, hors je n'arriverais jamais à ôter ce maudit laçage toute seule.
"Oui, j'aurais besoin d'ôter cette robe."
Je détache ma cape que je lâche au sol, sur une des paillasses et désigne mon dos aux deux femmes.
"T'as pas de servantes pour le faire ? On est pas tes chiennes, hein !" "Euh non... Je..."
Le passage à une vie de simple femme est plus compliquée que prévu, mais je ne vais pas m'arrêter à la première difficulté. Certes, je suis habituée à me faire vêtir depuis que je suis toute petite, mais ce temps-là est révolu. Je prie pour qu'Iraën m'ait trouvé une tenue plus simple à porter, que je puisse m'habiller toute seule au moins. Cette robe est certes magnifique, très bien taillée, mais je ne vais pas pouvoir la garder, pas pour la vie qui m'attend. Je fouille dans mon sac, pour savoir les vêtements que celui qui se faisait passer pour mon lige m'a trouvé. Ce que je découvre me surprend mais m'agrée parfaitement. A croire qu'il avait prévu que je doive partir dans ces conditions. A coté d'une robe et d'une sous-robe à l'étoffe plus lourde et plus commune que ma robe de fiançailles, il m'a trouvé une tenue d'homme : bottes légères, pantalon brun, chemise bleue vieillie et tunique de cuir. L'idéal pour traîner dans les champs, les bois ou à cheval je suppose. J'en profite pour ranger ma dague de femme dans le sac, je la glisserais dans le corsage de la tunique dès que je me serais changée.
Il ne me reste plus qu'à me déshabiller, et pour cela il me faut délacer ce maudit corsage dans mon dos, que les deux femmes refusent de toucher. Une troisième femme est venue les rejoindre. Elle est plus menue, plus fine que les deux premières, et dois avoir au maximum deux ans de plus que moi. Son visage est fin et une fois débarbouillée à l'eau froide des bacs, elle paraît presque belle. Je la détaille un instant, et une idée me vient à l'esprit, qui me permettrait de me débarrasser de ma robe, autant au niveau du laçage que du passé encombrant qu'elle représente.
Je m'approche de la nouvelle arrivante et lui chuchote à l'oreille : "Dis, j'ai besoin de toi. Tu m'aides à ôter cette robe, et je te l'offre. Ca te convient ?"
Ses yeux s'éclairent brutalement, on peut tout acheter à prix de l'or disait mon père, et pour des femmes du peuple, ma robe doit bien valoir une solde de quelques journées. Aussitôt dit aussitôt fait. Je me retrouve en sous-vêtements entrain d'aider la jeune courtisane à enfiler mon ancienne tenue. En serrant bien les lacets, elle finit par se retrouver telle une magnifique jolie dame, dans une robe de soie bleue tandis que les deux commères médisent allègrement.
"Elle va pas s'faire égorger au moins notre petiote ?" "Tu lui as filé ça pourquoi ?" "Je n'en aurais plus besoin." réponds-je brièvement en enfilant la tenue d'homme prévue par Iraën.
Certes, le pantalon est nettement moins agréable que la jupe, et sert plus les cuisses, mais pour le haut, j'y gagne plus que nettement en confort qu'en portant cet abominable corset qui m'étouffait le ventre.
"J't'ai d'jà vu, non ? Tu viens d'où ?" "De Melicera. Et ça m'étonnerait beaucoup qu'on se soit déjà rencontrées." "Tu s'rais pas la fille du sieur et de la dame, toi, par Zewen ?" "T'as p'tête bien raison. Comment qu'c'était son nom ? Naya, non ? Les hommes râlaient de rater le mariage à Bois d'Argent. T'rappelles, le capitaine l'en parlait hier soir !" "Ouais, t'as raison. C'est bien Naya, elle a les yeux du Sieur, et ses ch'veux. Mais on dit qu'elle a une tignasse jusqu'à ses pieds."
Je ne peux m'empêcher dans un réflexe de porter la main à ma nuque où ce matin encore j'avais mon épaisse tresse. Ce geste ne passe pas inaperçu, me trahissant auprès des deux femmes.
"En effet, je suis bien Naya de Melicera, fille de Cyrial de Rougeaigues et d'Almaïs de Vifon. Comment me connaissez-vous ?" demandé-je avec un soupçon de curiosité autant que de mépris dans la voix. "Je suis de Melicera. J'ai bossé durant dix ans pour dame vot' mère. On a été j'té par Adalric, votre onc'." m'explique-t-elle en crachant par terre au nom de ce dernier, "et on a fini ici à faire la femme à soldat. J'm'appelle Eloise, et elle s'est Blanche. La petiote, c'est Melisse. Et que fout la jeune Dame ici, à se nipper comme un homme ?"
Je souris, finalement, je ne suis pas si loin que ça de chez moi. Par contre, si je veux éviter de raconter mon histoire et faire oublier mon passé, il faudra que je réfléchisse sérieusement à m'inventer une nouvelle vie.
"Adalric a voulu me marier à Leoncel, le vieux maître d'armes. J'ai pas voulu, je me suis enfuie." "Putain ! T'as fait ça ? T'es tarée, gamine. Le seul truc que tu d'vais faire de ta vie, c'est boire ce putain de calice. Et t'as r'fusé ? Tu t'es barré ? Tu comptes faire quoi, en v'nant ici ?" "L'était si moche que ça, le gars ?" "C'était le maître d'armes de mon père. Il a l'âge de mon grand-père, deux fois veufs et estropié de guerre. Ce n'est pas mon type d'homme, vous comprenez. Je souhaitais juste avoir un beau jeune guerrier pour lui faire des enfants tous aussi nobles que lui." "Ouais, j'capte bien. Mais là, cherche pas les mômes nobles, hein. T'es jolie, tu pourras gagner pas mal. Mais bon, cherche pas à tapiner qu'les jeunes, ça paye pas et trop de chances d'avoir un marmot." "Moi j'capte pas. T'as pas refusé l'vieux pour te faire mettre des mains par des soldats en mal de putains ?"
Plus la discussion avance, plus j'ai l'impression de louper une donnée importante. Je ne sais que trop bien ce que sont des courtisanes, énormément d'histoires parlent de ces femmes faites pour courtiser les glorieux soldats rentrant ou partant à la guerre pour tester leur foi vis-à-vis de leurs épouses. Mais là, d'un coup, j'ai l'impression que plus que de vierges tentatrices, elles...
Je pique un fard en comprenant soudain le rôle jouer réellement par ces dames de compagnie dans mes romans et je me retrouve idiote durant plusieurs secondes face à mes interlocutrices, en réalisant ce qu'elles sont : de simples filles de joie; destinées non pas à être juste des tentatrices mais bien à assouvir les passions des hommes.
"Non, je ne suis pas une femme de joie." "Ca, on s'disait aussi que vu tes fringues, ça risquait pas. Pourtant ici, c'est bien à ça qu'ça sert !"
Mais bien sûr, les coussins et le rideau, c'était pas pour les femmes invitées, mais juste pour permettre un minimum d'intimité à ces couples d'une nuit. La méprise est encore plus grosse que prévue et je me retrouve dans une situation absolument rocambolesque.
"Y a un homme qui m'a envoyé ici. Avec un tablier." "Geory, l'tôlier. Il t'a pas pris pour une ribaude. Prends tes frusques, on va voir Jeka, la dame des lieux et on va t'arranger ça."
_________________ Naya, fille du chevalier Cyrial de Rougeaigues, seigneur de Melicera
Dernière édition par Naya de Melicera le Dim 8 Mar 2015 22:09, édité 1 fois.
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